21/01/2021 les-crises.fr  8 min #184530

Merveille de la mondialisation : Adieu Alcatel, bonjour Huawei - par Eric Juillot

500 emplois ! C'est ce que se proposent de créer les dirigeants de Huawei en France, sur le site d'une usine prochainement construite à Brumath dans le Bas-Rhin 1.

S'il faut se réjouir de chaque nouvelle de ce type - au point où nous en sommes rendus en matière de désindustrialisation -, il n'est pas interdit par ailleurs de la replacer dans le contexte des vingt ou trente dernières années qui ont vu les géants français et chinois des télécommunications parcourir des trajectoires inverses dans le cadre de la mondialisation : à l'irrésistible ascension de Huawei s'oppose en effet l'inexorable déclin d'Alcatel.

Alcatel, brève histoire d'une disparition

Le quart de siècle écoulé a vu disparaître un géant industriel français né à la fin du XIXe siècle. Dans le contexte d'une mondialisation dont ses dirigeants pensaient pouvoir tirer parti, Alcatel n'a rien connu d'autre qu'une chute vertigineuse, qui l'a vu passer du statut de poids lourd mondial dans son secteur à celui de filiale secondaire rachetée par un concurrent.

Lorsque Serge Tchuruk prend les commandes d'Alcatel-Alsthom en 1995, il souhaite opérer un recentrage des activités du groupe, devenu un conglomérat au cours des décennies précédentes, sur les télécommunications. Alcatel se sépare ainsi d'Alsthom 2] en 1998. A cette époque, le groupe emploie à lui seul 75000 personnes à travers le monde. Tchuruk se lance dans une course effrénée au gigantisme dans le cadre de laquelle il multiplie les acquisitions d'entreprises.

Il s'agit pour lui d'atteindre une masse critique à l'échelle planétaire, de préempter de nouvelles technologiques mises au point par de jeunes pousses innovantes et de s'implanter sur des marchés porteurs. Mais beaucoup de ces acquisitions concernent des entreprises surévaluées - l'époque est au gonflement de la bulle internet -, et elles sont réalisées au prix d'un endettement important, que seul le temps permettrait peut-être d'amortir.

Mais l'éclatement de la bulle internet en 2000 prive soudain la direction d'Alcatel de tout horizon de moyen terme : la capitalisation boursière du groupe chute, le surendettement apparaît au grand jour. Tchuruk tente alors de sortir de la nasse qui se referme en vendant certaines participations (Alstom, Thalès, Areva) et certaines activités 3, mais cela ne suffit pas, d'autant que le chiffre d'affaires chute entre 1995 et 2005, de 25 à 12,2 milliards d'euros 4. La firme souffre en effet de la concurrence de nouveaux acteurs tels que Nokia, Ericsson et...Huawei.

En 2006, la direction croit trouver son salut dans la fusion avec un autre grand groupe en difficulté, l'américain Lucent. Alcatel-Lucent naît cette année-là, avec un actionnariat majoritairement américain et un nouveau PDG, l'Américaine Patricia Rousso (à Tchuruk échoit le poste de président du conseil d'administration).

La fusion, qui ne convainc pas les investisseurs, est un échec boursier 5 (note : l'action passe de 10 euros à 5 fin 2007). L'échec est manifeste également au plan industriel, comme en témoignent les 6 plans de suppressions de l'emploi qui se succèdent de 2007 à 2013 6, qui font tomber le nombre de salariés français de l'entreprise de 12000 à 6000. Le départ du duo Rousso-Tchuruk en 2008 dans des conditions qui font polémiques 7 ne suffit pas à inverser la tendance au déclin.

En 2015, ce qui reste d'Alcatel-Lucent est racheté par le concurrent Nokia. S'ensuivront 4 autres plans de suppressions de postes. Le dernier en date, annoncé en juin 2020 8, prévoit la disparition de 1233 emplois en France, dans la « fonction support » mais aussi dans la Recherche et Développement.

Ainsi, en 25 ans, un géant français de l'industrie de pointe a complètement disparu, victime des illusions de la mondialisation auxquelles ses dirigeants ont tout cédé.

Tout, dans cette chute, illustre en effet, jusqu'à la caricature, les errements auxquels conduisent une foi aveugle dans les vertus du capitalisme financier mondialisé : Vertige du gigantisme, ivresse de l'extension planétaire, primat de la croissance externe par endettement sur l'investissement dans l'outil productif, illusion de la sécurité par la financiarisation - la sophistication financière devant prémunir le risque jusqu'à la rendre négligeable -, enthousiasme juvénile pour les « nouvelles technologies » du numérique et même, dans le cas de Tchuruk, ambition d'une « entreprise sans usines 9 » !

Économie et géostratégie : face à l'approche globale de la Chine

La catastrophe industrielle ne doit cependant pas tout à la gestion erratique de Serge Tchuruk. Elle résulte également de l'action malveillante d'un concurrent, d'autant plus redoutable qu'il n'a pas hésité pas à utiliser des moyens non-économiques pour éliminer ses adversaires, en s'adossant aux ressources de son propre État : Huawei. Avant de créer des emplois en France, l'entreprise chinoise en a beaucoup détruit, en portant, grâce à l'espionnage industriel, un coup très dur à Alcatel au début des années 2000.

On sait, depuis les travaux de l'économiste Dani Rodrik 10 que les pays qui profitent le plus de la mondialisation sont ceux qui en respectent le moins les « règles ». Dans ce groupe, la Chine arrive probablement en tête : sa stratégie de développement a toujours fait de l'État un acteur central ; elle sait habilement jouer du libre-échange de ses partenaires occidentaux pour en obtenir des relations commerciales déséquilibrées en sa faveur ; son code des investissements a toujours été marqué du sceau de l'intérêt national 11.

Plus gravement, elle s'assoit sans vergogne sur la propriété intellectuelle et n'hésite pas, de surcroît, à recourir à un espionnage industriel massif pour voler des secrets technologiques aux concurrents des entreprises chinoises, et pour permettre à ses dernières d'en profiter, comme l'a montré le journaliste Antoine Izambard dans son livre 12.

Ainsi, en 2005, Alcatel rata un très gros marché avec British Telecom. L'offre de Huawei, beaucoup plus compétitive, séduisit l'opérateur britannique. Mais le succès de Huawei reposait notamment sur le vol pur et simple et sur la transcription dans ses matériels du code informatique élaboré par les ingénieurs du groupe français : « Tout le code était identique. Quand nous avions commis des erreurs, elles y étaient, lorsque nous avions inscrit des codes de maintenance 'alcatéliens', ils y étaient aussi 13», assure ainsi un ex-cadre du groupe.

Mises au courant de ce scandale, les autorités françaises choisirent de ne pas en faire un casus belli avec la République Populaire de Chine. Pékin eut tôt fait d'expliquer à Paris qu'il en allait de son accès au marché chinois. L'argument massue porta ses fruits : Comment renoncer en effet à ce miroir aux alouettes, objet de bien des fantasmes depuis des décennies ?

Mais, en agissant de la sorte, la France de J. Chirac entérinait en fait une relation commerciale inégale, apportant la preuve, par son inertie, que le déficit commercial structurel de la France à l'égard de la Chine résultait - au-delà de la seule dimension économique - de la volonté politique des dirigeants chinois.

Or, pour Alcatel, ce marché britannique était essentiel. L'échec de l'entreprise française rendit inévitable sa fusion avec Lucent un an plus tard.

Aujourd'hui, la boucle est bouclée : Huawei s'installe en Alsace, terre d'origine d'Alcatel. Tout un symbole ! L'entreprise chinoise y est accueillie avec les honneurs, après avoir malhonnêtement concouru à la disparition du champion français. On ignore tout à ce stade, du soutien financier des collectivités locales à cette implantation.

Il faut espérer que l'équipementier chinois ne reproduira pas la politique scandaleuse qui fut celle de Daewoo en Lorraine dans les années 1990. L'entreprise coréenne implanta à l'époque trois usines en Meurthe-et-Moselle, créant des centaines d'emplois dans une région industrielle sinistrée, suscitant l'espoir que la mondialisation profite un peu aussi aux travailleurs de l'industrie.

Mais les trois sites disparurent au début des années 2000 au profit d'autres implantations du groupe, notamment en Europe de l'Est, alors que les dirigeants coréens avaient empoché près de 46 millions d'argent public pour faciliter leur installation en France 14 : Désolante illustration de l'abaissement des pouvoirs publics à l'ère de la mondialisation.

Il faut le souligner, cet abaissement est volontaire : les élites françaises ont dès les années 1980 appréhendé la mondialisation avec un mélange de candeur et d'enthousiasme idéologique, sans rapport aucun avec son impact sur l'outil productif national et le bien-être des travailleurs. Elles se sont empressées d'en adopter sincèrement les canons, quitte à ce que notre pays soit la dupe de ce processus historique.

Félicitons-nous, donc, faute de mieux, que la France ait été choisie par le vainqueur du moment, mais espérons simultanément que le renseignement français sera moins naïfs que les responsables politiques, l'usine de Huawei sera implantée à proximité des deux Régiments de transmissions de l'Armée de Terre spécialisés dans la guerre électronique 15. De quoi susciter, à tout le moins, la vigilance de la Direction du Renseignement Militaire.

Notes

1  dna.fr

2 Qui devient Alstom.

3 La microélectronique est vendue à ST Microelectronics.

4  pierre-suard.com

5 L'action passe de 10 euros au moment de la fusion à 5 fin 2007.

6  capital.fr

 capital.fr

7  lefigaro.fr

8  capital.fr

9  nouvelobs.com

10 Voir par exemple Nations et mondialisation, Ed La Découverte, Paris, 2008.

11 Voir par exemple :  gaullistelibre.com

12 France Chine, les liaisons dangereuses, Stock, Paris, 2019.

13  opex360.com

14  humanite.fr

15  opex360.com

 les-crises.fr

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