01/11/2025 reseauinternational.net  10min #295049

Notre classe dirigeante et ses maîtres

par Laurent Guyénot

Dans son livre de 1896 traduit en anglais sous le titre  The Ruling Class («La classe dirigeante»), le politologue italien Gaetano Mosca commence par établir la loi suivante :

«Dans toutes les sociétés, depuis les sociétés très peu développées qui ont à peine atteint les prémices de la civilisation jusqu'aux sociétés les plus avancées et les plus puissantes, deux classes de personnes apparaissent : une classe qui dirige et une classe qui est dirigée. La première classe, toujours moins nombreuse, exerce toutes les fonctions politiques, monopolise le pouvoir et jouit des avantages que ce pouvoir apporte, tandis que la seconde, plus nombreuse, est dirigée et contrôlée par la première...»

Une classe dirigeante peut être renversée, soit par une conquête étrangère, soit par un coup d'État, soit par une révolution, soit par des moyens plus subtils qui ne sont pas toujours immédiatement perceptibles par les gouvernés. Mais tout changement de régime conduit à la formation d'une nouvelle classe dirigeante.

Il s'ensuit que l'objet principal de la science politique devrait être, selon Mosca, l'étude des différents types de classes dirigeantes. «Nous devons rechercher patiemment les traits constants que possèdent les différentes classes dirigeantes et les traits variables auxquels sont liées les causes lointaines de leur intégration et de leur dissolution, que les contemporains ne remarquent presque jamais».

Un des traits constants de toute classe dirigeante, c'est sa volonté de garder le pouvoir, et donc de le rendre héréditaire. Cela découle, non pas de la perversité des hommes de pouvoir, mais au contraire de leur humanité : quel père ne souhaite pas transmettre ses acquis à ses enfants ? C'est pourquoi la classe dirigeante pratique «naturellement» l'endogamie et le népotisme. C'est un problème dans la mesure où les qualités requises pour un dirigeant ne sont pas héréditaires.

Il s'ensuit que le degré de renouvellement de la classe dirigeante, c'est-à-dire son taux d'acceptation des nouveaux venus, est une variable fondamentale des sociétés. Lorsque les mécanismes de la transmission héréditaire du pouvoir deviennent trop rigides, ils entravent le sain renouvellement de la classe dirigeante et finissent par la rendre illégitime aux yeux des masses dirigées, quelle que soit l'efficacité de sa propagande visant à se faire passer pour une race supérieure.

La République

La solution inventée par les Romains est la République, définie comme l'État de droit, c'est-à-dire le gouvernement par la loi, la loi étant la même pour tous, du haut en bas. Contrairement à une idée reçue, même l'Empire romain est resté, en théorie et dans une large mesure dans la pratique, une république : on n'a jamais oublié que l'imperator (à l'origine un titre honorifique militaire) n'était que le princeps senatus, le premier des sénateurs, soumis à la même loi que les autres. Selon Bart D. Ehrman, dans l'Empire romain, «la classe supérieure de l'aristocratie, constituée des sénateurs, des membre de l'ordre équestre et des élites locales appelés décurions, représentait au total un peu plus de 1% de la population totale». Peter Heather donne le chiffre plus élevé de 5%.

La République romaine n'est pas une démocratie. Pour commencer, les esclaves, sur le dos desquels repose l'économie, n'étaient pas des citoyens. Ils étaient exclus des lois de la République. Mais les esclaves, qu'ils aient été capturés sur le champ de bataille ou achetés à des marchands arabes ou juifs, pouvaient être affranchis, ce qui était souvent le cas. Les affranchis étaient exclus de toute fonction dirigeante, mais leurs enfants étaient des hommes libres. Tout homme libre pouvait, en théorie, accéder à des fonctions dirigeantes. Le chemin le plus court passait par le mérite militaire, ce qui n'était pas le plus mauvais test pour les vertus du leadership. Il existait d'autres formes de service public qui pouvaient permettre à un homme de gravir les échelons sociaux.

La classe dirigeante de la République romaine était cependant principalement celle des propriétaires terriens. Selon Anthony Kaldellis, c'est à Constantinople que la République romaine évolua vers plus d'égalité, du fait qu'une nouvelle classe de sénateurs, d'administrateurs et de lettrés fut créée sur une base plus méritocratique. La hiérarchie politique de Byzance, écrit Kaldellis, était «une aristocratie de service, et non de sang». L'élite dirigeante «se caractérisait par un taux de rotation élevé et n'avait aucun droit héréditaire à des fonctions ou à des titres, ni aucune autorité légale sur les personnes et les territoires, à l'exception de celle qui découlait de ses fonctions». «Les familles ne devenaient puissantes que lorsqu'elles réussissaient dans la politique de cour et parvenaient à conserver la faveur impériale». Kaldellis souligne qu'indépendamment des institutions républicaines, le peuple de Constantinople n'était pas sans ressources, et réussissait parfois à se débarrasser d'une empereur impopulaire : «aucun État dans l'histoire n'a jamais eu plus de guerres civiles qui n'ont rien changé à la structure ou à l'idéologie du régime. Les guerres civiles byzantines n'avaient généralement pour enjeu que le personnel». (Il me semble que la capacité d'un peuple à se débarrasser d'un dirigeant incompétent ou corrompu est bien plus précieuse que l'illusion de l'avoir choisi au départ.) L'étude de la société byzantine est très intéressante, parce qu'à bien des égards, la Russie a hérité de la tradition politique byzantine, et cela ne fonctionne pas si mal (lire mon article « Poutinisme et Néobyzantinisme»).

Christopher Dawson fait une autre comparaison intrigante : «L'Empire byzantin, écrit-il, du moins au VIe siècle, n'était gouverné ni par des ecclésiastiques ni par des soldats illettrés, comme en Occident, mais à la manière des Chinois, par une classe officielle de litterati qui s'enorgueillissaient de leur savoir et de leur érudition». Peter Heather, quant à lui, fait une comparaison implicite avec la Chine communiste : «La vie publique dans l'Empire romain s'apparente à celle d'un État à parti unique, dans lequel la loyauté envers le système vous était inculquée dès la naissance et renforcée par des occasions régulières de la démontrer». On peut soutenir que le système chinois de parti unique n'est pas un mauvais système pour sélectionner des hommes de talent, d'intégrité et de mérite. Contrairement aux Occidentaux, les Chinois ne confondent pas république et démocratie, et leur système démontre, je pense, que la République fonctionne mieux si elle s'appuie davantage sur le principe méritocratique que sur le principe démocratique.

Le mensonge démocratique

Le renversement de la classe dirigeante par la «classe ouvrière» a été l'objectif des mouvements révolutionnaires des deux derniers siècles. Du point de vue d'un politologue comme Gaetano Mosca, renverser une classe dirigeante est possible, mais faire gouverner «le peuple» est impossible, car c'est une loi universelle que «dans toutes les formes de gouvernement, le pouvoir réel et effectif réside dans une minorité dirigeante». Par conséquent, le principe démocratique de «souveraineté populaire», et l'idée selon laquelle chaque homme a un droit de regard égal sur les affaires de l'État, sont un mensonge.

Dans un ouvrage de 1914 intitulé  Les Partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, le politologue italo-allemand Robert Michels apporte une critique percutante de la démocratie représentative. Voici le résumé qu'en donne en 1943 James Burnham dans  The Machiavellians : Defenders of Freedom (le livre qui m'a également fait découvrir Mosca) :

«La vérité est que la souveraineté, qui, selon le principe démocratique, devrait appartenir à la masse, ne peut être déléguée. Lorsqu'il s'agit de prendre une décision, personne ne peut représenter le souverain, car être souverain signifie prendre ses propres décisions. La seule chose que le souverain ne peut déléguer, c'est sa propre souveraineté ; cela serait contradictoire et signifierait simplement que la souveraineté a changé de mains. Tout au plus, le souverain pourrait employer quelqu'un pour mettre en œuvre les décisions qu'il a lui-même déjà prises. Mais ce n'est pas ce qu'implique le fait de gouverner : comme nous l'avons déjà vu, il doit y avoir des chefs parce qu'il doit y avoir un moyen de trancher des questions que les membres du groupe ne sont pas en mesure de trancher. (...) Une masse qui délègue sa souveraineté, c'est-à-dire qui transfère sa souveraineté entre les mains de quelques individus, abdique ses fonctions souveraines».

Le fait que la «souveraineté populaire» des démocraties représentatives soit fondamentalement un mensonge, car contraire à la loi immuable énoncée par Mosca, a des conséquences profondes sur la mentalité collective. Car un peuple qui vit dans le mensonge démocratique finit par développer des névroses, que ne connait pas une nation comme la Chine ou la Russie, où l'on ne donne pas au peuple l'illusion de choisir son chef, mais où la démocratie s'exerce essentiellement pour permettre au peuple de manifester à intervalles réguliers son soutien ou son désaveu à un chef.

Dans une république comme la Chine, les citoyens n'exigent pas la transparence sur toutes les réunions du Parti Communiste. Dans les démocraties occidentales, l'opacité des réunions d'élites est suspecte. Car les mêmes élites dirigeantes qui utilisent la rhétorique démocratique agissent sans en tenir compte, en prenant des décisions au sein de groupes opaques tels que le groupe Bilderberg, dont les réunions obéissent à la règle de Chatham House. Cela finit par se savoir, et suscite le sentiment que «ils» (les élites) conspirent contre «nous» (le peuple). Les théories du complot s'emballent facilement. Ainsi, le Bohemian Club, qui est un cadre destiné à favoriser la «cohésion de la classe dirigeante», selon William Domhoff (Bohemian Grove and Other Retreats : À Study in Ruling-Class Cohesiveness, HarperCollins, 1975), devient l'objet de théories farfelues sur les sacrifices sataniques d'enfants dans ses camps d'été du Bohemian Grove ( lire mon article à ce sujet). Ce type de théorie du complot délirante, que je comparerais aux théories sur le sexe de Brigitte Macron, sont des symptômes de la névrose engendrée par le mensonge démocratique.

À la base de ces symptômes pathologiques, il y a une profonde désillusion à l'égard de notre système démocratique. Cette désillusion est bien sûr légitime. Mais la plupart des gens, dans leur désillusion, restent prisonniers de l'illusion qu'une véritable démocratie est possible, si seulement on mettait en prison l'élite dirigeante actuelle. Il faut dissiper cette illusion : la véritable démocratie n'existe pas et n'existera jamais. La démocratie est un mensonge. Parce que c'est un mensonge, elle attire les menteurs dans les fonctions gouvernementales et finit par devenir le règne des menteurs. Mentir devient la qualité requise pour faire partie de la classe dirigeante, car personne ne peut être élu en mentant moins que ses concurrents. Les menteurs peuvent être achetés et vendus. Ils mentiront encore mieux lorsqu'ils seront victimes de chantage. Et les hommes qui n'ont aucun respect pour la vérité n'auront également que du mépris pour les personnes qu'ils sont censés diriger.

En fin de compte, la démocratie représentative libérale devient une cible facile pour le «grand maître du mensonge» (Schopenhauer, cité par son plus célèbre disciple autrichien). Un peuple étranger conquérant et hautement organisé forme désormais une super-classe dirigeante, manipulant les élus de la classe dirigeante autochtone, leur dictant leurs discours,  tenant la main du président pour signer leurs documents, essayant de convaincre les masses que la démocratie consiste avant tout à lutter contre l'antisémitisme. Une super-classe dirigeante hostile, religieusement endogame, suprémaciste, vindicative et paranoïaque a pris le contrôle des États-Unis et d'une partie des démocraties libérales européennes.

Pour comprendre ce qui se passe réellement, je propose une autre comparaison historique.

 Lire la suite...

 Laurent Guyénot

source :  Kosmotheos

 reseauinternational.net