Nick Corbishley
En 1823, les États-Unis faisaient de l'Amérique latine leur arrière-cour en interdisant aux anciennes puissances coloniales européennes de s'y immiscer. Deux siècles d'ingérences US et de dommages terribles pour les Latinos ont suivi. Aujourd'hui, alors que la Chine est devenue un partenaire majeur de la région, les États-Unis semblent tentés de réhabiliter ouvertement la doctrine Monroe. Une tentative probablement vouée à l'échec, mais qui pourrait laisser des séquelles... (I'A)
Le 26 août, Pékin a dénoncé l'ingérence des États-Unis dans les affaires intérieures du Venezuela. Washington avait notamment diffusé des informations erronées sur les récentes élections. Trois jours plus tard, le ministère chinois des Affaires étrangères fustigeait l'interventionnisme US dans l'ensemble de l'Amérique latine. En réponse à une question du quotidien Global Times, le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Lin Jian, a déclaré que « les États-Unis ont peut-être annoncé la fin de la doctrine Monroe, mais le fait est que, depuis plus de 200 ans, l'hégémonisme et la politique de domination, qui sont intrinsèques à la doctrine (sic), sont loin d'être abandonnés ».
Voici l'intégralité de l'échange, extrait de la transcription de la conférence de presse de Lin Juan publiée sur le site officiel du ministère chinois des Affaires étrangères :
Global Times : Récemment, plusieurs pays d'Amérique latine ont exprimé leur mécontentement et ont protesté contre l'ingérence des États-Unis dans leurs affaires intérieures. En réponse aux remarques inappropriées de l'ambassadeur étasunien au Mexique sur la réforme judiciaire mexicaine, le président mexicain Andrés Manuel López Obrador a déclaré que le Mexique n'était « la colonie d'aucune nation étrangère » et que les États-Unis devaient « apprendre à respecter la souveraineté du Mexique ».La présidente du Honduras, Xiomara Castro, a condamné les États-Unis, déclarant que leur « ingérence et leur interventionnisme violent le droit international ». Le ministre cubain des Affaires étrangères, Bruno Rodríguez Parrilla, a déclaré sur les réseaux sociaux que « Cuba est très conscient des activités déstabilisatrices de la NED sous couvert des valeurs démocratiques ». Par ailleurs, le Venezuela a critiqué les États-Unis pour leur ingérence dans les élections. Et la Bolivie a révélé qu'elle avait subi des pressions de la part de la « grande puissance du Nord » après avoir exprimé son intérêt à rejoindre les BRICS. Quel est votre commentaire ?
Lin Jian : Nous avons pris note des rapports à ce sujet. Les États-Unis ont peut-être annoncé la fin de la doctrine Monroe, mais le fait est que, depuis plus de 200 ans, l'hégémonisme et la politique de domination, qui sont intrinsèques à la doctrine, sont loin d'être abandonnés.
La Chine soutient fermement la position juste des pays d'Amérique latine qui s'opposent à l'ingérence étrangère et défendent la souveraineté de leurs nations. Les États-Unis ne devraient pas rester sourds aux préoccupations légitimes et au juste appel des pays d'Amérique latine tout en agissant comme bon leur semble. Nous demandons instamment aux États-Unis d'abandonner dès que possible la doctrine Monroe et l'interventionnisme, de mettre fin aux actions unilatérales d'intimidation, de coercition, de sanctions et de blocus, et de développer des relations et une coopération mutuellement bénéfique avec les pays de la région sur la base du respect mutuel, de l'égalité et de la non-ingérence dans les affaires intérieures de chacun.
L'hégémonisme et la politique de domination des États-Unis vont à l'encontre de la tendance historique inéluctable des pays d'Amérique latine à rester indépendants et à rechercher la force par l'unité. De telles approches n'obtiendront aucun soutien et seront reléguées aux oubliettes de l'histoire.
On ne peut qu'espérer une telle évolution au regard des énormes dommages que le « monroïsme » a infligés à l'Amérique latine. Mais avant que cela n'arrive, Washington semble avoir l'intention de continuer à semer la zizanie dans son voisinage direct.
Attendue depuis longtemps
Cette réponse de la Chine était attendue depuis longtemps. Comme nous l'indiquions en janvier 2023, les États-Unis luttent désespérément pour un retour en arrière en Amérique latine alors que la Chine s'est imposée comme un acteur majeur dans la région, dépassant même les États-Unis et l'Union européenne pour devenir le premier partenaire économique de l'Amérique du Sud. Un nombre croissant de pays de la région ont transféré leurs relations diplomatiques de Taïwan à la Chine et ont signé des accords commerciaux et d'investissement avec Pékin. Pour répondre à cette menace, Washington est en train de remanier la doctrine Monroe :
La Chine est déjà le premier partenaire commercial de l'Amérique du Sud. Les États-Unis ont toujours la mainmise sur l'Amérique centrale et restent le premier partenaire commercial de la région dans son ensemble. Mais cela est principalement dû à leurs gigantesques flux commerciaux avec le Mexique, qui représentent 71 % de l'ensemble des échanges entre les États-Unis et l'Amérique latine. Comme l'a rapporté Reuters en juin, si l'on exclut le Mexique de l'équation, la Chine a déjà dépassé les États-Unis en tant que premier partenaire commercial de l'Amérique latine. Si l'on exclut le Mexique, le total des flux commerciaux - c'est-à-dire les importations et les exportations - entre la Chine et l'Amérique latine a atteint 247 milliards de dollars l'année dernière, soit bien plus que les 173 milliards de dollars des États-Unis.Les États-Unis sont désormais engagés dans une course désespérée et dangereuse pour revenir en arrière.
Pour ce faire, ils remanient la doctrine Monroe, une stratégie de politique étrangère US vieille de 200 ans qui s'opposait au colonialisme européen sur le continent américain. Selon cette doctrine, toute intervention de puissances étrangères dans les affaires politiques des Amériques constituait un acte potentiellement hostile à l'égard des États-Unis. Aujourd'hui, les États-Unis appliquent cette doctrine à la Chine et à la Russie.
Le général Richardson [commandant du Southern Command] a expliqué en détail comment Washington, avec l'appui du SOUTHCOM, négocie activement dans le triangle du lithium la vente de ce minerai à des entreprises US par l'intermédiaire de son réseau d'ambassades, dans le but de « bloquer » les adversaires.
On peut supposer que ce processus de « blocage » s'applique non seulement au lithium, mais aussi à tous les minéraux et actifs stratégiques de l'Amérique latine comme les terres rares, l'or, le pétrole, le gaz naturel, le « light sweet crude » (dont d'énormes gisements ont été découverts au large de la Guyane), le cuivre, les cultures vivrières abondantes et l'eau douce, tous convoités par le gouvernement et l'armée des États-Unis, ainsi que par les entreprises dont ils défendent les intérêts.
Jeudi dernier (29 août), le ministère chinois des Affaires étrangères a finalement répondu à cette nouvelle forme de « monroïsme » en exhortant Washington à abandonner ses politiques d'interventionnisme en Amérique latine. Ce message est arrivé le jour même où le département d'État US publiait un communiqué de presse insistant sur le fait que « Nicolas Maduro et ses représentants ont falsifié les résultats des élections, ont faussement revendiqué la victoire et ont conduit une répression à grande échelle pour se maintenir au pouvoir ».
La Chine a beaucoup investi dans le Venezuela du gouvernement chaviste - gouvernement que les États-Unis tentent de renverser depuis plus de vingt ans. Et Pékin est déterminé à protéger ses investissements. Ainsi, en septembre 2023, la Chine a hissé ses relations avec le Venezuela au niveau diplomatique le plus important en désignant ce pays d'Amérique latine comme « partenaire stratégique de tout temps ». Par ailleurs, avec le président russe Vladimir Poutine, le président chinois Xi Jinping a été l'un des premiers dirigeants mondiaux à féliciter Nicolas Maduro après l'annonce des résultats de l'élection il y a plus d'un mois.
Le Venezuela est l'une des deux nations sud-américaines très riches en ressources à avoir demandé à devenir membre des BRICS ces derniers mois - l'autre étant la Bolivie, dont le gouvernement a récemment fait l'objet d'une tentative de coup d'État, bien que l'on ne sache pas encore si les États-Unis ont joué un rôle dans cette affaire. Si les demandes sont acceptées, les BRICS pourront compter dans leurs rangs le pays possédant les plus grandes réserves de pétrole au monde (le Venezuela) ainsi que le pays possédant les plus grands gisements de lithium au monde (la Bolivie).
Remuer le couteau dans la plaie
Ces dernières semaines, les ambassadeurs des États-Unis et du Canada au Mexique ont tenté de faire dérailler les réformes judiciaires du gouvernement sortant d'Andrés Manuel Lopéz Obrador (AMLO). C'était quelques mois seulement après que l'Agence US de lutte contre la drogue avait diffusé des allégations non prouvées selon lesquelles AMLO était à la solde des cartels de la drogue mexicains lors des récentes élections au Mexique - en vain : le successeur d'AMLO, Claudia Sheinbaum, a remporté une victoire historique. AMLO a réagi en « interrompant » les relations du Mexique avec les ambassades des États-Unis et du Canada. Cette mesure, bien que largement symbolique, a au moins mis fin, pour l'instant, aux dénonciations très médiatisées des réformes d'AMLO par les deux ambassadeurs.
Pendant ce temps, au Venezuela, l'ingérence US continue de s'intensifier. Vendredi, le pays sud-américain a connu une panne d'électricité générale que le gouvernement Maduro 𝕏 a imputée à un « sabotage électrique contre le réseau national ». Comme beaucoup de choses qui se passent au Venezuela en ce moment, il est difficile de corroborer les affirmations du gouvernement. Mais l'idée que les États-Unis soient à l'origine du sabotage est loin d'être farfelue. Lundi, les États-Unis ont saisi l'avion présidentiel vénézuélien et l'ont transporté de la République dominicaine à la Floride, après avoir décrété que son achat violait leurs sanctions.
Il y a aussi le cas du Honduras. Jeudi dernier, la présidente Xiomara Castro a rompu un traité d'extradition vieux d'un siècle avec les États-Unis après que l'ambassadrice US au Honduras, Laura Dogu, a critiqué la récente visite du secrétaire à la Défense du Honduras, Manuel Zelaya, au Venezuela. Il y avait rencontré le ministre vénézuélien de la Défense, Vladimir Padrino López, que Dogu a accusé d'être un « trafiquant de drogue ». Précisons que Zelaya est le mari de Xiomara Castro mais aussi l'ancien président du Honduras qui avait été renversé par un coup d'État soutenu par les États-Unis en 2009.
Xiomara Castro a dénoncé l'intervention de Dogu comme une violation flagrante de son rôle d'ambassadrice au Honduras. Le lendemain, Castro a averti qu'un coup d'État était en préparation contre son gouvernement en utilisant les forces armées du pays. « Nous avons déjà connu un coup d'État » ces dernières années, a déclaré Castro :
« Nous avons déjà vécu ce que cela implique : la violence, le bannissement, la persécution et les violations des droits de l'homme. Je veux promettre au peuple hondurien qu'il n'y aura plus de coups d'État. Et je ne permettrai pas que l'instrument de l'extradition soit utilisé pour intimider ou faire chanter les forces armées du Honduras.L'ingérence et l'interventionnisme des États-Unis, ainsi que leur intention de diriger la politique du Honduras par l'intermédiaire de leur ambassade et d'autres représentants, sont intolérables. Ils attaquent, ignorent et violent impunément les principes et les pratiques du droit international qui promeuvent le respect de la souveraineté et de l'autodétermination des peuples, la non-intervention et la paix universelle. Cela suffit. »
Bien que les allégations de coup d'État ne soient pas confirmées, il n'est pas difficile de comprendre pourquoi les États-Unis et l'élite compradore du Honduras pourraient vouloir renverser le gouvernement de Xiomara Castro, tout comme ils l'ont fait avec son mari.
Xiomara Castro est l'une des rares dirigeantes démocratiquement élues en Amérique latine à avoir reconnu la victoire présumée de Nicolás Maduro aux élections du Venezuela. Son gouvernement est également en train d'interdire les zones d'emploi et de développement économique (ZEDE) du Honduras - des zones économiques spéciales controversées, car exemptes de certaines lois et taxes nationales qui ont été créées par les gouvernements précédents. Elle a en outre pris des mesures pour quitter l'organe d'arbitrage CIRDI de la Banque mondiale, qui évalue un différend investisseur-État sur une zone autonome en réclamant 10,8 milliards de dollars de compensation pour des dommages présumés.
Lorsque la nouvelle s'est répandue que le Honduras se retirait du plus grand tribunal CIRDI du monde, un groupe de 85 économistes internationaux, dont beaucoup figurent régulièrement sur ce site, a publié une lettre dans Progressive International « félicitant la présidente Castro et le peuple du Honduras » et encourageant « d'autres pays à suivre leur exemple en vue d'un système commercial plus équitable et plus démocratique ». Ce n'est pas le genre d'exemple que les investisseurs internationaux et les multinationales souhaitent voir donner par un petit pays comme le Honduras.
Mais le gouvernement du Honduras semble désormais avoir un allié de poids à ses côtés : Pékin.
« Trop entaché »
Les responsables US peuvent s'inquiéter autant qu'ils le souhaitent de l'empreinte croissante de la Chine dans leur « arrière-cour » ; cependant, comme le note un article du Latin American Post, la réalité est que « pour de nombreux pays d'Amérique latine, la Chine offre une alternative bienvenue [ou contrepoids] aux États-Unis, en fournissant des opportunités de développement et de croissance sans les conditions liées à l'aide et à l'investissement US. » C'est pourquoi plus de 20 gouvernements de la région, dont certains étroitement alignés sur les États-Unis, ont jusqu'à présent adhéré à l'initiative chinoise « la Ceinture et la Route » (BRI), le Brésil, membre fondateur des BRICS, étant probablement le prochain à le faire :
L'attrait du modèle chinois est particulièrement fort dans une région qui lutte depuis longtemps contre le sous-développement et les inégalités. Pour de nombreux dirigeants latino-américains, l'essor de la Chine représente une occasion de sortir du cycle de la dépendance et d'affirmer une plus grande autonomie dans leurs politiques étrangère et économique. Cette évolution est emblématique d'un réalignement plus large de la géopolitique mondiale, les puissances émergentes comme la Chine remettant en cause la domination traditionnelle des États-Unis dans des régions comme l'Amérique latine.
Comme le fait remarquer un lecteur de Naked Capitalism dans le fil des commentaires, il existe de nombreuses autres raisons pour lesquelles le modèle de développement de la Chine continue de trouver des adeptes dans la région, y compris des raisons économiques (BRICS>G7), technologiques (le soutien fort de la Chine au développement numérique) et énergétiques, sans parler, bien sûr, de la frustration croissante à l'égard d'un ordre fondé sur des règles fantaisistes et en constante évolution. Même le magazine Foreign Policy a publié l'année dernière un article concédant que « le Monroïsme - tant par son nom que par son paradigme politique implicite - est voué à l'échec » :
De par son nom, la « doctrine Monroe » est trop entachée pour être récupérée. Invoquer cette expression dans les relations interaméricaines aujourd'hui est contre-productif. La doctrine ne peut se défaire de deux siècles de liens avec l'unilatéralisme, le paternalisme et l'interventionnisme.De même, le fait de désigner la doctrine Monroe sous un autre nom ne permet pas de dissimuler sa puanteur...
Et c'est là que le bât blesse. Quelle que soit l'idée que les décideurs politiques se font de la doctrine Monroe, celle-ci met en doute le fait que les pays d'Amérique latine puissent tracer leur propre voie dans le monde. Tant que la politique étrangère US ne se sera pas débarrassée de cette idée, elle restera prisonnière de la doctrine Monroe.
Le problème est que ni les démocrates ni les républicains à Washington ne semblent avoir reçu l'info. Si bien que la course à l'influence et aux ressources en Amérique latine va probablement continuer à s'intensifier.
Source originale: Naked Capitalism
Traduit de l'anglais par GL pour Investig'Action