21/07/2018 les-crises.fr  8 min #143916

Les intentions comptent plus que les armes. Par Graham E. Fuller

Source :  Graham E. Fuller, Consortium News, 13-06-2018

Changer les intentions que les États-Unis et la Corée du Nord ont l'un envers l'autre à long terme est plus important que la possession d'armes nucléaires elles-mêmes, affirme Graham Fuller.

Le fascinant pas de deux diplomatique minutieusement chorégraphié à Singapour entre Donald Trump et Kim Jong Un a captivé le monde entier pendant deux jours. La plupart des experts voient le verre (plus qu') à moitié vide sur la table. En effet, la plupart des démocrates et tous ceux qui détestent Trump refusent d'accorder une quelconque valeur au sommet de peur qu'il renforce le pouvoir politique de Trump. Les grands prêtres de la dénucléarisation (discipline occulte, il est vrai) analysent l'accord ; jusqu'à présent, ils n'ont trouvé que très peu de contenus nucléaires.

Pourtant, la satisfaction à court terme dans la recherche de la dénucléarisation immédiate et complète de la Corée du Nord est hautement irréaliste étant donné l'accumulation d'un lourd passif dans ce conflit. Pire encore, évaluer le sommet à l'aune du degré de dénucléarisation obtenu serait véritablement faire preuve de naïveté géopolitique. L'étape franchie à l'occasion de ce sommet, qu'on le veuille ou non, n'est que la première, mais essentielle, sur un long chemin. Cette première étape ne sera peut-être jamais suivie d'une seconde, mais il y a de bonnes chances qu'elle le soit. Personne ne sait comment tout cela va se terminer.

Pourtant, l'apaisement, après des décennies d'outrances langagières et de menaces virulentes entre les États-Unis et la Corée du Nord, doit être considéré comme une avancée majeure. Il était tout sauf certain. On ne résout pas les problèmes dans un contexte de fureur croissante. Une nouvelle courtoisie et une dé-diabolisation de la partie adverse sont des pré-requis indispensables à toute nouvelle avancée. Sans elles, rien n'est possible.

Et il y a un point stratégique encore plus important au sujet des armes nucléaires, que de nombreux détracteurs ignorent. En fin de compte, c'est la nature et les intentions de ceux qui possèdent des armes nucléaires qui comptent, souvent beaucoup plus que la simple possession des armes elles-mêmes. Les Britanniques et les Français pourraient tous deux faire sauter les États-Unis demain avec leurs arsenaux nucléaires. Pourtant, cela ne nous empêche pas de dormir. Pourquoi ? Parce que nous sommes persuadés que les intentions des gouvernements britannique et français sont extrêmement peu susceptibles d'entraîner une attaque nucléaire contre les États-Unis.

Prise de contact. (Photo officielle de la Maison Blanche, par Shealah Craighead)

Aujourd'hui, la Chine peut anéantir les États-Unis avec ses armes nucléaires. Il y avait de sérieuses raisons d'être inquiet lorsque le dirigeant fondateur de la Chine communiste Mao Zedong était aux commandes parce qu'il était perçu comme un idéologue dangereux et politiquement imprévisible, tant en Chine qu'à l'étranger. Ainsi, même si le Parti communiste dirige toujours le pays aujourd'hui, ses nouvelles générations de dirigeants, la nature de son idéologie fonctionnelle et ses intentions nucléaires sont perçues comme beaucoup plus rationnelles. De plus, la Chine a été progressivement intégrée à la communauté internationale, ce qui a pour effet de modérer progressivement toute forme de radicalité. A cet égard, le pas en direction d'une plus grande reconnaissance de la Corée du Nord au plan international, malgré des aspects peu reluisants à l'intérieur du pays, devrait progressivement l'inciter à se rapprocher des « standards internationaux ».

Même l'effondrement de l'Union soviétique a apporté des changements considérables à la pensée de Washington et de Moscou. Les intentions de la Russie communiste - son idéologie, sa vision du monde fermée - ont changé du jour au lendemain lorsque les bastions de l'empire communiste sont tombés. Il en est résulté une atmosphère de détente internationale beaucoup plus grande.

Malheureusement, les États-Unis ont alors décidé de poursuivre un effort concerté pour maintenir la Russie faible et diminuée. Vous vous souvenez d'Obama décrivant publiquement la Russie comme une simple « puissance régionale » ? Ce langage humiliant accompagnait les mesures prises par les États-Unis pour pousser les forces de l'OTAN jusqu'au seuil de la Russie, en violation de l'accord de George Bush senior avec Gorbatchev selon lequel il était spécifié que les États-Unis ne chercheraient pas ouvertement à exploiter la nouvelle faiblesse de la Russie.

L'importance de la courtoisie.

Concernant Pyongyang, la capacité des armes nucléaires nord-coréennes à atteindre les États-Unis ou ses alliés en Asie de l'Est est naturellement un sujet de préoccupation et fait l'objet d'une surveillance étroite. Lorsque chaque partie critique l'autre violemment avec des déclarations radicales, les craintes d'incidents nucléaires accidentels ou d'erreurs de calcul stratégique augmentent de façon spectaculaire. Lorsque cette rhétorique est apaisée et que les échanges deviennent plus civilisés, les craintes immédiates s'estompent un peu. Plus la civilité et le dialogue peuvent prévaloir, plus les tensions se relâchent. Les armes nucléaires ne disparaîtront sans doute pas avant un certain temps. Mais les motifs de leur utilisation s'estompent considérablement.

Toutes les armes sont dangereuses et les armes nucléaires en particulier. Une dénucléarisation globale serait éminemment souhaitable en rendant la guerre un peu moins destructrice. En attendant, il y a un club nucléaire dont les membres se sont battus pour obtenir leur statut sans invitation et qui gardent jalousement les portes de peur que leur propre pouvoir ne soit dilué par de nouveaux membres cherchant à rejoindre le club. On peut soutenir que plus il y a d'armes nucléaires, plus la probabilité de leur utilisation est grande. Pourtant, cette perspective n'a pas encore été confirmée par les faits de la vie internationale : jusqu'à présent, les États-Unis sont le seul pays au monde à avoir utilisé des armes nucléaires dans un conflit - contre le Japon à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le pouvoir dévastateur des bombes nucléaires apporte peut-être davantage de retenue aux conflits régionaux, comme il semble l'avoir fait jusqu'à présent, disons, entre le Pakistan et l'Inde, deux puissances nucléaires.

Trump quitte Singapour (photo officielle de la Maison Blanche, de Joyce N. Boghosian)

Il y a donc quelque chose à saluer dans le sommet de Singapour entre Trump et Kim. Il a dé-diabolisé chacune des deux parties aux yeux de l'autre, et les échanges ont eu lieu avec davantage de respect mutuel au niveau personnel. Les aspirations stratégiques des deux parties invitent à une diminution de la confrontation plutôt qu'à la perpétuation d'un statu quo instable. Au moins pour l'instant, les intentions apparentes de Pyongyang sont passées à quelque chose de moins menaçant.

Cet événement a des implications frappantes pour l'Iran. Les États-Unis et l'Iran ont désespérément besoin d'un large échange de vues de manière à désamorcer ces intentions et à abaisser le seuil de la menace. La première étape est de se réunir dans un esprit de courtoisie avec Téhéran avec un ordre du jour très ouvert. John Kerry a apporté ces qualités - partagées par l'Iran - à l'accord nucléaire iranien. L'ordre du jour, cependant, était très restreint. Malheureusement, les néo-conservateurs, les interventionnistes libéraux et les forces pro-sionistes aux États-Unis ne veulent vraiment pas d'un accord avec l'Iran autre qu'un changement total de régime à Téhéran.

Il ne fait aucun doute que l'Iran doit baisser de ton et faire preuve d'une plus grande prudence dans ses actions régionales - mais il en va de même pour ses voisins qui brandissent la « menace chiite ». L'Iran est largement dominé militairement par les États-Unis et tous leurs alliés régionaux. Et les États-Unis sont toujours animés par une obsession anti-iranienne qui est entretenue quotidiennement par Israël.

Quand le canon du revolver sera ôté de la tempe de Téhéran, il pourra aussi commencer à trouver une source d'émulation dans la nouvelle manœuvre diplomatique de Kim Jong Un.

Cet article  a été publié à l'origine sur le blog de Graham Fuller.

Graham E. Fuller est un ancien haut fonctionnaire de la CIA, auteur de nombreux livres sur le monde musulman ; son premier roman est intitulé Breaking Faith : A novel of espionage and an American's crisis of conscience in Pakistan [Trahir la confiance : Un roman d'espionnage et une crise de conscience américaine au Pakistan, NdT]. Son dernier livre s'appelle BEAR, a novel of the Great Bear Rainforest and Eco-Terrorism. [BEAR, un roman sur la forêt vierge du Grand Ours et l'éco-terrorisme, NdT] (Amazon, Kindle) grahamefuller.com

Source :  Graham E. Fuller, Consortium News, 13-06-2018

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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