23/11/2018 reseauinternational.net  15 min #148652

Dans « les camps de la mort d'Eisenhower » : Un gardien Américain se souvient

Martin Brech

En octobre 1944, à mes dix-huit ans, j’ai été incorporé dans l’armée américaine. Devant l’urgence de la bataille des Ardennes, ma période de classe a été écourtée, mon temps de permission diminué de moitié et j’ai été immédiatement envoyé outre-Atlantique. À mon arrivée en France, au Havre, on nous a rapidement embarqués dans des wagons couverts et expédiés vers le front. Mais à peine arrivé, je présentais des symptômes de mononucléose qui allaient en s’aggravant et je fus envoyé dans un hôpital en Belgique. Comme la mononucléose était connue pour être la « maladie du baiser », j’ai envoyé un courrier de remerciements à ma petite amie.

Le temps que je sorte de l’hôpital, l’unité avec laquelle j’avais fait mon instruction en Caroline du Sud, à Spartanburg, était déjà enfoncée loin en Allemagne et c’est ainsi que, malgré mes protestations, je fus placé dans un « repo depot » (dépôt de réserve). Je ne me suis jamais intéressé à mes diverses affectations: les unités non combattantes étaient déconsidérées à l’époque. Mes papiers de démobilisation indiquent que, durant mes dix-sept mois en Allemagne, j’étais principalement à la compagnie C du 14e régiment d’infanterie, mais je me souviens avoir aussi fait partie d’autres unités.

Vers la fin mars ou le début d’avril 1945, je fus affecté comme garde dans un camp de prisonniers de guerre près d’Andernach le long du Rhin. J’avais fait quatre ans d’allemand dans le secondaire et je pouvais donc converser avec les prisonniers même si c’était interdit. En fait, cela m’a valu de devenir interprète avec mission de débusquer les SS (je n’en ai pas trouvé).

À Andernach, il y avait environ 50 000 prisonniers de tous âges parqués dans un champ en plein air entouré de barbelés. Les femmes étaient détenues dans un enclos à part que je n’ai remarqué que plus tard. Les hommes dont j’avais la garde n’avaient ni abri ni couverture. Certains n’avaient même pas de manteau. Ils dormaient dans la boue, le froid et l’humidité,  avec des tranchées sommairement creusées pour toilettes. Il faisait froid, c’était un printemps pluvieux, et la souffrance de ces gens du seul fait de leur exposition aux intempéries sautait aux yeux.

Le plus choquant, c’était de voir les prisonniers rajouter de l’herbe dans le quart de soupe claire qu’on leur servait. Ils m’ont expliqué qu’il le faisait pour calmer la sensation de faim. Ils maigrissaient à vue d’œil. La dysenterie faisait rage et ils ne tardèrent pas à dormir au milieu de leurs excréments trop faibles et trop pressés pour atteindre les tranchées. Nombreux suppliait pour de la nourriture dépérissant et mourant sous nos yeux. Nous étions largement approvisionnés en nourriture et fournitures, mais ne faisions rien pour les aider même au plan médical.

Scandalisé, j’ai protesté auprès de mes officiers mais me suis heurté à un mur d’hostilité ou de froide indifférence. Si j’insistais, on m’expliquait qu’il y avait des ordres stricts qui venaient « de plus haut ». Aucun officier n’oserait traiter ainsi 50 000 hommes s’il ne se savait pas couvert et à l’abri des poursuites. Me rendant compte de ce que mes protestations étaient vaines, j’ai demandé à un ami qui travaillait aux cuisines s’il ne pourrait pas me mettre de côté un peu de nourriture en plus pour les prisonniers. Lui aussi me dit qu’il avait des ordres stricts de sévèrement rationner la nourriture des prisonniers et que ces ordres venaient « de plus haut ». Mais il me dit qu’il y avait de la nourriture à ne plus savoir qu’en faire et qu’il m’en garderait un peu.

En expédiant cette nourriture aux prisonniers par-dessus les barbelés, j’ai été surpris et menacé d’emprisonnement. J’ai répété « l’infraction » et un officier en colère a menacé de me tirer dessus. Sur le coup, j’ai considéré que c’était du bluff mais j’ai ensuite vu un capitaine sur une colline qui dominait le Rhin tirer sur des femmes civiles avec son calibre 45. Quand je lui ai demandé « pourquoi », il a marmonné « exercice de tir », et a continué de faire feu jusqu’à ce que son pistolet soit vide. J’ai vu les femmes courir se mettre à l’abri, mais ne pus, à cette distance, dire si certaines avaient été touchées ou pas.

C’est alors que j’ai compris que j’avais affaire à des tueurs de sang-froid animé d’une haine qui se voulait morale. Ils considéraient que les Allemands étaient des sous-hommes qui méritaient d’être exterminés; une autre version de la spirale infernale du racisme. Les articles dans le journal des G.I., « Stars and Stripes » mettaient en avant les camps de concentration allemands avec force photos de corps décharnés. Ceci a conforté notre propre bon droit à la cruauté et rendu plus facile de singer des comportements que nous étions censés combattre. Je pense aussi qu’il y avait une volonté de la part de soldats non exposés au feu de montrer à quel point ils étaient des durs en s’en prenant à des prisonniers et des civils.

Ces prisonniers, je m’en suis aperçu, étaient pour la plupart des agriculteurs ou des ouvriers aussi simples et ignorants que nombre de nos propres soldats.  Avec le temps ils étaient de plus en plus nombreux à sombrer dans un état d’apathie qui les faisait ressembler à des zombies tandis que d’autres tentaient des évasions suicidaires en courant comme des fous vers le Rhin à travers champs, en plein jour, pour étancher leur soif. Ils étaient abattus.

Certains prisonniers recherchaient les cigarettes autant que la nourriture,  affirmant que fumer calmait leur faim. Voyant cela, certains audacieux G.I. « commerçants Yankee » se retrouvaient propriétaires de monceaux de montres et de bagues en échange de quelques poignées de cigarettes. Quand j’ai commencé à lancer des cartons de cigarettes aux prisonniers pour mettre fin à ce trafic, j’ai aussi été menacé par les G.I.s de base.

La seule lueur dans ce paysage sombre est venue une nuit comme j’étais affecté à la garde du côté du cimetière, entre deux et quatre heures du matin. Le cimetière se trouvait sur la colline pas très loin au-dessus du camp. Mes supérieurs avaient oublié de me donner une torche et je ne m’était pas donné la peine de leur en demander une, dégoûté que j’étais par toute cette situation. C’était une nuit assez claire et je n’ai pas tardé à remarquer qu’un prisonnier était en train de ramper sous les barbelés vers le cimetière. Nous étions censés tirer à vue sur les évadées alors j’ai commencé à me relever pour lui dire de revenir. Soudain, j’ai aperçu un autre prisonnier ramper à rebours du cimetière vers le camp. Ils étaient en train de risquer leur vie pour chercher quelque chose au cimetière. Il fallait que j’aille voir.

En pénétrant dans l’obscurité de ce cimetière couvert d’arbres, je me sentais totalement vulnérable, mais j’étais poussé par la curiosité. Malgré mes précautions, je trébuchais sur la jambe de quelqu’un d’étendue au sol. Fouettant l’air de mon fusil en essayant de retrouver mon équilibre et mon calme, je fus vite soulagé de ne pas avoir tiré par réflexe. La silhouette se redressa. Petit à petit je pus distinguer le visage magnifique mais effrayé d’une femme avec un panier pique-nique à ses côtés. Les civils allemands n’étaient pas autorisés à nourrir ni même s’approcher des prisonniers. alors je l’ai tout de suite rassurée en lui disant que j’approuvais ce qu’elle faisait, de ne pas avoir peur et que j’allais sortir du cimetière pour ne pas la gêner.

Carte des camps américains de soldats allemands prisonniers de guerre

Je m’exécutais aussitôt et m’assis contre un arbre à la limite du cimetière pour être aussi discret que possible et ne pas faire peur aux prisonniers. Je m’imaginais alors, et m’imagine toujours, ce que cela pouvait être de rencontrer une belle femme avec un panier pique-nique dans ces conditions en tant que prisonnier. Je n’ai jamais oublié son visage.

Finalement, d’autres prisonniers sont revenus en rampant vers l’enceinte. J’ai vu qu’ils charriaient de la nourriture à leurs camarades et ne pouvait qu’admirer leur courage et leur dévouement.

Le 8 mai 1945, jour de la victoire en Europe, je décidais de fêter ça avec quelques prisonniers que je gardais et qui faisaient cuire du pain que d’autres prisonniers avaient reçu pour l’occasion. Ce groupe avait tout le pain qu’il pouvait désirer et partageait l’humeur enthousiaste apportée par la nouvelle de la fin de la guerre. Nous pensions tous que nous allions bientôt rentrer à la maison, un espoir dérisoire en ce qui les concernait. Nous étions dans ce qui allait devenir la zone d’occupation française et j’allais bientôt pouvoir être le témoin de la brutalité des soldats français lorsqu’on leur remettrait nos prisonniers pour leurs camps de travaux forcés.

En ce jour, quoi qu’il en soit, nous étions heureux.

En signe de fraternité, je retirais les cartouches de mon fusil et le mis dans un coin, les autorisant même à jouer avec s’ils le voulaient. Ceci a complètement brisé la glace, et bientôt, nous nous sommes retrouvés à chanter des chansons que nous nous apprenions les uns les autres ou que j’avais apprises en cours d’allemand (Du, du, liegst mir im Herzen). En remerciement, ils m’ont cuit une petite miche de pain sucrée, une spécialité, le seul cadeau possible qu’ils leur restait pour offrir. Je l’ai fourré dans ma « veste Eisenhower » et l’ai ramené discrètement dans ma caserne où je le mangeais une fois tranquille. Je n’ai jamais goûté de pain plus délicieux, ni ressenti un sens plus profond de la communion qu’en le mangeant. Je crois qu’un sens cosmique du Christ (l’Un de tous les Êtres) m’a révélé sa présence d’ordinaire cachée en cette occasion et a influé sur ma décision ultérieure de me spécialiser en philosophie et en religion.

Peu après, certains de nos prisonniers, faibles ou malades, ont été emmenés à pied par les militaires Français dans leur camp. Nous suivions cette colonne en camion. Parfois le camion ralentissait et calait, peut-être parce que le chauffeur était aussi choqué que moi. Chaque fois qu’un prisonnier Allemand vacillait et tombait, il était frappé à la tête avec un club et tué. Les corps étaient roulés sur le bord de la route pour être ramassé par un autre camion. Pour beaucoup, il est possible que cette mort rapide fût préférable à la lente famine de nos « champs de la mort ».

Quand j’ai enfin aperçu le camp où étaient détenues les Allemandes, j’ai demandé pourquoi elles étaient prisonnières. On m’a répondu qu’elles étaient des volontaires spécialement sélectionnées pour les S.S. pour créer une race supérieure. J’ai parlé à certaines d’entre elles, et je dois reconnaître que je n’ai jamais rencontré de femmes plus attractives et spirituelles. Elles ne méritaient certainement pas d’être prisonnières.

De plus en plus souvent je servais d’interprète et j’ai pu prévenir des arrestations particulièrement malencontreuses. Lors d’un incident en un sens comique, il y avait un vieil agriculteur qui était traîné de force par des M.P.s. On m’a dit qu’il avait une « curieuse médaille nazie » qu’on me montra. Heureusement, j’avais un tableau pour identifier ce genre de médailles. On la lui avait décerné pour avoir eu cinq enfants! Peut-être que sa femme était quelque peu soulagée de « ne plus l’avoir sur le dos » mais je ne pensais pas qu’un de nos camps de la mort eût été une sentence équitable pour sa contribution à l’Allemagne. Les M.P.s en convinrent et le relâchèrent pour qu’il puisse poursuivre sa « sale besogne ».

La famine commença à se propager en Allemagne aussi parmi les civils. Il était courant de voir les Allemandes dans nos poubelles jusqu’au coude à la recherche de quelque chose de comestible, pour autant qu’on ne les chassait pas.

Quand j’interrogeais les maires de petites villes ou villages, on me disait que leurs provisions avaient été emportées par des « personnes déplacées » (des étrangers qui avaient travaillé en Allemagne) qui les avaient chargées sur des camions et pris la route. Quand j’ai rapporté le fait, la réponse fut un haussement d’épaules. Je n’ai jamais vu la croix rouge dans un camp ou occupée à aider les civils bien que leurs stands de café et de doughnut étaient disponibles partout ailleurs pour nous. Pendant ce temps-là, les Allemands ne pouvaient compter que sur le partage de leurs réserves dissimulées et attendre la prochaine récolte.

La faim rendait les Allemandes plus « disponible », mais malgré tout, les viols étaient courants et souvent accompagnés d’autres violences. Je me rappelle en particulier le cas d’une jeune femme de dix-huit ans qui a eu un côté du visage écrasé d’un coup de crosse et a ensuite été violée par deux G.I.s. Même les Français se sont plaints de ce que les viols, pillages et destructions en état d’ivresse de la part de nos troupes étaient excessifs. Au Havre, on nous avait distribué des livrets nous avertissant de ce que les soldats allemands s’en étaient tenu à des normes de comportement élevées vis-à-vis des civils français pacifiques et que nous devrions faire de même. En cela, nous avons lamentablement échoué.

« Et alors? » diront certains. « Les atrocités de l’ennemie étaient pires que les nôtres. » C’est vrai que je n’ai connu que de la fin de la guerre alors que nous étions déjà les vainqueurs. Les occasions allemandes pour des atrocités avaient disparu alors que nous avions les nôtres sous la main. Mais deux maux ne font pas un bien. Plutôt que d’imiter les crimes de nos ennemis, nous aurions dû chercher à briser, une fois pour toute, le cycle de haine et de vengeance qui a tellement sévi dans le passé et entaché l’histoire des hommes. C’est pour cela que je parle ouvertement maintenant, 45 ans après le crime. Nous ne pourrons jamais éviter des crimes de guerre individuels, mais nous pouvons, si nous sommes suffisamment nombreux à nous exprimer, avoir une influence sur la politique du gouvernement. Nous pouvons rejeter la propagande gouvernementale qui dépeint nos ennemis en sous-humains et qui encourage le genre d’outrage dont j’ai été le témoin. Nous pouvons protester contre le bombardement de cibles civiles qui ont toujours cours de nos jours. Et nous pouvons toujours refuser de tolérer l’assassinat par notre gouvernement de prisonniers de guerre vaincus et sans armes.

J’ai conscience qu’il est difficile pour le citoyen moyen de reconnaître avoir été le témoin d’un crime d’une pareille ampleur, surtout s’il était lui-même impliqué. Même des G.I.s qui éprouvaient de la sympathie pour les victimes avaient peur de se plaindre et d’avoir des ennuis m’a-t-on dit. Et le danger n’a pas disparu. Depuis que je me suis publiquement exprimé il y a quelques semaines,  j’ai moi-même fait l’objet d’appels de menace et ai eu ma boîte aux lettres saccagée. Mais cela en valait la peine. Écrire sur ces atrocités aura été une catharsis pour des sentiments trop longtemps refoulés, une libération qui, peut-être, rappellera à d’autres témoins que « la vérité nous libérera, il ne faut pas avoir peur ».  On pourrait même tirer une suprême leçon de tout cela: seul l’amour peut tout conquérir.

Martin Brech

Titre original de l’article paru en anglais sur le site d’IHR:  In ‘Eisenhower’s Death Camps’: A U.S. Prison Guard Remembers

Traduction Francis Goumain

source: jeune-nation.com

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