02/12/2025 legrandsoir.info  7min #297863

La Voix de Hind Rajab donne enfin une voix aux Palestiniens

Rosa LLORENS

Les faits : à la fin de la deuxième semaine de février 2024, pendant l'agression d'Israel contre Gaza, on trouve le corps décomposé d'une petite fille de 6 ans, Hind Rajab, aux côtés de six membres de sa famille, dans une voiture criblée de 355 balles ; près de là, l'ambulance qui devait la secourir a été détruite, avec ses deux ambulanciers. Le film de la Tunisienne Kaouther ben Hania met en scène les dernières heures de la vie de Hind, pendant lesquelles elle a été en contact par téléphone avec une équipe du Croissant Rouge palestinien qui essayait d'organiser les secours. Le film parle au coeur, mais donne aussi matière à réflexion.

De tous les films concernant la Palestine, bien peu font entendre directement la voix des Palestiniens : soit ce sont des Juifs (rappelons que le terme « israélien » désigne aussi légalement des Palestiniens, qui vivent encore sur leurs terres ancestrales) qui parlent, soit il y a un Israélien qui cornaque un Palestinien (No other land), soit ce sont des Israéliens qui ont réalisé le film, mais en mettant en avant un Palestinien (Cinq caméras brisées), soit le réalisateur palestinien, Hani Abu-Assad, financé par des « frères » arabes, adopte les codes de Hollywood pour raconter l'histoire d'un Palestinien (Le chanteur de Gaza, 2015). Ici, non seulement nous entendons la voix de la petite Hanoud (le diminutif par lequel elle se désigne), mais nous voyons les ondes sonores correspondant à sa voix s'afficher sur un écran.

Kaouther ben Hania a déjà réalisé plusieurs films, dont, en 2023, Les filles d'Olfa, qui s'interrogeait sur la décision de deux jeunes filles, deux sœurs, de rejoindre Daesh en Libye. Le sujet était en fait scabreux, car portant de l'eau au moulin impérialiste ; ce qu'on a retenu, souligné, c'est bien sûr le danger de l'Islam et les méfaits du patriarcat, alors que le vrai problème, c'est l'utilisation par les pays occidentaux des fanatiques ou mercenaires de Daesh pour réaliser leur agenda de destruction des Etats arabo-musulmans qui font obstacle au projet du Grand Israel.

Les filles d'Olfa a été curieusement classé et récompensé comme « documentaire », alors qu'il s'agit d'un « reenactment » : un scénario écrit à partir, certes, d'une histoire réelle, et mêlant personnes réelles (la mère, les petites soeurs) et actrices. On peut discuter le choix de KbH : un vrai film de fiction, avec une histoire et des personnages inventés aurait sans doute permis de mieux réfléchir sur le problème de Daesh et ses commanditaires et financiers occidentaux qu'un docu-drama qui nous enferme dans un contexte familial.

Pour La Voix de Hind Rajab, par contre, le choix du docu-fiction s'imposait, et le film est débarrassé des incohérences formelles des Filles d'Olfa : KbH disposait d'un matériau brut exceptionnel, un enregistrement de 70 minutes de la voix de Hind, et c'est ce matériau qui a donné naissance à tout le projet : il fallait le faire entendre comme un témoignage irréfutable des crimes d'Israel. Cependant, les plaintes, les appels au secours de la petite fille ne pouvaient pas constituer un film : il fallait présenter le contexte, écrire un scénario, et donc recourir à des acteurs. Nous sommes dans un centre d'appels du Croissant Rouge, à Ramallah, qui reçoit des appels à l'aide de Palestiniens blessés du fait de l'intervention de l'armée israélienne dans la bande de Gaza, depuis octobre 2023 ; ce jour de janvier 2024, il reçoit l'appel, d'abord confus et déconcertant, d'une petite fille de six ans, bloquée dans une voiture, sous le tir des tanks israéliens. Le film va suivre le dialogue entre Hind et les coordinateurs du centre, et les efforts de ceux-ci pour obtenir de l'armée israélienne un feu vert pour envoyer une ambulance, et pour réconforter l'enfant. Il n'y a pas d'incohérence, de malaise dû au mélange entre réel et fiction, car il y a d'une part les images des travailleurs du centre, et, de l'autre, seulement la voix de l'enfant (qui n'apparaîtra qu'à travers des photos).

Cela n'empêche pas des critiques de mettre en avant le dispositif du film pour soulever des objections théoriques et formelles et faire oublier le contenu du film. C'est le cas de Bastien Gens, dans Critikat, qui se focalise sur les « coutures » et « jointures » entre réel et fiction, et craint (en fait affirme) « que le geste [cinématographique] fasse écran à l'émotion que pourrait susciter l'histoire réelle » ; KbH « ne parvient pas à dissiper cette impression de fausseté ». Il en arrive à disqualifier la voix de Hind « qui dégage une puissance émotionnelle d'une nature forcément autre et irrecevable dans ce contexte artificiel » ; plus le document réel est brutal, plus il est désamorcé par « l'épaisse couche du dispositif ». Et il arrive à reconnaître comme seul mérite du film le fait de prouver que le cinéma n'a rien de mieux à faire devant les atrocités du réel que de se taire ! On ne peut qu'admirer les sophismes de cette argumentation : les faits réels sont terribles, donc il ne fallait pas en parler.

Il faut au contraire saluer ce film, et même dans le « didactisme » de certains dialogues, car il nous permet de réaliser dans quelle situation contradictoire et angoissante se trouvent les travailleurs du centre : ils doivent, en passant par divers intermédiaires, obtenir que l'armée israélienne valide l'itinéraire proposé pour chaque ambulance, et donne son feu vert, ce qui revient à donner aux Israéliens toutes les coordonnées nécessaires pour qu'ils puissent tirer sur l'ambulance, comme c'est arrivé tant de fois et comme cela arrivera ici aussi : on voit sur un mur les photos de tous les ambulanciers ainsi tués. Mais cette opération, dont la mise au point prend près de 10 heures, pour un trajet qui se ferait normalement en 8 minutes, nous rappelle aussi que la vie quotidienne des Palestiniens des Territoires occupés en Cisjordanie se déroule, en temps de paix, selon des conditions d'état de guerre : ils doivent suivre des itinéraires spéciaux (ils n'ont pas le droit d'emprunter les mêmes bus ni les mêmes routes que les Juifs), balisés de check points, qui leur prennent des heures pour un déplacement que les Juifs font en 20 minutes.

Mais le film permet surtout de lutter contre ce deux poids deux mesures qui individualise les Israéliens et donne à chacun d'eux un visage et une histoire qui favorisent l'empathie (il suffit de penser à la campagne de photos des otages juifs) tandis que des centaines de milliers de Palestiniens massacrés sont enveloppés dans le brouillard d'un anonymat collectif favorisant l'indifférence et l'oubli. Ce deux poids deux mesures est aussi au centre du livre du palestino-égypto-canado-américain (ces multiples nationalités, dans le cas des Palestiniens, sont seulement la trace d'exodes successifs et se soustraient, tandis que chez les Juifs elles s'additionnent) Omar El Akkad : Un jour, tout le monde aura toujours été contre cela (dont la traduction française est prévue pour janvier) ; un des chapitres les plus longs s'appelle Peur. L'auteur, évoquant le drame d'Hind, remarque à quel point la valeur, le « pouvoir d'achat », de la peur des bénéficiaires de l'Empire est différente de celle de ses victimes : avec sa peur, un Arabe ne peut rien acheter (pas même une ambulance) : la peur des bénéficiaires de l'Empire, elle, peut tout acheter, elle peut déclencher des guerres et anéantir des centaines de milliers d'hommes ; c'est à cela que sert l'emploi du terme « terrorisme ». « Comment finissons-nous la phrase : « il est lamentable que des dizaines de milliers d'enfants soient morts, mais... » ? La conclusion de la phrase sera toujours une formule signifiant que notre sécurité, notre confort moral, n'a pas de prix.

Quel mot peut décrire ce que Hind, recroquevillée dans sa voiture au milieu des cadavres des membres de sa famille, sous le vacarme des bombardements, a ressenti ? Loin de là, « une infinité de personnes qui applaudissent ce massacre [à Gaza] se réveilleront et diront qu'elles aussi ont peur [de voir menacée leur vie de privilégiés]. Mais si ces peurs sont égales et se compensent, alors le mot peur ne signifie rien ».

La peur d'Hanoud n'avait aucune valeur ; mais, grâce au film, sa valeur s'est accrue, après sa mort, certes, mais elle contribuera peut-être à donner plus de valeur à la peur d'autres enfants comme elle.

Rosa Llorens

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