16/11/2019 cadtm.org  10 min #164506

Comment on a étranglé la Grèce. Mediapart

Adults out of the Room

Jeudi 7 novembre, la rédaction de Mediapart a organisé un live avec Varoufákis et Costa-Gavras, à l'occasion de la sortie du film du cinéaste grec, « Adults in the Room », inspiré du livre de Varoufákis. Les intervenants ont donné de la crise dette une vision grandement tronquée qui m'a amené à faire cette mise au point à partir d'éléments factuels.

Durant une cinquantaine de minutes, Edwy Plenel et Ludovic Lamant ont échangé avec leurs deux invités sur le film, le livre dont celui-ci s'est inspiré et les événements survenus en Grèce au cours de l'année 2015 qui a vu l'arrivée de SYRIZA au gouvernement.

Cette rencontre faisait suite à d'autres soirées au cours desquelles les deux invités avaient déjà eu l'occasion de s'exprimer sur la question grecque, notamment le 25 septembre où Yánis Varoufákis était face à la rédaction de Mediapart, et le 18 octobre 2017, lors d'une rencontre animée par Edwy Plenel, au cours de laquelle deux débats étaient organisés, l'un entre Costa-Gavras et Varoufákis, l'autre entre Varoufákis et la porte-parole d'ATTAC, Aurélie Trouvé, et l'économiste Cédric Durand.

Le live du 7 novembre 2019 était intitulé, « dans les coulisses de la crise grecque avec Varoufákis et Costa-Gavras ». Au théâtre, les coulisses sont l'arrière de la scène cachée au public par les décors. Or, dans son livre écrit avec beaucoup de style et riche de détails, si Varoufákis a révélé les coulisses des négociations sur la dette avec les membres de l'Eurogroupe et de la Troïka, il a délibérément laissé dans l'ombre une partie de celles-ci avec les acteurs qui y œuvraient.

En effet, au cours de l'année 2015, pendant que le ministre des Finances grec employait toute son énergie à négocier avec un macrocosme européen opaque, retors et sans pitié dont l'unique finalité était de mettre la Grèce à genoux, dans le même temps, à Athènes, un microcosme œuvrait à fournir des armes aux représentants grecs chargés de négocier avec les représentants des institutions européennes et du FMI, la fameuse Troïka (composée de la Commission européenne, de la Banque centrale européenne et du Fonds monétaire international). Ce microcosme a un nom : Commission pour la vérité sur la dette publique grecque. Créée le 4 avril 2015 par Zoé Konstantopoulou, la présidente du parlement grec de l'époque, qui a confié la coordination scientifique de ses travaux à Éric Toussaint, cette commission composée d'une trentaine de membres a travaillé sans relâche pour établir, preuves à l'appui, que la quasi-totalité de la dette grecque était illégale, illégitime, odieuse et insoutenable. En clair, la Commission, forte des avis de ses experts (notamment en droit constitutionnel et en droits humains), donnait au gouvernement d'Alexis Tsipras les moyens juridiquement fondés pour ne pas payer la dette et disposer ainsi d'une marge de manœuvre qui aurait permis de mener une autre politique au service des besoins immédiats de la population.

Le livre et le film nous montrent que Tsipras et Varoufákis ont fait le choix d'ignorer les travaux de la Commission et lui préférer les négociations en catimini avec les délinquants de l'Union européenne que sont les Juncker, Djisselbloem, Schäuble, Draghi, Lagarde et Moscovici... pour le résultat que l'on sait.

Une autre voie était possible : suspendre le paiement de la dette, engager le plan B avec la mise en place d'une monnaie parallèle, et informer la population grecque en appelant à son soutien ainsi qu'à celui de la gauche radicale et des populations de l'Union européenne

Une autre voie était possible : suspendre le paiement de la dette, engager le plan B avec la mise en place d'une monnaie parallèle, et informer la population grecque en appelant à son soutien ainsi qu'à celui de la gauche radicale et des populations de l'Union européenne. Or c'est le contraire qui a été fait. D'abord, avec la signature de l'accord du 20 février 2015, « les autorités grecques réitèrent leur engagement sans équivoque à honorer, pleinement et à temps, leurs obligations financières auprès de tous leurs créanciers » et « s'engagent à s'abstenir de tout démantèlement des mesures et de changements unilatéraux des politiques et réformes structurelles ». Ensuite, malgré le travail accompli par son équipe, Varoufákis n'a pas eu l'autorisation de Tsipras d'engager le plan B. Enfin, la participation active de la population n'a jamais été sollicitée par Tsipras et son gouvernement. Varoufákis le reconnaît dans le live et s'en explique : « Dans mon livre, il n'y a pas de peuple, il n'y a pas de mouvements sociaux... je ne pouvais pas les intégrer dans mon livre parce que cela ne faisait pas partie de mon quotidien, de mes efforts, de mon cauchemar quotidien.... Me voilà dans un tunnel..., c'est pourquoi le peuple n'est pas présent dans mon livre... je n'ai pas intégré le peuple dans mon livre.... J'étais seul, j'avais un ordinateur portable, j'avais trois personnes dans mon équipe, je n'avais pas de troupe,... nous n'avions pas de temps, ce n'était pas un gouvernement normal, je n'ai pas eu la possibilité de rencontrer les syndicats, je n'avais pas la possibilité de rencontrer les gens sur les marchés le samedi ».

Lors du live, Ludovic Lamant a interpellé Costa-Gavras et Varoufákis sur la lettre de Zoé Kostantopoulou que j'avais publiée sur mon blog le 15 octobre dernier, avec l'accord de l'intéressée (lien :  blogs.mediapart.fr). Costa-Gavras a répondu en se réfugiant derrière la liberté du créateur, ce qui est son droit, en soulignant qu'il n'est ni journaliste, ni historien, mais un cinéaste qui crée un spectacle avec des métaphores et ne livre pas un récit historique précis. Varoufákis a abondé dans le même sens en soulignant la différence entre un documentaire et un film... et a ajouté qu'il « a fait de son mieux pour être juste avec ses adversaires »..., en citant Zoé Konstantopoulou, Schaüble, Lagarde, Draghi, Tsipras. Et de conclure sur cette formule magnanime : « Je fais tout ce que je peux pour leur donner le bénéfice du doute. » Durant cet échange assez long consacré à la critique de la politique menée par le gouvernement grec, pas une seule fois la Commission pour la vérité sur la dette publique grecque et son travail n'ont été évoqués ! Le travail de la Commission et le rapport qu'elle a publié en juin, traduit en plusieurs langues (en France, publié par Les Liens qui Libèrent en août 2015 sous le titre  La Vérité sur la Dette Grecque), étaient-ils si négligeables pour être ignorés ? Dans son livre de plus de 500 pages, Varoufákis ne mentionne pas une seule fois la Commission pour la vérité sur la dette publique grecque, alors qu'il s'est rendu à sa séance inaugurale le 4 avril 2015 où était présent Alexis Tsipras et au cours de laquelle il est intervenu de même que le président de la République et une dizaine de ministres. Par ailleurs, il ne cite qu'à une seule reprise le nom de Zoé Konstantopoulou (page 229), et non deux ou trois comme il l'a dit lors du live du 7 novembre. Les conclusions du rapport de la Commission démontrent pourtant de façon limpide et étayée que la dette publique grecque est illégale, illégitime, odieuse et insoutenable et ne doit pas être remboursée. En 2008, le président de l'Équateur, Raphael Correa, a décidé de suivre les recommandations de la Commission d'audit qu'il avait mise en place en 2007 et d'affronter ses créanciers. À l'issue de cette confrontation 91 % de la dette du pays ont été rachetés en sous-main à 20 % de sa valeur et les 9 % restants ont été annulés unilatéralement.

On se doit d'interroger tout le monde et on doit donner à chacune et à chacun la possibilité de présenter son point de vue

L'essentiel et le plus intéressant du débat se résume entre ce choix : fallait-il décider d'obéir à la Troïka, accepter de payer la dette et poursuivre une politique d'austérité, option retenue par Tsipras et Varoufákis, ou engager un rapport de force avec la Troïka avec le soutien de la population, se traduisant par le refus de payer la dette, la mise en place d'une monnaie complémentaire et la prise de mesures sociales pour la partie de la population la plus en souffrance. C'était là le débat qui aurait dû être posé, celui qu'attendent et auquel ont droit les abonnés de Mediapart. Pour preuve, à la suite de l'article de Ludovic Lamant du 6 novembre 2019, « "Adults in the Room" : Costa-Gavras ouvre une des boîtes noires de l'UE » (lien :  mediapart.fr), j'ai posté un commentaire (recommandé 34 fois pour 33 commentaires postés) réclamant ce débat avec la participation de Zoé Kostantopoulou et d'Éric Toussaint. Il n'est pas trop tard pour que Mediapart l'organise, Zoé Kostantopoulou et Éric Toussaint sont prêts à y participer. Varoufákis ne dit pas autre chose dans le live du 7 novembre lorsqu'il répond à Edwy Plenel que dans un documentaire ou un livre retraçant des faits : « on se doit d'interroger tout le monde et on doit donner à chacune et à chacun la possibilité de présenter son point de vue ».

Dans un texte publié en 1896, intitulé « Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défense », Freud décrit le refoulement comme un mécanisme de défense « inconscient », contre «... une représentation inconciliable qui était entrée dans une opposition pénible avec le moi ». L'omerta autour de la Commission pour la vérité sur la dette publique grecque participe selon moi d'un tel refoulement : la représentation d'une résistance est insupportable au moi qui a fait de la résignation son choix. Sans tomber dans une psychanalyse de café du commerce, je pense que le sous-titre du livre de Varoufákis révèle, peut-être à l'insu de l'auteur, le fond de sa pensée et les motivations de ses choix qui, la réalité l'a démontré cruellement, n'ont pas permis à la Grèce de sortir de la crise mais au contraire ont aggravé l'austérité imposée à sa population. Dans sa version anglaise, le livre a pour sous-titre My battle with Europ's deep establishment, que l'on peut traduire par « Ma bataille avec les institutions opaques de l'Europe », sous-titre devenu dans la version française, Dans les coulisses secrètes de l'Europe... Le mot with, « avec », de « Ma bataille avec les institutions opaques de l'Europe » laisse penser que Varoufákis se bat « avec » les institutions de l'Europe, et pas against, « contre » ces institutions. La connotation positive de la préposition choisie peut faire sous-entendre la croyance en la possibilité d'une action conjointe pour régler une situation conflictuelle, alors que la préposition « contre » exprime sans ambigüité un mouvement d'opposition, une résistance. Le sous-titre français, Dans les coulisses secrètes de l'Europe, exprime lui aussi un parti-pris, celui de faire de l'Europe (comprendre derrière ce mot les institutions européennes), le champ où se joue l'essentiel des enjeux. Le cadre institutionnel européen avec ses acteurs et son formalisme apparaît ainsi comme le macrocosme exclusif qui concentre toute l'attention et au sein duquel doit se discuter et se décider l'avenir de la Grèce et de sa population.

À la rédaction de Mediapart de décider s'il est utile, pour faire avancer le débat au sein de la gauche, d'inviter Zoé Kostantopoulou et Éric Toussaint afin de présenter le résultat des investigations de la Commission pour la Vvérité sur la dette publique grecque et faire entendre un autre point de vue que celui de Varoufákis et Costa-Gavras. En tant que membre de cette Commission, je pense qu'une telle initiative serait salutaire.

Source :  blogs.mediapart.fr

 cadtm.org

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