11/12/2019 les-crises.fr  9 min #165847

Ray Mcgovern : Grâce à un capitaine de la marine soviétique, nous avons survécu en 1962.

Source :  Consortium News, Ray McGovern, 28-10-2019

Le capitaine Vasili Alexandrovich Arkhipov a épargné à l'humanité l'extinction lors de ce qu'on a appelé « le moment le plus dangereux de l'histoire de l'humanité ».

Le 27 octobre 1962 est la date à laquelle nous, les humains, avons été préservés de l'extinction grâce à Vasili Alexandrovich Arkhipov, capitaine de la marine soviétique.

Arkhipov a insisté pour suivre le manuel sur l'utilisation des armes nucléaires. Il a annulé la décision de ses collègues à bord du sous-marin soviétique B-59, qui préparaient une torpille nucléaire de 10 kilotonnes pour tirer sur la force opérationnelle de l'USS Randolph près de Cuba sans l'autorisation requise de Moscou.

L'officier de la marine soviétique Vasili Alexandrovich Arkhipov. (Wikimedia Commons)

Les communications avec le quartier général de la marine étaient coupées et les collègues d'Arkhipov étaient convaincus que la Troisième Guerre mondiale avait déjà commencé. Après des heures de bombardements par des grenades sous-marines de navires de guerre américains, le capitaine du B-59, Valentin Grigorievich Savitsky, a crié, « Nous allons les faire exploser maintenant ! Nous mourrons, mais nous les coulerons tous - nous ne déshonorerons pas notre Marine ! » Mais la permission du capitaine Arkipov était également requise. Il a annulé l'ordre de Savitsky et le B-59 est remonté à la surface.

Une grande partie du récit de ce qui s'est passé sur le sous-marin B-59 est tiré du livre magistral de Daniel Ellsberg, « The Doomsday Machine » - l'un des livres les plus saisissants et les plus importants que j'ai jamais lus. Dan explique entre autres, aux pages 216-217, la curieuse condition par laquelle l'approbation d'Arkhipov, chef d'état-major de la brigade sous-marine de l'époque, était également requise.

Ellsberg ajoute que si Arkhipov avait été affecté sur l'un des autres sous-marins (par exemple, le B-4, qui n'a jamais été localisé par les Américains), tout porte à croire que le porte-avions USS Randolph et plusieurs, peut-être tous, des destroyers qui l'accompagnaient auraient été détruits par une explosion nucléaire.

Tout aussi terrifiant, selon Dan :

« L'origine de cette explosion aurait été mystérieuse pour les autres commandants de la Marine et les responsables de l'ExComm, car aucun sous-marin connu dans la région n'était censé transporter des ogives nucléaires. La responsabilité de la destruction nucléaire de ce groupe de chasseurs-tueurs anti-sous-marins aurait clairement été attribuée à un missile à moyenne portée en provenance de Cuba dont le lancement n'aurait pas été détecté. C'est l'événement que le président Kennedy avait annoncé le 22 octobre et qui aurait conduit à une attaque nucléaire de grande envergure contre l'Union soviétique. »

Le moment le plus dangereux de l'histoire de l'humanité

L'historien Arthur Schlesinger Junior, un proche conseiller du président John F. Kennedy, décrivit plus tard le 27 octobre 1962 comme le Samedi noir, le qualifiant de « moment le plus dangereux de l'histoire de l'humanité ». Le même jour, le Chef d'État-major interarmées a recommandé une invasion totale de Cuba pour y détruire les bases de missiles soviétiques nouvellement installées. Kennedy, qui a insisté pour que l'ancien ambassadeur des États-Unis en Russie, Llewelyn Thompson, assiste aux réunions du groupe de planification de la crise, a rejeté les conseils des militaires et, avec l'aide de son frère Robert, de l'ambassadeur Thompson, et d'autres esprits sensés, a pu trouver un compromis avec le dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev.

Quant au Chef d'État-major inter-armées, le président avait déjà conclu que les hauts responsables militaires étaient des russophobes détraqués et qu'ils méritaient le genre de sobriquet que leur appliquait le sous-secrétaire d'État George Ball - un « cloaque de tromperie ». Comme l'écrit Ellsberg (dans son Prologue, p.3) : « Le nombre total de morts, tel que calculé par le Chef d'État-major interarmées, résultant d'une première frappe américaine visant l'Union soviétique, ses satellites du Pacte de Varsovie et la Chine, serait d'environ six cents millions de morts. Cent Holocaustes ». Et pourtant, les imbéciles ont continué, comme en essayant de traverser « The Big Muddy » [Allusion à la chanson antimilitariste de Pete Seeger en 1967 « Waist deep in the Big Muddy », NdT]

Des services de renseignement pas vraiment à la hauteur

La performance de la communauté du renseignement avant la crise des missiles cubains, y compris celle du Pentagone, s'est avérée extrêmement inepte. L'armée américaine, par exemple, ignorait béatement que les sous-marins soviétiques qui rôdaient dans les Caraïbes étaient équipés de torpilles à têtes nucléaires. Les services de renseignement américains ne savaient pas non plus que les Russes avaient déjà monté des ogives nucléaires sur certains des missiles installés à Cuba et visant les États-Unis (l'hypothèse américaine du 27 octobre était que les têtes nucléaires n'avaient pas été montées).

Ce n'est que 40 ans plus tard, lors d'une conférence « anniversaire » de la crise cubaine à La Havane, que d'anciens responsables américains comme le ministre de la défense Robert McNamara et le conseiller à la sécurité nationale McGeorge Bundy ont appris que certaines de leurs hypothèses clés étaient irréfléchies, et dangereusement erronées. (Ellsberg p. 215 et suivantes)

Aujourd'hui, les médias institutionnels ont inculqué aux cerveaux américains que c'est une calomnie que de critiquer la « communauté du renseignement ». Cela malgré l'exemple relativement récent de la fabrication de « renseignements » frauduleux pour « justifier » l'attaque contre l'Irak en 2003, suivi encore plus récemment, sans preuves, d'une accusation fallacieuse accusant Poutine lui-même d'ordonner aux services russes de renseignements de « pirater » les ordinateurs du Comité national du parti démocrate. Il est vrai que les services de renseignement américains sur la Russie et Cuba en 1962 ont failli tous nous faire tuer en 1962, mais à l'époque, à mon avis, il s'agissait plus d'un cas d'incompétence et d'arrogance que de malhonnêteté pure et simple.

En ce qui concerne Cuba, l'un des échecs les plus importants de la CIA a été le rapport officiel Special National Intelligence Estimate (SNIE) du 19 septembre 1962, qui informait le président Kennedy que la Russie ne se risquerait pas à tenter de placer des missiles à armes nucléaires à Cuba. Dans une large mesure, ce jugement était la conséquence d'un des péchés capitaux de l'analyse de l'intelligence - « l'image miroir ». C'est-à-dire que nous avions fortement mis en garde les Russes contre la pose de missiles à Cuba ; ils savaient que les États-Unis, à cette époque, ne prendraient pas ce genre de risque ; par conséquent, ils nous prendraient au mot et éviteraient de faire sauter le monde sur Cuba. C'est du moins ce que pensaient les évaluateurs estimés de la NIE.

Les Russes, eux aussi, avaient une image miroir. Khrouchtchev et ses conseillers considéraient les planificateurs de guerre nucléaire américains comme des acteurs rationnels, parfaitement conscients des risques d'escalade, qui hésiteraient à mettre fin immédiatement à la vie de centaines de millions d'êtres humains. Leurs renseignements n'étaient pas très bons sur le degré de russophobie infectant le général de l'armée de l'air Curtis LeMay et d'autres à l'État-Major des Armées, qui étaient prêts à accepter des centaines de millions de morts pour « mettre fin à la menace soviétique ». (Ellsberg était présent ; il raconte de première main la folie dans « The Doomsday Machine. »)

Où sont passés les lance-grenades ?

Je me suis présenté en service actif à l'École des officiers d'infanterie à Fort Benning, en Géorgie, le 3 novembre 1962, six jours après l'incident. La plupart d'entre nous, nouveaux lieutenants, avions entendu parler d'une nouvelle arme, le lance-grenades, et étions impatients de l'essayer. Il n'y en avait pas. Il manquait aussi beaucoup d'autres armes normalement utilisées pour l'entraînement.

Après de nombreuses demandes de renseignements, les hauts gradés ont admis que presque tous les lance-grenades et la plupart des autres armes et véhicules manquants avaient été rassemblés et transportés vers le sud par une division passant par la Géorgie une semaine ou deux auparavant. Tout était encore dans la région de Key West, nous a-t-on dit. Des signes tangibles de l'état de préparation du Comité des chefs d'état-major interarmées et des hauts gradés de l'armée pour attaquer Cuba, si le président Kennedy avait accédé à leurs souhaits.

Si cela s'était produit, il est probable que ni vous ni moi ne lirions ceci. Pourtant, à Benning, il y avait des protestations et des gémissements qui se plaignaient que nous laissions les cocos trop tranquilles.

Ray McGovern travaille avec Tell the Word, une maison d'édition de l'Église œcuménique du Sauveur dans le centre-ville de Washington. Il a été officier d'infanterie et de renseignement dans l'armée de terre de 1962 à 1964, puis chef du service « Politique étrangère de l'URSS » de la CIA et, le matin, présentait Le Mémo Quotidien du Président [President's Daily Brief (PDB) : document présenté chaque matin au président des États-Unis, contenant un résumé d'informations classifiées en lien avec la sécurité nationale, collectées par différentes agences de renseignement américaines, NdT]. Il est cofondateur de Veteran Intelligence Professionals for Sanity (VIPS). [Anciens professionnels du Renseignement pour le bon sens, NdT]

(NdT : Vasili Alexandrovich Arkhipov n'était pas l'époque « capitaine » mais plus probablement capitaine de frégate ou de vaisseau soit déjà au minimum lieutenant colonel - compte tenu de sa nomination au grade de contre-amiral en 1975 et de ses fonctions a bord - alors que le capitaine Savitsky était probablement capitaine de corvette soit commandant donc son inférieur hiérarchique. Ce qui explique l'obligation d'obtenir l'accord d'Arkhipov)

Source :  Consortium News, Ray McGovern, 28-10-2019

Traduit par les lecteurs du site  www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

 les-crises.fr

 Commenter