10/12/2019 usbeketrica.com  10 min #165793

Pourquoi les moins de 30 ans se méfient du téléphone (pour téléphoner)

Dis moi comment tu appelles, je te dirai quel âge tu as. Entre la génération des « millennials » et leurs aînés, la frontière ne tient qu'à un coup de fil : si les seconds sont accros au « coup de bigo », les premiers en sont rarement adeptes, et certains l'évitent même à tout prix. Les mêmes s'échangent pourtant des messages audios à la chaîne et n'hésitent pas à chatter avec des assistants vocaux. On a essayé de comprendre pourquoi.

« Comment un millennial filtre-t-il ses appels spams ? C'est simple : si ça sonne, c'est du spam ». « Comment affirmer sa supériorité sur un millennial ? En répondant à ses SMS par un appel ». Dans la culture web, la bigo-phobie aïgue des moins de 30 ans n'est plus un secret. Sur le sujet, les memes pullulent, à tel point que les médias anglo-saxons  The Guardian,  The Wall Street Journal,  The Telegraph et  The Atlantic ont mis leurs journalistes sur le coup.

Sur le web, les memes moquant la « téléphonophobie » des millennials sont légion

D'après  une étude réalisée en Angleterre sur la « téléphobie » - et commandée par une entreprise spécialisée dans les centres d'appels, mais malgré tout intéressante, les plus touchés seraient les millennials (ici décrits comme étant nés entre 1981 et 1996, mais rappelons que les définitions varient, certains étendant cette période de 1980 à 2000) : « 76% des millennials ont des pensées anxieuses quand ils entendent la sonnerie du téléphone, contre 40% de leurs collègues babyboomers.»

Plusieurs études ont par ailleurs  montré, ces dernières années, que le nombre d'appels était en baisse. En Irlande par exemple, selon le Global Mobile Survey de Deloitte, si le nombre d'adultes en possession d'un téléphone a  grimpé de +26% de 2012 à 2019, le nombre de ceux qui passent des appels a encaissé une chute de -21% sur les trois dernières années.

Pourquoi les jeunes ont-ils si soudainement arrêté d'utiliser leur téléphone... pour téléphoner ?

Forfait « appels limités »

Ces pratiques sont moins le résultat d'un choc récent que d'habitudes prises de longue date. « La différence entre les générations X, Y et Z au regard de l'appel téléphonique vient du contexte socio-technique dans lequel ils ont grandi », analyse la docteure en sociologie et chercheuse à l'ISC Paris Catherine Lejealle. « Le premier bouleversement est l'arrivée du téléphone portable à partir de 1996, puis les forfaits avec 1h d'appel seulement mais SMS illimités. ».

Lancés par les opérateurs téléphoniques au début des années 2000, ces forfaits ont accompagné la jeunesse des enfants nés dans les années 1990, tout en conditionnant leur manière de communiquer. Pour eux, le portable est l'échappatoire aux appels sur le téléphone filaire familial et le SMS la garantie de longues discussions tenues en toute discrétion.

Comme AIM ou ICQ, MSN a continué à démocratiser l'envoi de messages textuels instantanés

Il faut dire que s'il y a bien une chose dont les jeunes générations n'ont pas manqué, c'est de nouvelles techniques de communication. Dès la fin des années 90, les messageries instantanées en ligne emboîtent le pas des SMS : c'est l'arrivée des chats à trois lettres - ICQ, AIM et MSN - qui en remettent une couche sur la névrose naissante des ados face aux appels vocaux. Heureusement que le monde du travail allait soigner tout ça... ou pas : à l'époque, les mails remplacent déjà les réunions, épaulés bientôt par l'arrivée des Slack et autres messageries instantanées professionnelles. Dès 2016, dans un sondage réalisé auprès d'adolescents britanniques,  49% d'entre eux admettaient envoyer des messages à quelqu'un présent dans la même pièce. Demain, va-t-on tout simplement arrêter de se parler ?

Génération « à la demande »

Les moins de 35 ans n'hésitent pas toujours autant à utiliser leur voix. D'après le baromètre 2018 de My Media, les 18-34 ans seraient les premiers utilisateurs des assistants vocaux, qu'ils sollicitent 60% du temps via leur smartphone. Sur Whatsapp, et Instagram, il est possible depuis fin 2018 de remplacer ses messages écrits par des messages vocaux. Depuis, les « voice notes »  détrônent gentiment mais sûrement les échanges écrits. Mais alors, si les « millennials » sont OK pour utiliser leur voix, pourquoi boudent-ils les appels ?

Il y a en fait deux raisons à la « téléphonophobie » ambiante, et la première vient de l'arrivée de nouvelles modalités de communication. « En autorisant d'autres formats narratifs que la voix, via des images et des stories, Instagram et Snapchat ont amené un mode de communication plus ludique et créatif qu'un appel vocal. La communication devient une oeuvre personnelle », explique Catherine Lejealle. Suite à l'essor des formats asynchrones et des outils permettant de s'adresser à un collectif de personnes, et non plus à une seule, on parle à ses proches, et moins avec eux.

Appel avec kit temps libre

La seconde raison, c'est l'envie de liberté. « Le stress que je ressens aujourd'hui face à un appel vient de la pression que l'échange téléphonique implique, explique Agathe, 27 ans. Il faut répondre dans l'instant, c'est maintenant ou jamais ». Difficile à encaisser pour qui est habitué à être maître de son temps. Car Agathe appartient à la « génération à la demande » dont parle Catherine Lejealle : dans la foulée des SMS, tout est passé en accès illimité : les appels d'abord, puis l'ADSL, le Wifi et la 4G, consommables à l'envi, et bientôt la musique, les films et les séries - via les services de streaming. Acquise grâce au mobile, cette habitude de pouvoir consommer des services là où ils le veulent et quand ils le veulent va rester très ancrée dans leurs pratiques et leurs modes de consommation.

Parle à ma main, de Fatal Bazooka ft. Yelle. Sorti en 2007, le clip présentait déjà une image ringarde des habitudes de communication des ados

« Notre société post-moderne repose sur la liberté de l'individu qui souhaite s'organiser comme bon lui semble, explique Catherine Lejealle. « Quand c'est leur moment, il faut répondre, d'où l'essor des FAQ, des chatbots etc. » Évidemment, l'inverse n'est pas valable. « L'appel suppose une synchronisation des deux interlocuteurs. Cela peut convenir par moments, mais rarement. En revanche, enregistrer un message qui sera lu, voire écouté et réécouté quand l'autre aura envie, cela respecte la liberté de chacun ». Le souci n'est donc pas de se parler mais de s'interrompre. D'ailleurs, la vraie bête noire du « téléphonophobe » n'est pas tant l'appel que le «  cold call », cet appel à froid, débarqué sans prévenir. D'où l'essor des messages vocaux, ce format bien résumé par le  HuffPost comme étant « un peu plus qu'un texto, mais moins intense qu'un appel ».

Et le futur ? Dans la série d'anticipation britannique  Years and Years, la jeune Bethany se fait greffer un téléphone dans la main et participe à des conf call familiaux grâce à l'assistant vocal Signor. Demain, les jeunes vont-ils raccrocher avec l'appel ? C'est probable, mais d'ici-là, le traditionnel coup de fil aura bien changé pour devenir une communication désynchronisée, enrichie et maîtrisée. Parce que les jeunes sont libres, et qu'ils ont tout compris ?

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