17/09/2020 3 articles les-crises.fr  21 min #179355

Bertrand Russell (1/2) : philosophe, mathématicien et éternel optimiste

Source :  The Guardian
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

 Bertrand Russel fut un géant intellectuel du XXᵉ siècle, témoin de la douloureuse transition de sa génération de l'optimisme victorien au traumatisme d'après-guerre. Il a toujours cru que les idées pouvaient changer le monde. Il fut étroitement impliqué dans nombre d'évènements qui remodelèrent la politique mondiale dans les deux premiers tiers du XXᵉ siècle. De façon controversée, il était opposé à la Première Guerre mondiale et fut un pacifiste de premier plan.

Dans les cercles académiques, il était le plus reconnu pour ses travaux pionniers en mathématique, en logique philosophique et en  épistémologie. En plus d'avoir légué d'importantes idées et théories aux générations futures d'universitaires, Russel inaugura un style de pensée maintenant connu sous le nom de  philosophie analytique, qui est toujours enseigné dans la plupart des départements de philosophie britanniques.

Plutôt que d'examiner les aspects les plus techniques de la philosophie de Russell, cette série mettra l'accent sur les questions au cœur du «  comment croire » des lecteurs : la religion et l'éthique, la condition humaine et le monde moderne ; le but de la philosophie. Russell fut un écrivain doué, auteur de nombreux livres et brochures pour le grand public - son Histoire de la philosophie occidentale est un classique imparfait qui continue d'initier les néophytes à la philosophie.

Durant les prochaines semaines nous allons explorer les différents points de vue de Russell dans le détail. Mais ces points de vue doivent être compris dans le contexte de son caractère, sa vie et son temps - et Russell lui-même nous fournit des explications captivantes dans son autobiographie. La première page de celle-ci désigne quelques-unes des caractéristiques distinctives de sa longue vie : ses privilèges, son importance aux yeux du public, son expérimentation de la morale conventionnelle.

Nous sommes présentés à l'enfant de trois ans Bertrand dans le couloir des domestiques à Pembroke Lodge, Richmond Park - la maison donnée à ses grands-parents par la reine Victoria. Ses parents, récemment décédés, avaient été des libres-penseurs : son père avait écrit un long essai intitulé « Une analyse de la religion », et « tous les philosophes britanniques depuis [John Stuart, NdT] Mill » se retrouvaient dans le salon londonien de sa mère.

Ils avaient laissé Bertrand et son grand frère, Frank, aux soins de deux tuteurs athées (dont l'un avait eu une liaison avec la mère des enfants), mais la Chancery [littéralement la Chancellerie, tribunal britannique, NdT] accorda la garde des garçons à leurs grands-parents (qui étaient) moins radicaux.

Le jeune Bertrand montra un talent précoce pour la logique lorsqu'il soutint à sa grand-mère qu'« il n'était pas cohérent de vouloir que tout le monde ait un logement et en même temps que l'on ne veuille pas construire de nouveaux logements parce qu'ils gâcheraient le paysage ». Un ami d'enfance se souviendra de « Bertie » comme d'« un petit garçon sérieux dans un costume en velours bleu » et qui était « toujours gentil ».

Jeune homme, il était si sensible et réservé que la première fois qu'il est resté au Trinity College de Cambridge pour passer ses examens de bourse il était « trop timide pour demander où se trouvaient les toilettes et qu'en conséquence il allait à la gare chaque matin avant le début des examens ».

Russel affirma qu'il n'apprit que très peu de ses tuteurs universitaires : « Lorsque j'étais étudiant en licence, j'étais convaincu que les professeurs constituaient un pan complètement inutile de l'université. Je n'ai tiré aucun bénéfice des cours magistraux auxquels j'ai assisté et je me suis fait le serment que quand je serai professeur à mon tour, je considérerai qu'ils n'apportent rien du tout. J'ai respecté mon serment. » Cependant, il apprit de ses amis étudiants à être moins grave et acquit un sens de l'humour qui, à en juger par son autobiographie, ne l'a jamais quitté.

Russel adulte évoluait dans un monde différent de celui d'aujourd'hui. Par exemple, en 1910 sa candidature au Parlement sous la couleur du Liberal Party fut rejetée selon lui car il se présentait comme agnostique et refusait d'aller à l'église pour maintenir sa respectabilité. En revanche, il reçut en 1949 l'Ordre du mérite et en 1950 le prix Nobel de littérature - ce qui marqua, comme il le dit, « l'apogée de [sa] respectabilité » et le rendit « légèrement mal à l'aise ».

Après la Seconde Guerre mondiale, Russel fit campagne en faveur d'un « gouvernement mondial » pour empêcher un nouveau conflit international, et il devint de plus en plus inquiet de la menace d'une guerre nucléaire. En 1955 il écrivit un manifeste pacifiste avec le soutien de son ami Albert Einstein, qui fut signé par des scientifiques de premier plan des deux côtés du rideau de fer.

Ce document soulignait la nécessité d'une coopération entre les deux puissances capitaliste et communiste : cela déboucha sur une série de conférences à la fin des années 50, et finalement au  Traité d'interdiction partielle des essais nucléaires de1963, interdisant les essais nucléaires à la surface - que ce soit dans l'espace ou sous l'eau - en temps de paix, une « interdiction partielle » qui déçut Russel.

Ces développements politiques furent accompagnés par un passage sur la rive culturelle : la  Campagne pour un désarmement nucléaire fut lancée en 1958 avec Russel comme président. En février 1961 le philosophe, alors âgé de 88 ans, se joignit à une foule de milliers de personnes dans une marche de protestation de Trafalgar Square jusqu'à Whitehall, et épingla une note à la porte du ministère de la défense. Plus tard, cette même année, Russel fut accusé d'inciter le public à la désobéissance civile et fut emprisonné à la prison de Brixton par un magistrat qui lui dit qu'« il était assez vieux pour savoir comment se comporter ».

À la fin de son autobiographie Russel remarque que depuis sa jeunesse sa vie « sérieuse » a eu deux aspects distincts : « d'un côté je voulais découvrir s'il était possible de tout savoir, et de l'autre je voulais faire tout ce qu'il m'était possible pour créer un monde plus joyeux ». Aux décennies les plus dures du XXᵉ siècle, son optimisme et son idéalisme ont certainement vacillé, mais n'ont pas été vaincus. Il conclut : « J'ai peut-être pensé que le chemin vers une humanité libre et heureuse serait plus court que ce que la réalité a bien voulu ne montrer, mais je n'avais pas tort de penser qu'un tel monde fût possible. »


Bertrand Russel sur le débat science contre religion

Source :  The Guardian
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Bertrand Russell - deuxième partie : Les critiques ardentes du philosophe contre la religion ont un écho sur les athéismes modernes, mais il a aussi été profondément touché par une « grâce mystique »

Bertrand Russel ne se considérait pas lui-même comme un expert de l'éthique et de la religion, et il est vrai que ses écrits sur le sujet manquent de l'originalité et du degré de sophistication de ses travaux philosophiques sur les mathématiques. Ses critiques de la religion s'apparentent souvent - en substance si ce n'est dans le ton - aux opinions proférées par les athées contemporains : il soutenait que les croyances religieuses avaient causé guerres et persécutions, qu'elles étaient moralistes et oppressives et favorisaient la crainte.

Mais c'est précisément pour cette raison qu'il vaut encore la peine de se pencher sur son rejet du christianisme. Toute personne désirant défendre la religion contre ses détracteurs modernes typiques doit reconnaître Russel comme un digne adversaire, et ce parce que c'était un homme du monde intelligent, humain, possédant des principes et qui a sans nul doute eu une vie digne et riche.

La semaine prochaine nous regarderons de plus près les arguments de Russel contre le christianisme. Mais intéressons-nous d'abord à la manière dont son attitude générale et son approche de la religion ont modelé sa critique des croyances religieuses. On dit par exemple que Russel pensait que les questions religieuses ne relevaient pas vraiment de la discipline philosophique. Cette vision plutôt étroite de la philosophie le prédisposait au scepticisme quant aux sujets qui impliquaient l'ambiguïté, l'interprétation et peut-être l'expérience personnelle d'une sorte de vision ou grâce.

Bien sûr l'éthique constitue un tel sujet, et la religion encore plus. Comme d'autres penseurs rationalistes avant lui comme Descartes ou Spinoza, Russel avait un critère précis pour ce qui pouvait être qualifié de « connaissance », et il avançait que si la philosophie était la recherche de la vérité alors il devrait se préoccuper uniquement du genre de certitudes associé aux intuitions de mathématique de base telles que « 2+2 = 4».

Il est aussi intéressant de comparer l'attitude dédaigneuse de Russel envers la religion avec sa grande foi en la science. Quand Nietzsche écrivait sur la mort de Dieu, il suggérait que la croyance au progrès scientifique constituait le dernier article de foi restant. Nietzsche faisait remarquer que bien que la science énonce des propositions de connaissance, ces propositions sont aussi illusoires que celles des dogmatismes religieux.

Cette vision qu'il critiquait est trop grossière pour être attribuée à Russel, qui reconnaissait que ce que l'on appelle d'habitude « connaissance » recouvre un large spectre de degrés d'incertitude et que très peu - sinon rien - n'est absolument certain. Cependant, il est bon de garder à l'esprit les remarques de Nietzsche à propos de la « piété » sous-tendant la science moderne quand on songe à la vision presque utopique de Russel du progrès scientifique.

Le soutien de Russel à l'eugénisme dans son livre excentrique et provocateur Le Mariage et la Morale (1929) est l'un des exemples les plus controversés de sa vision selon laquelle les développements de la science pourraient, et devraient, contribuer à la réforme sociale. Mais ce point de vue lui-même est devenu un principe de l'orthodoxie séculaire. Il est présenté avec grande éloquence dans son essai  Comment je suis arrivé à mon Credo, publié la même année que Le Mariage et la Morale.

Ici Russel célèbre notre croissante maîtrise de la nature et soutient que la science moderne à la fois dépasse la religion et la remplace en tant que méthode pour l'humanité pour s'améliorer : « Dans ce monde, nous pouvons à présent commencer à comprendre un peu les choses, et à les maîtriser un peu à l'aide de la science, qui s'est imposée peu à peu, en opposition à la religion chrétienne...

La science peut nous aider à surmonter cette crainte lâche dans laquelle l'humanité a vécu pendant des générations. La science peut nous enseigner, et je pense que nos propres cœurs peuvent nous enseigner, à ne plus rechercher des supports imaginaires, à ne plus s'inventer des alliés dans le ciel mais plutôt à se concentrer sur nos propres efforts pour faire de ce monde un meilleur endroit pour vivre au lieu de ce lieu qu'ont créé les églises tous siècles confondus. »

Ce passage est typique des écrits populaires de Russel sur la religion et il n'est pas surprenant de voir que les athées contemporains en ont fait leur champion. Mais parfois son autobiographie révèle une relation plus complexe et ambivalente avec la religion. En particulier, il relate un épisode de sa vie en 1901 où il fut témoin des intenses douleurs de la femme de son collègue de Cambridge, Alfred Whitehead, douleurs dues à des problèmes cardiaques, ce qui lui causa d'avoir ce qu'on peut décrire comme une soudaine vision spirituelle. « Le sol semblait s'ouvrir sous moi et je me retrouvais tout à coup dans un autre lieu, écrivit-il.

En l'espace de cinq minutes je suis arrivé à des réflexions comme : la solitude de l'âme humaine est intolérable, rien ne peut la pénétrer exceptée la plus grande intensité de ce genre d'amour que les enseignants religieux ont prêché, tout ce qui ne trouve pas sa source dans ce mobile est nuisible, il s'ensuit que toute guerre est mauvaise, qu'une instruction scolaire publique est abominable, que l'usage de la force doit être désapprouvé et que dans les relations humaines on doit pénétrer au cœur de la solitude de chacun et s'adresser à cela. »

Telle fut la puissance de cette expérience qui le transforma en « une personne complètement différente ». Même si sa « soudaine vision mystique » s'effaça plus tard devant une « habitude d'analyse » qui lui était antérieure, ses effets, écrivit-il, « restèrent toujours avec [lui], et furent à l'origine de [son] attitude durant la première guerre, [son] intérêt pour les enfants, [son] indifférence à l'égard des petites infortunes de la vie et un certain ton émotionnel dans toutes [ses] rapports humains. »

Quelle est la cause de cette disparité entre son point de vue « officiel » à l'égard de la religion et son expérience personnelle ? Pourquoi ne voulait-il pas que cette expérience vienne peser sur ses critiques de la religion ? La réponse semble se trouver dans son engagement méthodologique dans le rationalisme et l'empirisme scientifique : il tendait à traiter la « religion » soit comme un ensemble de doctrines susceptible d'être analysé intellectuellement soit comme un phénomène pouvant être observé objectivement de l'extérieur.

Dans le premier cas il trouvait des arguments fallacieux et dans le second des institutions défectueuses perpétrant violences et oppressions. Ses propres visions spirituelles appartenaient à un ordre différent - et bien qu'elles changèrent profondément sa vie, elles ne pouvaient changer sa position philosophique. Cela explique pourquoi, tandis que l'Histoire prouve que la religion et la science peuvent toutes deux être des forces pour faire le bien ou le mal, Russel fut amené à se concentrer sur les bienfaits de la science et le côté sombre de la religion.


La religion est-elle fondée sur la peur ?

Source :  The Guardian
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Bertrand Russell - troisième partie : La pensée chrétienne est elle-même consciente des dangers de la peur - quelque chose que Bertrand Russell néglige dans sa critique de la religion

L'élément le plus fort de la critique de Bertrand Russell de la croyance religieuse est l'affirmation que la religion est fondée sur la peur, et que la peur engendre la cruauté. Ses arguments philosophiques contre l'existence de Dieu peuvent toucher certaines personnes mais son approche plus psychologique de la peur doit être prise plus au sérieux par nous tous.

Dans une conférence de 1927 «  Pourquoi je ne suis pas chrétien » - prononcée à la branche sud de Londres de la Société laïque nationale - Russell exprime son point de vue avec une clarté caractéristique : « La religion est fondée avant tout et principalement sur la peur. C'est en partie la terreur de l'inconnu et en partie le désir de sentir que vous avez une sorte de grand frère qui sera là pour vous dans tous vos problèmes et différends.

La Peur est la racine de tout cela - peur du mystérieux, peur de la défaite, peur de la mort. La peur est parente de la cruauté, et par conséquent il n'est pas étonnant que la cruauté et la religion aillent de pair. C'est parce que la peur est le fondement de ces deux choses. » Aucun doute qu'il prêchait des convaincus ce jour-là.

En fait il y a ici deux éléments dans le diagnostic de Russell. Le premier est que la croyance religieuse est induite par la peur : conscients de nos vies précaires et vulnérables, nous cherchons la protection d'une déité puissante, nous confortant dans l'illusion de la sécurité. Le second est que la peur est induite par la croyance religieuse : en particulier, le dogme de la punition, dans cette vie et dans la vie « éternelle », amène les croyants ignorants à vivre inutilement dans la peur. Cette analyse a sans nul doute quelques vérités sur ces deux points ; peut-être explique-t-elle assez précisément les causes et les effets de la croyance religieuse dans un grand nombre de cas. Mais ces cas-là représentent-ils la religion elle-même ou sont-ils une déformation de celle-ci ?

On se concentrera ici sur le christianisme, puisque ce fut la tradition à laquelle Russell s'était le plus intéressé. Tandis que Russell affirme que son rejet de la croyance emplie de crainte et du dogme instillant la peur est issu de sa perspective athéiste, la tradition chrétienne porte elle-même une critique vigoureuse de la crainte.

Par exemple la première épître de saint Jean avance le principe de base suivant : « Celui qui n'aime pas n'a pas connu Dieu, car Dieu est amour », et suggère que la crainte et l'amour sont incompatibles : « Il n'y a point de crainte dans l'amour ; mais l'amour parfait bannit la crainte, car la crainte suppose un châtiment ; celui qui craint n'est pas parfait dans l'amour. » En fait Russell exprime ce sentiment dans un  essai de 1912 intitulé « L'Essence de la religion » où il écrit que « la crainte a tendance à être bannie par l'amour et elle est complètement absente dans les plus grandes adorations ». Mais il n'avait pas besoin de faire appel à un quelconque texte biblique dans son argumentaire selon lequel « la crainte est le parent de la cruauté », parce que le fait que l'amour soit inhibé et déformé par la crainte est un fait psychologique de base.

Au XVIIᵉ siècle, Spinoza - que Russell décrit comme « le plus noble et le plus sympathique de tous les grands philosophes » - invoquait la  Première épître de saint Jean pour attaquer les persécutions des non-conformistes par l'Église réformée hollandaise. Le violent dogmatisme dont a été témoin Spinoza illustre parfaitement le genre de choses soulignées par les athéistes modernes qui affirment comme Russell que la religion est une force néfaste dans le monde.

Mais Spinoza s'attaquait aux formes « superstitieuses » de la croyance religieuse, qui sont caractérisées par la crainte, en tant que perversion dangereuse d'un enseignement chrétien originel que l'on trouve dans le Nouveau Testament. En préfaçant son  Traité théologico-politique avec un verset issu de la Première épître de saint Jean, Spinoza insinuait que l'Église avait failli précisément à ces critères éthiques chrétiens qu'elle prétendait faire siens.

On peut trouver un autre exemple de la critique chrétienne de la crainte dans l'analyse de Kierkegaard du concept théologique de péché. Traditionnellement, l'orgueil est identifié comme un des péchés capitaux, mais Kierkegaard soutenait que la psychologie humaine est assombrie par une combinaison inséparable d'orgueil et de crainte qui tous deux se mettent en travers de l'amour.

Cela signifie que l'idéal chrétien requiert de notre part une lutte à la fois contre l'orgueil et contre la crainte, combinant humilité et courage. Selon la théologie kierkegaardienne, une religion emplie de crainte est une religion pécheresse.

Ces deux brefs exemples montrent que la tradition chrétienne possède les ressources pour non seulement reconnaître les conséquences dangereuses de la crainte, mais aussi pour les étudier de près et pour en donner une solution spirituelle. Toutefois, ce n'est pas là le type de perspectives auxquelles Russell était préparé à s'attaquer. Il n'était certainement pas disposé à invoquer la doctrine chrétienne du  péché originel - sans doute parce qu'elle était étroitement associée à la morale victorienne qui, au grand dégoût de Russell, a persisté tout au long du XXᵉ siècle.

Mais ses disciples athéistes seraient surpris de découvrir que Russell trouva intérieurement un sens au concept de péché. Dans son autobiographie il décrit une visite qu'il fit en 1952 d'une petite église grecque où il prit conscience en lui-même d'un « sens du péché » qui, à son grand étonnement, l'a « grandement affecté » dans ses sentiments, mais pas dans ses croyances. Si Russell avait suivi Kierkegaard et tenu plus compte de tels « sentiments », il aurait pu être amené à comprendre que la crainte est un problème religieux et pas simplement un problème posé par la religion.


Bertrand Russel l'agnostique

Source :  The Guardian
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Bertrand Russell - quatrième partie : La même intégrité intellectuelle qui poussa le philosophe à rejeter les croyances religieuses l'a aussi empêché d'embrasser l'athéisme

« D'un point de vue pratique, Bertrand Russell admet que l'agnosticisme ressemble beaucoup à l'athéisme. » Photographie : Michael Peto pour the Observer Michael Peto/Observer

Les contestations de Bertrand Russell à l'égard de ce qui était encore, en son temps, la croyance chrétienne conventionnelle peuvent s'expliquer en partie par son environnement et ses influences de jeunesse. Sa grand-mère l'a élevé comme unitarien, ce qui signifiait que « la punition éternelle et la vérité littérale de la Bible n'étaient pas inculquées », comme il le dit dans son autobiographie.

Comme ses parents libres-penseurs, Russell était impressionné par la philosophie utilitariste de John Stuart Mill, qu'il rencontra pour la première fois adolescent. Mais sa critique de la chrétienté était aussi due à son intégrité intellectuelle sans concession qu'il confrontait à tous les sujets qu'il trouvait dignes de réflexion. À l'âge de 14 ans Russell commença à questionner les principes de la foi chrétienne - dont le libre-arbitre, l'immortalité individuelle et l'existence de Dieu - et à l'âge de 18 ans il les rejeta tous.

Cependant, la même intégrité intellectuelle qui le poussa à rejeter les croyances religieuses l'a aussi empêché d'embrasser l'athéisme. À la manière du philosophe écossais du XVIIIᵉ siècle David Hume, Russell garda une attitude sceptique à l'égard des questions métaphysiques. Il explique sa position très clairement dans un  essai de 1953 sur l'agnosticisme où il déclare qu'« il est impossible, ou tout du moins impossible aujourd'hui, de connaître la vérité sur les questions qui préoccupent le christianisme et les autres religions telles que l'existence de Dieu et la vie future [après la mort, NdT] ».

En théorie, l'agnosticisme est très différent de l'athéisme puisque les athéistes et les déistes partagent la conviction que l'on peut parvenir à la connaissance sur de tels sujets - et qu'en fait ils l'ont atteinte tandis que leurs opposants y ont échoué. Toutefois, d'un point de vue pratique, Russel admet que l'agnosticisme s'approche beaucoup de l'athéisme, puisque beaucoup d'agnostiques affirment que l'existence de Dieu est tellement improbable que la question ne mérite pas d'être étudiée sérieusement.

Dans sa conférence de 1927 «  Pourquoi je ne suis pas chrétien«, Russell décrit l'existence de Dieu comme « une grande et sérieuse question » et rejette plusieurs arguments déistes classiques - l'argument de la cause première, l'argument du dessein divin et l'argument moral. Il ne traite pas de l'argument ontologique, mais dans son célèbre  débat radiophonique de 1948 avec le philosophe jésuite Frederick Copleston, il soutient que le concept d'un être nécessairement existant, central dans l'argument ontologique, est absurde.

Dans la conférence il critique également le personnage de Jésus présenté dans les récits des évangiles. En particulier il rejette l'idée de l'enfer : « Il s'agit d'une doctrine qui introduisit la cruauté dans le monde et lui donna des générations de torture cruelle ; et le Christ des évangiles, si vous pouviez le prendre comme ses chroniqueurs le représentent, devrait certainement être considéré comme responsable en partie de cet état de fait. »

D'un autre côté, il admire certains principes issus des enseignements de Jésus tels que le refus de juger les autres et la générosité envers les nécessiteux, même s'il trouve « difficile de vivre en accord avec eux ». L'idée de l'enfer est certainement stimulante à la fois pour les croyants et les non-croyants mais il est difficile de suivre Russell dans sa critique quand lui-même ne prend pas en compte les siècles de réflexion théologique et de débat sur le sujet. Par exemple, il ne parle pas de l'enseignement catholique selon lequel l'enfer est une séparation de Dieu qui n'est pas infligée en tant que punition, mais qui est choisie librement par les êtres humains.

Bien que Russell semble souvent se tourner vers une position quasi-athéiste, son propre agnosticisme se trouve renforcé par sa reconnaissance du fait que le mot « religion » n'a pas de sens bien défini. « Si cela signifie un système de dogmes vu comme une vérité incontestable, cela est incompatible avec l'esprit scientifique qui refuse d'accepter des faits sans preuve et qui considère que la certitude complète ne peut jamais être atteinte. »

L'article sur l'agnosticisme fut publié à un moment où les critiques de la religion étaient souvent supposées le fait des communistes ; Russell contra cette suggestion en soulignant que le type de communisme appliqué par le gouvernement soviétique satisfaisait à la définition du dogmatisme religieux, et qu'en conséquence « tout véritable agnosique devrait y être opposé ». Il est clair qu'une aversion passionnée du dogmatisme se retrouve dans sa critique de l'oppression religieuse et du moralisme, ainsi que dans sa doctrine de l'agnosticisme philosophique. Russel semble parfois se diriger vers l'opinion selon laquelle comment l'on croit et pas seulement ce que l'on croit a une importance éthique - une conclusion à laquelle peut aboutir tout croyant.

L'agnosticisme même de Russell a une dimension spirituelle. Suspendre son jugement à propos des questions métaphysiques est une pratique d'intellectuel sceptique, mais on en trouve une version plus radicale dans ce que Russell appelle « adoration contemplative » dans son essai de 1912 «  The Essence of Religion«. Il tente d'y dessiner les contours d'un genre de spiritualité fondé non pas sur l'existence de Dieu mais sur « une vision contemplative qui trouve mystère et joie dans tout ce qui existe et qui porte un amour envers tout ce qui vit. »

Russel dégage trois éléments dans le christianisme qu'il désire conserver : « l'adoration, le consentement et l'amour ». L'« impartiale » adoration qu'il envisage « a été pensée à tort comme nécessitant la croyance en Dieu, puisqu'elle a été pensée pour inclure le jugement selon lequel tout ce qui existe est bon. En fait, elle n'implique aucun jugement ; de ce fait elle ne peut pas être intellectuellement erronée et ne dépend en aucun cas d'un quelconque dogme. » En d'autres termes, une véritable contemplation n'est pas dogmatique par nature puisqu'elle prend sa source dans notre mode de pensée ordinaire. La contrepartie éthique de cette attitude contemplative est bien sûr le refus de juger les autres, ce que Russell admirait tant dans l'enseignement chrétien.

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20/09/2020 les-crises.fr  36 min #179452

Bertrand Russell (1/2) : philosophe, mathématicien et éternel optimiste

Bertrand Russell- Pensée libre et propagande officielle (1922)

Bertrand Russell

Source : Projet Gutenberg

Conférence donnée au South Place Institute le 24 mars 1922

Par le Professeur Bertrand Russell (sous la présidence de Graham Wallas)

Moncure Conway, en l'honneur duquel nous sommes rassemblés aujourd'hui, a dédié sa vie à deux grands sujets : la liberté de pensée et la liberté individuelle. Vis à vis de ces deux sujets, on a fait des progrès depuis son époque, mais aussi quelque chose a été perdu.

19/09/2020 les-crises.fr  21 min #179419

Bertrand Russell (1/2) : philosophe, mathématicien et éternel optimiste

Bertrand Russell (2/2) : philosophe, mathématicien et éternel optimiste

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Bertrand Russell sur l'individualisme et la maîtrise de soi

Source : The Guardian
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Bertrand Russell - cinquième partie : Parfois les croyants sont amenés à faire des choses socialement contraires à la morale. Russell a approuvé leur façon d'échapper à la morale conventionnelle.

Dans cette série d'articles, j'ai déjà suggéré que la critique de Bertrand Russell de la religion conventionnelle était en partie motivée par sa réaction contre le moralisme répressif. Bien que l'on puisse soutenir que ceci n'a rien à voir avec l'enseignement des évangiles - dans lequel nous voyons la bonté de Jésus envers les « pécheurs » et sa constatation de l'hypocrisie de ceux qui jugent les autres durement - la culture chrétienne que Russell a lui-même expérimentée inclut certainement des attitudes moralistes.

Nous nous en faisons une idée quand nous considérons à quel point la propre vie morale de Russell a été discutée par nombre de ses contemporains. Le philosophe s'est marié quatre fois et a eu une longue liaison pendant son premier mariage. Dans son livre de 1929, « Le Mariage et La Morale », Russell a donné des arguments en faveur d'une plus grande liberté sexuelle - en conséquence de quoi il a perdu son travail.

Les vues progressistes de Russell sur la sexualité reflètent sa perspective morale plus large. Il a préconisé à plusieurs reprises la liberté individuelle en matière de moralité personnelle, de conviction intellectuelle et de croyance religieuse. Il a vu une menace à cette liberté non seulement dans la moralité victorienne et son héritage du XXe siècle, mais aussi dans la bureaucratie moderne. Dans une série de cours sur l'Autorité et l'Individu (1949), par exemple, Russell argumente :

« De nos jours, la tendance à l'autoritarisme est trop prononcée et la préservation de l'initiative négligée. Les hommes qui contrôlent de grandes organisations ont tendance à être trop abstraits dans leur vision, à oublier que sont les êtres humains réels et à essayer d'adapter les hommes aux systèmes plutôt que les systèmes aux hommes. »

Toute personne qui travaille pour une « grande organisation » - une université, par exemple - ne connaît que trop bien ce dont Russsell parle. Mais il est simpliste de blâmer ces hommes (ou femmes) qui « contrôlent », comme s'ils créaient et dirigeaient des « systèmes » et qu'ils n'en faisaient pas eux-mêmes partie. Bien sûr, cela ne fait que renforcer l'argument de Russell comme quoi le mécanisme de la culture moderne produit un « manque de spontanéité ».

Sur la question de la moralité personnelle, Russell avance l'argument intéressant qui est que le devoir moral peut nous appeler à des actions jugées contraire à la morale en termes sociaux.

« Le Devoir envers mon voisin, en tout cas comme mon voisin le conçoit, ne peut pas être tout mon devoir », écrit-il dans « L'Autorité et l'Individu ». Russell invoque les concepts de Dieu et de la conscience pour expliquer ce point de vue, bien qu'il insiste pour dire qu'il ne repose pas sur une croyance théologique :

« Il est dangereux de permettre à la politique et au devoir social de dominer trop complètement notre conception de ce qui constitue l'excellence individuelle. Ce que j'essaie de transmettre... est en proche harmonie avec l'éthique chrétienne. Socrate et les apôtres ont établi que nous devons obéir à Dieu plutôt qu'à l'homme et les évangiles invitent à l'amour de Dieu aussi emphatiquement qu'à celui de nos semblables.

Tous les grands chefs religieux et aussi tous les grands artistes et découvreurs intellectuels ont fait preuve d'un sentiment de contrainte morale dans l'accomplissement de leurs impulsions créatives et un sentiment d'exaltation morale en le faisant. Cette émotion est la base de ce que les évangiles appellent devoir envers Dieu et est séparable de la croyance théologique. »

Russell suggère ici que l'idée d'une relation à Dieu aide à libérer les individus des pressions sociales de la morale conventionnelle. En effet, le point de vue qu'il décrit renvoie au célèbre concept de Kierkegaard de « suspension téléologique de l'éthique » - une détermination à élever la conscience individuelle au-dessus du devoir social - qui est exprimée dans le récit biblique du sacrifice d'Isaac par Abraham.

La réfutation de cette vision d'Abraham par Kierkegaard - qu'elle pourrait être utilisée pour légitimer la violence terroriste ou le comportement délirant - s'applique également à celle de Russell. Il est vrai que Russell essaie de se protéger lui-même de telles applications extrêmes de sa théorie en exposant que « la société doit me permettre la liberté de suivre mes convictions, sauf quand il y a des raisons très puissantes de m'en empêcher ». Mais qui doit juger de ces « raisons », si elles sont invoquées par une société inacceptable pour la conscience d'un individu ?

À nos yeux, le plaidoyer de Russell pour la liberté individuelle peut sembler l'expression amorale d'une position éthique dans laquelle « tout est permis ». Cependant, tout comme il invoque les concepts de Dieu et de conscience, il insiste aussi sur la maîtrise de soi. Russell considère le sexe comme un besoin humain naturel, psychologiquement comparable à notre désir de boire et de nous nourrir - et il estime que le mariage et les mœurs qui satisfont excessivement nos appétits sexuels sont aussi malsains et mauvais que la gloutonnerie :

« Au sujet de la nourriture nous avons des contraintes de trois sortes, celles de la loi, celles du savoir-vivre et celles de la santé. Des contraintes semblables sont essentielles lorsque le sexe est concerné, mais dans ce cas elles sont plus complexes et nécessitent beaucoup plus de sang-froid. »

Pour Russell, le sang-froid se révèle être le remède tant du moralisme répressif que de l'immoralité, car « la moralité féroce est généralement une réaction contre des émotions sensuelles ». Nous voyons ceci aujourd'hui dans la couverture de scandales par certains journaux, qui réussissent à séduire en même temps l'autosatisfaction moralisante des lecteurs et leur désir d'être émoustillé. Comme Russell l'a déclaré : « Seule la liberté empêchera l'obsession sexuelle excessive, mais même la liberté n'aura pas cet effet, à moins que ce ne soit devenu une habitude et ait été associé à une éducation judicieuse. »


Comment le système éducatif ordinaire étouffe « quelque chose de sacré »

Source : The Guardian
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Bertrand Russell - sixième partie : On a vu l'anti-autoritarisme du philosophe dans l'éthique de l'école qu'il a instituée, dans laquelle les leçons étaient facultatives

Depuis que Platon a établi un programme scolaire dans La République, les philosophes ont mis au point des plans plus ou moins idiosyncratiques de réforme de l'éducation. Bertrand Russell a poursuivi cette tradition - non seulement dans ses écrits, mais aussi en envoyant ses propres enfants dans une école qu'il a fondée avec sa femme. Comme une grande partie de sa philosophie populaire, les réflexions de Russell sur l'éducation sont imparfaites, mais intéressantes, et restent souvent pertinentes à notre époque.

La semaine dernière, nous avons considéré l'engagement de Russell en faveur de la liberté individuelle et sa critique des structures sociales oppressives - opinions qui l'ont conduit à soutenir que « la restriction de l'amour par les institutions est l'un des principaux maux du monde ». Cette position idéaliste rencontre des difficultés pratiques dans le cas de l'éducation, qui, étant une entreprise collective, exige organisation et ordre administratif - et pourtant ses objectifs, Russell l'a toujours souligné, devraient se concentrer sur la personnalité des enfants.

Un des tout premiers essais de Russell sur l'éducation figure dans son ouvrage de 1916, « Principes de Reconstruction Sociale ». Ici, le philosophe soutient que les enseignants devraient avoir une attitude « de révérence » envers quelque chose de profond dans chaque enfant : « quelque chose de sacré, indéfinissable, illimité, quelque chose d'individuel et d'étrangement précieux, le principe du développement de la vie, un fragment incarné de la lutte muette du monde ». Les enseignants qui possèdent cette attitude n'essaient pas de modeler leurs élèves d'une façon particulière, mais plutôt d'avoir « le désir d'aider l'enfant dans sa propre bataille ».

Bien sûr, ni « le respect » ni « le désir » qui l'accompagne ne peuvent être facilement quantifiés et standardisés dans les contextes institutionnels exigés par l'enseignement à grande échelle. Russell a vu clairement comment les conditions dans les salles de classe ont fait obstacle à la forme de culture pédagogique qu'il avait envisagée : « Dans l'enseignement, avec ses codes réglementaires émanant d'un bureau gouvernemental, ses classes nombreuses, un programme d'études figé et des professeurs surmenés, sa détermination de produire un déplorable état de médiocre facilité, le manque de respect pour l'enfant est quasi universel. »

Au cœur de la théorie plus positive de l'éducation de Russell - exposée dans « Sur l'Éducation » (1926) - figurent quatre vertus que, croyait-il, les enseignants devraient encourager chez leurs étudiants. Ce sont la vitalité, le courage, la sensibilité (qui dans ce contexte signifie la réactivité émotionnelle) et l'intelligence. Pour Russell, une éducation réussie développe le caractère entier d'un enfant dans ses aspects physiques, émotionnels, spirituels et intellectuels.

Quand il écrivit « Sur l'Éducation », Russell prévoyait de mettre ces idéaux en pratique. Il avait eu, à ce moment-là, deux enfants avec sa deuxième femme, Dora, une jeune intellectuelle féministe. L'intérêt dans les alternatives à l'enseignement habituel a fleuri en Grande-Bretagne pendant l'entre-deux-guerres et en 1927 Russell élabora Beacon Hill, une petite l'école progressiste dans le Sussex. Les leçons étaient facultatives et les enfants encouragés à choisir leurs propres activités.

L'éthique expérimentale de Beacon Hill faisait alors l'objet de controverses. Mais nombre de recommandations de Russell dans ses essais sur l'éducation semblent assez raisonnables. Il écrit à propos de l'énergie nécessaire à enseigner, soulignant que l'on ne s'attend pas à ce que des ecclésiastiques prêchent pendant plusieurs heures chaque jour, il demande pourquoi cela est exigé des instituteurs.

« Ceux qui n'ont aucune expérience de l'enseignement sont incapables d'imaginer la dépense d'esprit entraînée par toute instruction vraiment vivante », écrit-il, ajoutant que « fatigue intense et nerfs irritables » sont le résultat inévitable de longs séjours dans une salle de classe. Russell soutient que des classes nombreuses et des professeurs surmenés sont « une fausse économie » et que « un professeur doit enseigner seulement autant qu'il peut le faire la plupart du temps, en éprouvant un réel plaisir à travailler et en ayant conscience des besoins mentaux de l'élève. »

Le résultat du système éducatif courant, suggère Russell, étouffe le « quelque chose de sacré » en chaque être humain. Quand les enseignants sont surmenés, ils doivent économiser leur énergie en exécutant leurs tâches quotidiennes « mécaniquement » et pour ce faire imposer un ordre strict et exiger l'obéissance des élèves. Pour Russell, « l'obéissance est la contrepartie de l'autorité » - et comme nous avons vu ces dernières semaines, il s'est opposé à l'autoritarisme dans tous les contextes, puisque cela sape la liberté de l'individu. Dans un essai de 1940 sur l'enseignement, il écrit que « le professeur, comme l'artiste, le philosophe et l'homme de lettres, ne peut mener à bien son travail que s'il se sent un individu dirigé par une impulsion créative intérieure, non dominé et enchaîné par une autorité extérieure. »

Bien sûr, l'enseignement exige de l'organisation, mais Russell suggère que les décideurs devraient se concentrer sur les conditions de création qui peuvent soutenir l'individualité florissante tant des professeurs que des élèves. « Si le monde ne veut pas perdre l'avantage d'être mené par ses meilleurs esprits », écrit-il, « il devra trouver une certaine méthode pour leur permettre l'ouverture d'esprit et la liberté malgré l'organisation. »

Ironiquement - mais ce n'est peut-être pas surprenant - l'engagement de Russell à l'épanouissement de sa propre individualité n'a pas contribué à la réussite de l'école de Beacon Hill. Son mariage avec Dora était une relation ouverte, et l'idéal d'union libre a finalement mené le couple à un divorce acrimonieux. Quand leur mariage s'est désagrégé au début des années 30, Russell s'est retiré en tant que directeur et a envoyé ses enfants dans une école progressiste financièrement plus stable, tandis que Dora a continué à diriger Beacon Hill jusqu'à sa fermeture en 1943.

Revenant, dans son autobiographie, sur leur expérience éducative, Russell pense que leur approche s'était quelque peu fourvoyée et conclut que « des enfants ne peuvent pas être heureux sans un certain nombre d'ordres et d'habitudes ».


Bertrand Russell : la valeur quotidienne de la philosophie

Source : The Guardian
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Bertrand Russell - septième partie : Il a vu la philosophie comme un mode de vie, affirmant que les questions du sens cosmique et de la valeur ont une urgence existentielle, éthique et spirituelle

Dans son essai de 1946, la Philosophie pour les Profanes, Russell discute de la nature, du but et de l'importance de la philosophie. Photographie : Hulton Getty

Enseignants et étudiants de philosophie sont nombreux aujourd'hui à estimer que cette matière est menacée - non seulement de réductions des financements, mais d'un changement culturel plus pénétrant et moins quantifiable qui mesure la valeur seulement en termes instrumentaux et monétaires. Mais quand nous, philosophes, essayons de défendre notre discipline, la question de pourquoi la philosophie est-elle importante, nous nous empêtrons parfois avec notre amour-propre.

Pour être plus précis peut-être, quand nous cherchons à protéger la philosophie, nous protégeons aussi notre gagne-pain. L'ironie, ici, est que les philosophes se présentent souvent comme les penseurs qui atteignent une objectivité suprême par rapport à n'importe quel problème qu'ils traitent.

Je ne suggère pas que les philosophes doivent renoncer à affirmer la valeur de la philosophie, ou que notre expertise collective dans le raisonnement et dans l'histoire de la philosophie n'est pas quelque chose dont nous pouvons être fiers. Mais la question de notre objectivité au sujet de la signification de la philosophie nous donne une bonne raison d'écouter les avis de Bertrand Russell à ce propos. Russell était plus qu'un philosophe : il était aussi un mathématicien, un militant de la paix, un éducateur, un vulgarisateur de la science moderne et un critique culturel.

L'étendue et la diversité de son travail le mettent en position de discuter de la valeur de la philosophie, car il a apprécié la relation entre la philosophie et d'autres sortes d'enquêtes. Et Russell s'est plus d'une fois exposé en s'engageant à la poursuite de la vérité, même quand cela a mis en danger sa vie professionnelle, ou entrait en conflit avec un précédent travail.

Dans son essai de 1946, « La Philosophie pour les Profanes », Russell discute de la nature, du but et de l'importance de la philosophie. Il fait la liste d'un ensemble de questions qui appartiennent à la recherche philosophique : « Réchappons-nous à la mort en un sens et s'il en est ainsi, survivons-nous pour peu de temps ou pour toujours ? L'esprit peut-il dominer la matière, ou la matière dominer vraiment complètement l'esprit, ou l'un et l'autre peuvent-ils avoir une certaine indépendance limitée ? L'univers a-t-il un but ? Ou est-il conduit par la nécessité aveugle ?

Ou est-ce un simple chaos, un enchevêtrement, dans lequel les lois naturelles que nous pensons trouver sont seulement un fantasme produit par notre propre amour de l'ordre ? S'il y a un plan cosmique, la vie y a-t-elle plus d'importance que l'astronomie tendrait à le supposer, ou bien l'importance que nous donnons à la vie n'est-elle que simple esprit de clocher et arrogance ? »

Il est saisissant que Russell se concentre ici sur les questions les plus « cosmiques » de la philosophie - des questions que beaucoup reconnaîtraient comme largement religieuses autant que philosophiques. De façon caractéristique, Russell professe son agnosticisme, déclarant qu'il ne peut répondre à de telles questions et qu'il ne croit pas que quelqu'un d'autre puisse non plus y répondre. Il continue néanmoins : « La vie humaine serait appauvrie si elles étaient oubliées, ou si des réponses précises étaient acceptées sans preuve adéquate. »

Un but important de la philosophie, donc, est de préserver l'intérêt de ces questions vivantes et d'examiner attentivement n'importe quelle réponse que l'on pourrait y apporter.

Russell ranime une conception antique de la philosophie comme mode de vie en insistant sur l'urgence existentielle, éthique et spirituelle de la mise en doute du sens et de la valeur cosmiques. (Bien sûr, ce que nous pourrions entendre en de tels termes est une autre question à débattre entre philosophes.) Dans la tradition grecque ancienne, Russell nous le rappelle, la philosophie n'était pas seulement un exercice théorique et les philosophes n'étaient pas simplement - ou pas du tout - des penseurs professionnels.

« Socrate et Platon ont été choqués par les sophistes parce qu'ils n'avaient aucun but religieux », écrit-il et il ajoute que beaucoup de philosophes de l'Antiquité grecque « ont fondé des fraternités qui avaient une certaine ressemblance avec les ordres monastiques de périodes postérieures ».

Socrate soutient dans « la République » que la poursuite de la vérité par le philosophe implique la réorientation de son âme entière vers le bien, aussi bien que vers la clarification théorique de qu'est l'âme et en quoi consiste le bien. Aristote a développé cette idée par son éthique de la vertu, qui montre comment nos caractères peuvent être formés, en pratique, conformément à ce qui est bon pour nous - notre bonheur et notre accomplissement en tant qu'êtres humains.

Russell figure dans cette tradition, soutenant que « si la philosophie veut sérieusement jouer un rôle dans la vie des hommes qui n'en sont pas des experts, elle ne doit cesser de préconiser un certain mode de vie ». Il discerne des différences clés entre les approches philosophiques et religieuses d'une vie tournée vers le bien : la philosophie refuse tout appel à l'autorité d'une tradition ou d'un livre sacré et le philosophe ne devrait pas tenter d'établir une Église.

Russell considérait évidemment l'autoritarisme comme l'essence de la religion et, sur cette base, sa philosophie est manifestement antireligieuse. Un scepticisme éthiquement orienté se trouve au cœur de sa propre conception d'un mode de vie philosophiquement correct. Pour Russell, la philosophie devrait mener à la paix - à la sérénité personnelle et à la paix dans le monde. « Le dogmatisme est un ennemi de la paix et une barrière insurmontable à la démocratie », écrit-il. Une formation philosophique même minimale, soutient-il, nous enseignerait à percer « les absurdités sanguinaires » prêchées au nom d'intérêts nationalistes, sectaires - et aussi, devrait-il ajouter, au nom de la démocratie.

Dans son essai de 1946, Russell enseigne à ses lecteurs « profanes » à penser plus objectivement des questions émotives : « Quand, dans une phrase exprimant une opinion politique, il y a des mots qui éveillent des émotions puissantes mais diverses selon les divers lecteurs, essayez de les remplacer par des symboles, A, B, C, et cetera, et oubliez la signification particulière des symboles. Supposons que A est l'Angleterre, B est l'Allemagne et C est la Russie. Tant que vous vous rappelez ce que les lettres représentent, la plupart des choses que vous croirez dépendront de si vous êtes anglais, allemand ou russe, ce qui est logiquement non pertinent. »

Bien sûr, cette sorte de technique est plus facile à maîtriser qu'à appliquer dans les situations où elle est le plus nécessaire - en temps de crise, de stress ou de tumulte émotionnel. Mais c'est précisément pourquoi la philosophie n'est pas un simple exercice intellectuel, mais une tâche existentielle qui exige - comme Aristote l'a vu si clairement - une constante pratique. Comme Russell l'a exprimé : « Supporter l'incertitude est difficile, mais c'est le cas de la plupart des autres vertus. Pour l'apprentissage de chaque vertu, il y a une discipline appropriée et pour l'apprentissage de la suspension du jugement, la meilleure discipline est la philosophie. »


Qui écouterait l'appel de Bertrand Russell au développement moral aujourd'hui ?

Source : The Guardian
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Bertrand Russell - huitième partie : En 1959, Russell a dit que la connaissance et la technologie faisaient progresser notre existence, mais que notre survie dépendait de l'amélioration morale

La sagesse est l'idéal qui anime la pensée de Russell plus que n'importe quoi d'autre : peut-être fallait-il s'y attendre - Russell était, après tout, un philosophe et « la philosophie » est tirée de mots grecs signifiant « l'amour de sagesse ». Mais la sagesse a un côté inévitablement pratique, un côté éthique qui manque nettement d'élaboration philosophique.

La connaissance peut être spécialisée ou abstraite, instrumentale ou purement son propre objet ; ce qui compte, c'est qu'elle soit exacte. La sagesse véritable, d'autre part, n'est pas seulement une question d'exactitude : elle doit d'une certaine façon améliorer la vie. Quand nous rencontrons une prétendue sagesse qui manque de cette qualité, nous la jugeons creuse, vide de sens, inauthentique.

Russell réfléchit sur la sagesse dans son essai « L'Univers Mental en expansion », qui est d'abord apparu dans The Saturday Evening Post, un hebdomadaire américain, en 1959. L'essai est du Russell caractéristique : imaginatif et exaltant, mais aussi avec un esprit plein de bon sens. Russell commence en posant la question « des effets de la connaissance moderne sur notre vie mentale » et en soulignant que « la vie mentale » englobe aussi bien les sentiments et la volonté que la pensée intellectuelle.

S'inspirant de la théorie scientifique de l'univers en expansion, Russell prévoit une expansion de la vie mentale. Dans nos temps modernes, nous nous sommes habitués aux vertigineuses statistiques du poids du soleil, de la taille de notre galaxie, du nombre d'autres galaxies, de la distance des étoiles à la Terre et - en tenant compte des millions d'années que met la lumière de certaines d'entre elles pour nous atteindre - de la durée pendant laquelle il y a eu quelque chose plutôt que rien. Mais, avertit Russell, « il n'y a aucune raison d'adorer la seule dimension ».

Il peut être vrai de dire que la connaissance scientifique est en expansion, puisque nous connaissons mieux les dimensions et la complexité de l'univers. Cependant, quand Russell parle « de la croissance de l'homme », il veut dire le développement de sagesse, qui est « une harmonie du savoir, de la volonté et de la sensibilité ».

« La volonté et le sentiment devraient suivre le rythme de la pensée si l'homme doit grandir comme grandit son savoir », écrit Russell. « Si ceci ne peut être réalisé - si, tandis que le savoir devient cosmique, volonté et sentiment demeurent étriqués - il y aura un manque d'harmonie produisant une sorte de folie aux effets désastreux. »

Considérant la croissance de ce qu'il appelle « volonté », Russell réfléchit à comment la technologie a augmenté notre capacité tout autant de création que de destruction. Bien sûr, les êtres humains ont toujours fait preuve d'une gamme (et en général d'un mélange) de bonnes et mauvaises tendances. Dans le passé, remarque Russell, « l'homme a survécu grâce à l'ignorance et l'inefficacité » - mais à présent notre connaissance technique nous permet de plus mal tourner qu'auparavant.

Cela signifie que, outre le développement intellectuel et les progrès de la science, nous devrions donner la priorité à l'amélioration morale : « Si, avec notre intelligence développée, nous continuons à poursuivre des buts pas plus élevés que ceux poursuivis par les tyrans dans le passé, nous causerons notre propre perte jusqu'à notre destruction et nous disparaîtrons comme ont disparu les dinosaures... Je prévois des projectiles rivaux atterrissant simultanément sur la lune, chacun équipé de bombes H et chacun réussissant à exterminer l'autre.

Mais jusqu'à ce que nous ayons mis en ordre notre propre maison, je pense que nous ferions mieux de laisser la lune tranquille. Et encore, nos folies ont seulement été terrestres ; cela semblerait une douteuse victoire que les rendre cosmiques. »

Dans les siècles passés, la prospérité économique peut avoir été gagnée par l'agression impérialiste. Mais dans un monde technologiquement développé, estime Russell, la Terre devient comme un simple organisme dont les parties doivent coopérer, si le tout doit survivre et prospérer. « La religion a longtemps enseigné qu'il est de notre devoir d'aimer notre prochain et désirer le bonheur des autres », écrit-il, « mais dans le nouveau monde, ce sentiment bienveillant envers les autres sera non seulement un devoir moral, mais une condition indispensable de survie. »

En effet, « l'unification et l'expansion de l'intérêt personnel » que Russell prévoit ici sont réalistes et pragmatiques plutôt que morales : « Quand vous mangez, la nourriture profite à chaque partie de votre corps, mais vous ne pensez pas à quel point votre bouche est gentille et désintéressée de se donner tout ce mal pour autre chose... Cet élargissement de la sphère du sentiment est rendu nécessaire par la nouvelle interdépendance des différentes parties du monde. »

La vision de Russell d'une coopération globale, nous paraît sans doute, à nous, plus un fantasme qu'une prédiction. En lisant son essai sur « L'Univers mental en expansion aujourd'hui », on est frappé par l'importance des changements depuis l'ère de la guerre froide et de la course à l'espace.

Russell aurait été étonné des nouvelles formes de violence que la technologie nous a apportées : drones et guerre chimique, fracturation et pornographie sur Internet. Mais je pense qu'il aurait été encore plus choqué de voir son appel à la sagesse et au « développement » humain rencontrer cynisme et apathie. Il y a cinquante ans, les réflexions d'un philosophe sur ces idéaux ont été prises au sérieux non seulement par un petit groupe d'universitaires professionnels, mais par le plus large public. Cela arriverait-il si Russell écrivait en 2014 ? Et Russell pourrait-il toujours exprimer sa foi en un progrès éthique ?

Il est vrai que la merveilleuse prose de Russell déguise parfois une pensée inégale, vague, ou superficielle. Mais en examinant la pertinence de son écriture aujourd'hui, nous devrions réfléchir d'une façon tout aussi critique sur l'état de notre société - et en particulier le sous-développement de sa spiritualité - comme sur la qualité de sa philosophie. Si les mots de Russell de sagesse véritable échouent sur le terrain pierreux de nos cœurs endurcis, cela signifie que nous avons du travail à faire avant qu'un nouveau développement ne soit possible.

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