Depuis environ un mois je réunis le plus de matériel possible au travers des délégué.e.s et des travailleurs/euses des différents secteurs sur ce qui est en train de se passer dans ce court-circuit narratif, entre ce qui a lieu à l'intérieur et à l'extérieur, du réaménagement organisationnel et productif. Qu'en est-il ? Nous avons affaire à sorte de situation parallèle.
Naturellement, si l'on n'est pas à l'intérieur, on se fie aux données que les entreprises transmettent, mais ce n'est pas toujours aussi clair et linéaire. Pour le plus grand nombre, tout cela est passé sous les radars, mais depuis une dizaine de jours nous sommes traversés par des grèves dans les groupes des multinationales de la métallurgie, en commençant par le secteur du blanc (les électroménagers). Depuis fin juin jusqu'à début septembre très probablement, les entreprises ont mis le turbo sur les productions en faisant des embauches temporaires pour produire à un rythme soutenu.
Produis, confine-toi, crève
On a raté quelque chose ?
Mais les secteurs de la production n'étaient-ils pas en crise ? N'a-t-on pas crié à tous les vents qu'il n'y avait plus de commandes et que tout avait été perdu pendant la mise à l'arrêt ? Il y a quelque chose qui ne va pas, les productions ont grimpé en l'espace de quelques semaines d'environ moitié plus, de la mi-mai à aujourd'hui, au point de devoir appeler du personnel en renfort. D'un côté nous avons la menace de la fermeture des établissements et la perspective du chômage technique en automne, du moins si l'on s'en tient aux déclarations des gros groupes industriels.
- Une première secousse s'est produite avec le groupe FCA. Production de masques en 3x8 si nécessaire (on ne sait jamais, hein !) et production de moteurs de l'autre côté ; début septembre, intérimaires all inclusive dans le train de mesures qui vient d'être approuvé.
- Le second point d'interrogation concerne toujours le secteur Automotive (véhicules) : une restructuration non négligeable est en cours. PSA récupère tout, de sorte que les Français tailleront des croupières à tout le monde, ça va sans dire. La question resterait totalement négligeable si les pôles de production n'étaient pas sur le qui-vive, à savoir : combien d'emplois cela va-t-il nous coûter ?
Passons à une autre multinationale, Whirlpool. La dernière grève a eu lieu vendredi dernier, pas uniquement à cause du serpent de mer de la fermeture du site de Campanie et des licenciements parmi les employé.e.s dus au planning de production. La situation dans les établissements est un théâtre de l'absurde : on recrute pour faire face au pic de production, mais les personnes embauchées (on parle de 40 intérimaires) ne résistent pas au rythme accéléré des chaînes de montage, au point que certain.e.s s'en vont avant la fin du contrat. La cadence est tellement soutenue qu'il est difficile de tenir physiquement, de sorte qu'on voit des intermittents adhérer aux grèves des établissements, événement très rare qui donne le pouls de l'état d'exaspération au travail. À la chaîne de montage, on se tue au boulot entre la chaleur et les rythmes insoutenables. Si auparavant c'étaient les soi-disant postes « garantis » qui bloquaient les productions, à présent même les CDD qui ont tout à y perdre participent, car il est impossible d'en arriver à de telles conditions.
Un commentaire en marge en allant parcourir les différents secteurs de la production ces derniers mois. Textile, multisecteurs, services aux entreprises, mécanique, mécatronique, luxe, ont augmenté leur chiffre d'affaires avec des indices de consommation en juin nettement à la hausse par rapport au mois de décembre de l'année dernière (le meilleur mois qui sert de référence pour la production et la consommation en général). Si la tendance des deux mois de reprise pour les entreprises se confirme, cela ne signifie qu'une chose : vider les dépôts dont le remplissage s'est fait à cause du confinement et travailler au maximum maintenant, en réalisant des embauches temporaires pour stocker le plus possible, dans le cas d'autres blocages. La situation est en pleine évolution étant donné que les messieurs/dames « NON, la tempête n'est pas derrière nous » et les entreprises en tirent déjà moult profit.
Qu'est-ce que les masses ont compris, et que se passe-t-il réellement en salle de commande et aux étages inférieurs de la production ?
Que les pleurnicheries de Confindustria et des entreprises depuis le mois de mars soient des larmes de crocodile et qu'elles aient eu lieu pour donner l'estocade finale et avoir les mains libres pour continuer à faire des profits à gogo, je crois qu'il n'y a aucun doute à ce sujet. Les entreprises et les multinationales n'ont jamais été en aussi bonne santé et condition de faire des profits. Les pertes étant récupérées, on passe maintenant au profit.
Il y a des chiffres qui ne collent pas, et les personnes qui travaillent dans la production savent que ces comptes présentés au gouvernement, où des baisses de chiffre d'affaire à deux chiffres étaient déclarés, ne pouvaient être réels, non tant parce que la production n'a jamais été à l'arrêt, mais parce que plusieurs facteurs ont favorisé les profits :
1)On line - Eh oui chers/ères ami.e.s, les gens qui restaient chez eux ont fait des achats et fait rebondir les ventes : les pics d'avril ont remis les entreprises à flot en récupérant les pertes.
2) Smart working - Les réductions et les coûts dans les entreprises ont permis de continuer et de réduire le travail, tout en restant dans les limites des charges fixes et en fidélisant la clientèle, et en assurant la continuité de la production.
3) Réduction d'impôts et injections d'aides - Déductions et avantages fiscaux ont contribué à une reprise florissante.
4) Chômage partiel et amortisseurs sociaux - 1 entreprise sur 3 en a bénéficié bien qu'elle tourne à plein régime.
En mai la réouverture a été un nouveau départ en forme de sprint, avec des volumes de production ayant tellement triplé qu'au départ les embauches temporaires ont connu un pic dans plusieurs secteurs de l'emploi : on embauche. Les entreprises constatent une reprise de la consommation à deux chiffres dans les segments milieu et haut de gamme, on appuie incroyablement sur l'accélérateur pour stocker, les plateformes des réseaux sociaux et de la vente en ligne explosent littéralement au point que la logistique se trouve en sérieuse difficulté, la GDO (Grande Distribution Organisée) a du mal à renflouer ses entrepôts. On est resté enfermé et on a ce sentiment de compensation qui fait qu'on dépense plus que la moyenne, au point qu'on s'approche des dépenses de la période la plus florissante, c'est-à-dire décembre et le treizième mois (quand on l'a). Le marché est drogué par ce pic et comme sous ectasie, les entreprises fixent les objectifs des volumes de production pour les prochains mois, bien que ce rebond puisse être éphémère, la tendance n'est pas garantie pour les mois de l'automne. Le risque de blocage de la consommation est au tournant.
Qui est vraiment au cœur de la tempête ? J'écrirai certainement des banalités et des évidences, mais c'est la classe laborieuse qui est en train de se noyer dans les dettes et le désespoir, pas les industriels et les entrepreneurs qui encore une fois accusent le marché d'une concurrence biaisée (pauvres choux, une minute de silence tellement ils souffrent).
Le cauchemar climatisé du télétravail (smart working)
Qui en a pris plein la tronche ?
Les personnes en smart working (télétravail) - et ce sera la propension future dans le monde du travail -, qui travailleront trois fois plus et connaîtront une restructuration du personnel, car une personne peut travailler comme deux à la maison, et on fait des coupes dans les charges fixes et les avantages sociaux.
La classe des travailleurs salariés, qui entre mai et août a non seulement doublé ses heures travaillées, accéléré le rythme, a vécu ces derniers mois avec un salaire moitié moindre et le chômage partiel qui a tardé à être versé, les autres mois entre FIS et bonus, qui ont partiellement autorisé quelques miettes en guise de compensation pour une infime partie de la population : ce fut le jackpot de les avoir.
La logistique. Elle est sur le point de craquer et c'est le secteur qui, derrière les hôpitaux, a connu le taux de contagion le plus élevé et les pires conditions de travail. Le risque de développer le Covid-19 est encore élevé dans les entrepôts des centres de triage des marchandises. Les Big data ont triplé leurs recettes dans ce duo avec les entreprises de production.
La santé publique. La rhétorique des anges est terminée, ils sont en Enfer : aucune reconnaissance et la situation n'a pas changé.
L'école. Une question infinie, avec de nombreux points d'interrogation.
Tous les professionnels précaires, qui auparavant déjà se maintenaient difficilement, se retrouvent à présent à la merci d'effets désastreux. Un point que nous ne devrions pas perdre de vue, même si pour le plus grand nombre cela ne semblera qu'une question réservée aux spécialistes des secteurs de la production.
On doit retenir deux groupes qui traceront la ligne directrice au niveau des conflits de l'automne. La working class des étages inférieurs sait parfaitement que la partie se joue au-dessus, dans les sommets, même si on déchargera les coûts sur ceux qui se trouvent en bas, de toute manière on pourra ensuite accuser la crise, ça va sans dire.
Les deux grandes multinationales Whirlpool et FCA (Fiat Chrysler Automobiles) sont les deux faces de la même médaille, ou mieux, « comment rafler le butin et filer avec l'argent public ». Deux conflits séparés, mais pour les personnes qui sont dans la production et ne décrivent pas les opérations techniques des CA respectifs si chères aux blogueurs et aux réseaux sociaux- pour nous qui sommes la working class -, cela reste ce que c'est : de la merde sèche, quel que soit l'angle sous lequel on la regarde. Quelle qu'en soit la perspective.
N'importe qui d'entre nous peut vous expliquer simplement ce que veut dire être ouvriers/ères dans ces deux multinationales.
Le virus tue, le capitalisme (tue) plus
En quoi consiste le modèle de production, et comment est-il réalisé ?
Whirlpool et FCA ont les mêmes modalités de gestion et de work planning, la différence réside dans les produits : l'une fabrique des véhicules et l'autre de l'électroménager. Deux énormes colosses avec une base US et l'autre mixte, même si elle joue à être italienne. Mais elles ont la même avidité, aucune sécurité, exercent la même pression sur la main d'œuvre.
Sur les chaînes de montage, on est en dessous de la minute, c'est-à-dire qu'on calcule une dizaine de phases dans l'assemblage d'un produit en secondes/centièmes. Ce sont des sites ayant le taux le plus élevé de maladies professionnelles et invalidantes, ici la méthode la plus esclavagiste (j'en ai parlé plusieurs fois dans mes différents post).
Pour bien comprendre, la couche portée chez FCA a fait école dans les autres groupes industriels, par exemple dans le groupe Elica des hottes de cuisine, dont le siège est dans les Marches, une autre big. Eh oui, on le sait bien, les savoir-faire se partagent !!!
Le modèle industriel 4.0, constitué de robots et d'allègement de poste, n'est rien d'autre que la compression en quelques secondes de plusieurs opérations en réduisant les temps de repos en fractions de seconde, le tout sans jamais décoller les mains de la chaîne de montage (on en sort brisé avant la retraite, si jamais on y arrive). L'exosquelette comme équipement a été suspendu, c'est donc une bonne publicité pour revenir aux méthodes de l'huile de coude. Pour être clair : les produits bas de gamme qui sont donnés comme gamme moyenne, produits en promotion sur la foire du grand marché avec une usure programmée à 5 ans, sont plus rentables que la niche haute qualité pour les 10% de la tranche supérieure. En deux mots : il vaut mieux s'enrichir sur le dos des gens au seuil de la pauvreté et endettés qu'investir sur le long terme.
Que se passe-t-il sur le marché ?
Le marché est l'aiguille de la balance. Les marchés financiers cotent la valeur des marques pour revendre leurs parts. Lorsqu'ils atteignent le pic maximum, il faut restructurer, et allez, on passe aux fusions. Un exemple : PSA (Peugeot, Opel, Renault, dont FCA) a fusionné, n'en déplaise à feu Marchionne (PDG entre autres de Fiat Chrysler, 1952-2018), sur la base d'un accord finalisé par John Elkann (petit-fils de Gianni Agnelli, successeur de Marchionne). Amen, reposez en paix. Sa volonté a été réalisée. Dommage que les Français aient déjà mis dans la balance leurs conditions : la plateforme Stellantis/hybride électrique applicable aux modèles de véhicules produits en Pologne. Nous, en bons Italiens, nous pourrions dire : e sti cazzi... Mais non ! 58 000 salariés pour 1 000 entreprises éparpillées sur le territoire national fournissent le site Tichy en Pologne, et la lettre envoyée aux fournisseurs pour stopper tout approvisionnement sonne comme le glas.
FCA nie que tout ceci ait un lien avec la fusion avec PSA et assure qu'ils réduiront les dommages au minimum.
Pour le dire de manière imagée : on va couper quelques branches mortes et on verra ce qu'on nous offre pour rester. FCA a déjà profité de sérieux apports de l'État pour reprendre les productions sur site et favoriser les emplois indirects. Marchionne dirigea l'opération sang et larmes lorsqu'il se retrouva à la manœuvre chez Chrysler : arrêter d'appliquer un contrat national avant l'échéance normale en créant de nouveaux accords sans l'approbation des parties, c'est-à-dire des représentations syndicales, c'est illégal, même si on a quitté Confindustria (confédération patronale), comme l'a fait FCA depuis le premier janvier 2012.
C'est là le point central de l'affaire des États généraux de juin : la reprise des membres de Confindustria s'appuie sur un coup de force de FCA qui s'est déjà produit en 2012. L'automotive joua le rôle de pionnier, ce que tous les grands groupes de multinationales et d'entreprises poussent un peu à faire en passant sous les radars. Dans nos milieux à l'usine on dit toujours : « regarde ce qui se passe chez Fiat puis ce qui arrive aux autres, c'est mathématique ».
Assemblée des travailleurs de l'usine INDESIT de Naples, rachetée par Whirlpool puis fermée
Passons à un autre groupe des majors. Whirlpool prend plus ou moins le chemin des aides de l'État, l'argent public, il fait du rhabillage sur ses sites lorsqu'il achète la firme Indesit. Trois ans plus tard, le marché vacille et il essaie de fermer le site de Naples. Les manifestations commencent, malgré la suspension des licenciements et de la fermeture, il remet de nouveau sur la table réductions des effectifs et fermeture de site. Bien que le marché ait connu ces derniers mois une augmentation de la production et l'embauche d'intérimaires, qui en septembre seront renvoyés chez eux, il reviendra à l'attaque et il ne faudra certainement pas s'étonner s'ils menacent de faire entendre le même refrain en octobre. Il ne manque plus qu'ils fassent le coup de la sortie du CCNL et on sera bon. La stratégie est bien claire, on n'a pas besoin du Sole 24 ore ou des analystes pour comprendre que la crise pérenne créée par un marché mondialisé drogué aux surplus de production crée une flambée immédiate, suivie d'une descente vertigineuse et d'une stagnation relative.
Il n'y a pas de reprise et il n'y aura pas de rebond, peut-être quelques pics, mais dus à un effet éphémère partiellement englouti par nous qui consommons et utilisons des produits de l'industrie manufacturière, bombardés par les plateformes des Big où en un clic nous avons ce que nous voulons, mais qui ont un impact sur une partie de ce qu'on a évoqué avant. Les objets que nous voyons en un défilement sur nos écrans sont des choses matérielles fabriquées par des personnes en chair et en os. Les vêtements que nous achetons sur les plateformes ou dans les centres commerciaux sont en grande partie réalisés par des femmes.
Je voudrais dire deux mots au sujet du textile : ce n'est pas en l'achetant dans un outlet (magasin d'usine) ou en boutique que ça change grand-chose, c'est toujours de la main-d'œuvre exploitée, payée une misère. Qu'il s'agisse d'une marque made in Italy ou d'une franchise, toutes les matières premières sont importées de l'étranger, y compris les fils, à moins que vous ne le fassiez faire sur mesure par la couturière en bas de chez vous ou en autoproduction. Aucune pièce ou marque n'y échappe, AUCUNE, il faut bien vous y faire !!! Ce qu'on fait ici, c'est simplement d'assembler, mettre des étiquettes, faire les finitions à la main et emballer, seules quelques niches de production y échappent, mais la plus grande partie vient de l'étranger et le marché asiatique est l'un des principaux fournisseurs des grandes marques. Tous les 2 mois de nouvelles collections et de nouvelles pièces disponibles 365 jours/365 sortent : imaginez l'ampleur des volumes de production qu'il y a derrière. Le textile pour faire face aux commandes a embauché ces mois-ci...mais ne pleuraient-ils pas misère dans le secteur de la mode ?
Les services aux entreprises ou les services essentiels se sont retrouvés sur le devant de la scène pendant le Covid-19, aussi bien dans le public que dans le privé, avec un chiffre d'affaire qui tourne à deux chiffres. Ils n'ont jamais connu de période aussi florissante qu'aujourd'hui. Comment remorquer un secteur et le faire renaître. Que l'ANIP (Association nationale des entreprises de nettoyage et de services intégrés, branche de la CONFiNDUSTRIA), dès les premiers décrets, ait vu loin, c'était prévisible. Les nettoyages, le mantra salvateur : « de toute façon on ouvre, plus on recule la date de fin de l'urgence et plus ce secteur s'envole ». Sécurité et santé sont les mots clé qui habillent le nettoyage, les embauches et la main-d'œuvre à moindre coût font un bond en avant, dommage qu'on ne voit encore pas l'ombre d'une hausse des salaires, malgré l'augmentation des demandes concernant les nettoyages. Là aussi, augmentation en échange d'annulation de congés et d'arrêts maladie. Au point mort. Nous avons créé la société de consommation et de consommateurs, mais nous l'avons dit à maintes reprises : soutenir encore un tel système est impossible en termes d'impact sur l'environnement, la santé, les droits, la dignité de la vie, où le marché global dicte ses règles selon une compétitivité mortelle et l'exploitation de la working class. Bien qu'un silence sépulcral recouvre ce qui se passe dans le tissu industriel, les morts au travail dans les usines et les foyers d'infection dans les entrepôts, et qu'une nouvelle attaque soit en cours, tout passe sous les radars.
L'automne se présente comme un espace ouvert de nombreuses luttes : école, santé...et il y aura également les nôtres, qui n'ont jamais cessé. Il faudra comprendre si l'heure est venue de les faire converger, non comme appel démocratique à l'unité, mais parce qu'elles sont toutes liées par la même matrice : une oppression systémique qui appauvrit nos vies et décharge sur les derniers les dommages d'un système qui est en train de révéler sa férocité.
Bienvenue dans la normalité
Ministère de la Santé :
"Évitez les poignées de mains"
SALUEZ À POING FERMÉ
16.00
Courtesy of Tlaxcala
Source: unaepidemiadivita.wordpress.com
Publication date of original article: 26/08/2020