Photo aérienne de Rafah, après l'urbicide commis par l'armée israélienne (juin 2025)
Par Ryan Tfaily & Caterina Bandini
Source : YAANI
Par Ryan Tfaily, étudiant en M2 à l'EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales), stagiaire au sein de Yaani, et Caterina Bandini, docteure en sociologie, ATER à l'Université de Lille et membre du comité de rédaction de Yaani.
Comment expliquer le consentement ou l'indifférence au génocide à Gaza, qui a prévalu dans de larges pans des sociétés occidentales depuis bientôt deux ans ? À cette question, nous proposons de répondre en étudiant les médiatisations successives de la mise à mort des Palestinien·nes dans l'espace public français. Trois grammaires, banales mais puissamment anesthésiantes, ont été investies par les discours officiels afin de traiter de la destruction de Gaza : militaire, diplomatique, humanitaire. En se superposant et en effaçant le lexique - puis les actes - génocidaires d'Israël, ces trois façades discursives ont activement participé à rationaliser le crime de masse à l'œuvre sur le terrain. L'analyse des étapes de cette « raison génocidaire » invite à déconstruire la césure arbitrairement établie, par les discours hégémoniques, entre un « moment juste » et un « moment injuste » de la guerre à Gaza, le second étant censé avoir débuté en mars 2025. Fabrication du langage, cette rupture éclaire moins une prétendue escalade des actes génocidaires là-bas, qu'une difficulté croissante à les rationaliser ici.
« Le fait qui, sans doute, hantera le plus durablement les mémoires, y compris peut-être en Israël, est la manière dont l'inégalité des vies a été donnée à voir sur la scène de Gaza et dont elle a été ignorée par les uns, légitimée par les autres. [...] Il n'est guère d'exemple où les gouvernements des pays occidentaux détournent aussi ostensiblement le regard jusqu'à trouver une justification [à l'inégalité des vies] et réduire au silence les voix qui la critiquent. »Didier Fassin, Une étrange défaite. Sur le consentement à l'écrasement de Gaza, 2024, p. 111.
Depuis bientôt deux ans, beaucoup d'encre a coulé dans la tentative d'expliquer l'inexplicable : le consentement généralisé, dans les sociétés occidentales, à l'anéantissement de Gaza par l'État d'Israël. Certain·es ont pointé le retour du refoulé colonial dans les sociétés européennes, ainsi que l'islamophobie, le racisme anti-arabe et anti-palestinien qui, en France notamment, ont contribué à faciliter l'approbation ou l'indifférence au génocide en cours. Didier Fassin s'est attelé à constituer les prémices d'une archive sur ce qu'il considère comme une « immense béance dans l'ordre moral du monde ». Le professeur au Collège de France affirme que le soutien apporté par les gouvernements occidentaux, les médias dominants et de nombreux·ses intellectuel·es à l'écrasement de Gaza relève d'une « trahison des mots ».
La question du langage que pose Didier Fassin s'avère être un enjeu indispensable à la compréhension du consentement de masse. Dans le cas de Gaza, elle est l'est d'autant plus que le récit du génocide repose sur un paradoxe discursif, relevé dès le 13 octobre 2023 par Raz Segal, historien israélien et spécialiste de la Shoah : « Israël a été explicite à propos de ce qu'il s'apprête à commettre à Gaza. Pourquoi le monde n'écoute-t-il pas ? ». D'un côté, les responsables politiques et militaires, en Israël, n'ont cessé d'afficher leurs intentions éradicatrices ; de l'autre, les discours hégémoniques, en France notamment, n'ont cessé de les nier. Comment comprendre une telle dissonance ? Est-ce dû, comme le suggère Raz Segal, à un problème de surdité ?
Cet article propose d'explorer l'hypothèse selon laquelle les espaces publics officiels occidentaux ont bien « écouté » le répertoire discursif génocidaire en provenance d'Israël, mais se sont efforcés de le rationaliser, en le convertissant en trois régimes de discours socialement acceptables : militaire, diplomatique, puis humanitaire. Ces trois langages, qui se sont superposés au champ lexical génocidaire israélien, ont été plus banals - mais tout aussi puissants - et ont participé de la production du consentement de masse, tout en passant sous les radars de l'analyse critique. Ils ont suivi un ordre quasi chronologique à l'effacement progressif de Gaza.
La guerre a d'abord été présentée par les discours politiques et médiatiques comme juste, ses conséquences humanitaires comme regrettables mais inévitables, et sa résolution comme devant être le fait d'une « négociation » entre les deux parties.
Or depuis mars 2025, ces paradigmes guerrier et diplomatique se sont effondrés : les conséquences humanitaires qui étaient jusque-là considérées comme des « dégâts collatéraux » sont soudainement apparues, dans ces mêmes discours, comme trop imposantes, trop choquantes, injustifiables. La capacité des diplomaties occidentales et des médias à rationaliser les crimes israéliens a perdu de son élan.
L'humanitarisation du génocide est alors venue produire une nouvelle forme de rationalisation. Elle a induit une rupture entre un « moment guerrier » licite et un « moment inhumain » illicite, la frontière entre les deux ayant été établie arbitrairement par les discours médiatiques et politiques. D'une nouvelle manière, cette grammaire humanitaire occulte la dimension profondément politique de ce qui est en cours à Gaza : la réduction intentionnelle, par Israël et ses alliés, des Palestinien·nes à une vie impossible pour tuer leur projet et leur conscience politique. Finalement, qu'elle soit militaire, diplomatique ou humanitaire, la rationalisation a fonctionné comme une mise en scène masquant l'avancement inexorable d'un fait désormais accompli : l'écrasement de Gaza.
Fureur génocidaire, rationalisation militaire
Il est indéniable qu'il ait existé, et existe encore, un soutien actif et une identification totale à la violence discursive inouïe dont fait preuve la classe politique israélienne à l'égard des Palestinien·nes, en particulier dans les sphères occidentales les plus acquises au fascisme et au racisme.
Toutefois, dans lesdites démocraties européennes et les États-Unis de Joe Biden, le discours colonial archaïque qui traite les Palestinien·nes d'« animaux humains », et la grammaire messianique qui rêve d'un Grand Israël nettoyé des Palestinien·nes, n'ont pas de statut officiel et conservent, peu ou prou, un coût social pour celles et ceux qui les défendent. D'où la fabrication par les diplomaties et les médias mainstream occidentaux, d'un régime discursif militaire qui, dès le 7 octobre 2023, vient se superposer au champ lexical génocidaire déployé par le gouvernement de Benyamin Netanyahou et qui, lui, se présente comme socialement acceptable.
« Dès le 8-Octobre, il est évident que la droite nationaliste israélienne voit cyniquement la journée sanglante de la veille comme une fenêtre d'opportunité afin de dérouler un plan ancien, faisant fi des otages israélien·nes détenu·es à Gaza. »
Exit, donc, l'intention publiquement exprimée, bientôt traduite en actes, de rayer Gaza de la carte. Exit, d'ailleurs, que le kahanisme le plus suprémaciste soit au pouvoir en Israël. Tout se passe comme si les médias occidentaux se chargeaient, à la place du gouvernement israélien, de transformer une entreprise de destruction brute, en actes guerriers obéissant à une rationalité militaire. Certes, Benyamin Netanyahou affiche, à destination de la communauté internationale et de son public israélien, deux objectifs censés mettre un terme à la « guerre » : « l'éradication du Hamas » et la libération des otages et prisonniers de guerre israéliens. Deux objectifs dont il a été souligné, ici ou là, l'absurdité et l'incompatibilité, mais largement repris dans les discours officiels comme des buts légitimes de guerre.
Que le régime israélien ait des objectifs militaires et qu'il souhaite « rétablir la dissuasion » après l'échec sécuritaire du 7-Octobre : tout cela est une évidence. Mais dès le 8-Octobre, il est tout aussi évident que la droite nationaliste israélienne voit cyniquement la journée sanglante de la veille comme une fenêtre d'opportunité afin de dérouler un plan ancien, faisant fi des otages israélien·nes détenu·es à Gaza. Elle espère profiter du soutien massif occidental pour anéantir définitivement le projet national du peuple palestinien. De cela, il n'est toujours pas question en France, où les discours médiatiques insistent pour présenter l'anéantissement en cours comme une « réponse » au 7-Octobre. En France, ses jalons durablement installés dans l'espace public mainstream, le paradigme militaire cohabite alors, non sans une certaine dissonance, avec la rhétorique et les actes génocidaires à l'œuvre à Gaza.
Au service de cette rationalisation, il a suffisamment été souligné à quel point l'emploi du label « terroriste » pour désigner le Hamas - tout à la fois parti politique, groupe armé et acteur administratif - a permis habilement de démultiplier les cibles désignables et d'élargir le seuil d'acceptabilité de leur élimination. Le discours sur la « guerre contre le terrorisme » justifie l'abolition des lois de la guerre et l'usage de l'intelligence artificielle pour maximiser les morts civiles.
Le langage militaire masque également la politique de nettoyage ethnique, qui sera plus tard appliquée à la quasi-totalité de Gaza. Ainsi, à partir de février de 2024, la destruction d'une large zone à l'est de l'enclave, le long de la barrière d'acier qui enferme le territoire, est décrite par l'ONU comme un crime de guerre visant à empêcher les Palestinien·nes de rentrer chez elles et eux. Elle signale, à l'évidence, une velléité de réoccuper le territoire, voire de le recoloniser, rappelant la politique mise en œuvre en Cisjordanie pendant la seconde Intifada. Pourtant, elle est présentée en France comme la construction d'une « zone-tampon » à usage militaire pour les positions israéliennes.
Certes, il est déjà question d'une « catastrophe humanitaire » à Gaza. Les images d'enfants déchiquetés, amaigris par le siège israélien, le nombre effarant de victimes civiles circulent dans l'espace public occidental. Mais tout cela trouve également une forme de rationalisation, qui puise dans la théorie de la guerre juste. Le « désastre humanitaire est un effet catastrophique de la guerre, et non un génocide », résume Eva Illouz en novembre 2023. Entendez : la guerre est juste et inévitable, ses conséquences sont regrettables, mais c'est ainsi. « Cette cause est juste » déclare d'ailleurs Emmanuel Macron en Israël le 24 octobre 2023.
Cette première période, qui s'étend d'octobre 2023 à mai 2024, signe ainsi le triomphe de la rationalisation militaire du génocide. Habillée en « guerre » rationnelle, la dévastation de Gaza est aussi décrite comme un événement « temporaire ». Ainsi, les gouvernements occidentaux définissent-ils, à la place du gouvernement israélien, une « limite » à la guerre que serait l'invasion de Rafah - participant, une nouvelle fois, à faire croire aux opinions publiques qu'il existerait une « ligne rouge » infranchissable.
« Négocier » diplomatiquement la fin d'un génocide ? La mise en scène de l'inextricable « conflit israélo-palestinien »
Après le « plan Biden » de mai 2024 visant à mettre un terme à la guerre, un plan accepté par le Hamas et refusé par Netanyahou au profit de l'invasion de Rafah, c'est un nouveau versant du paradigme militaire qui tient en haleine l'espace public occidental : le « Israel-Hamas ceasefire process », sous parrainage étasunien, égyptien et qatari. Une fiction diplomatique qui permet de couvrir Israël tout en l'autorisant à avancer, sur le terrain, de plus en plus de faits accomplis. Le discours en révèle pourtant la puissance performative : cette fiction détourne l'attention du crime de masse et oriente le cadrage médiatique autour des « efforts » que chaque partie - mais surtout celle palestinienne - devraient faire pour mettre fin au « cycle de violences ». Il n'est plus de génocide, mais à nouveau, une « guerre » entre « deux camps » qu'il faut concilier par des « efforts diplomatiques ».
« Un nouveau régime discursif prend alors durablement racine dans l'espace public occidental : le « rejectionnisme » du Hamas, mythe qui s'inscrit dans la longue histoire attribuant aux Palestinien·nes la responsabilité de leur propre sort et l'échec du règlement politique du conflit. »
Depuis longtemps, la recherche a identifié les processus de « négociation » entre Israélien·nes et Palestinien·nes, qu'ils soient directs ou indirects, comme autant de mises en scène utilisées par la partie israélienne afin de gagner du temps dans ses projets de dépossession. « Stratégie contre-insurrectionnelle » pour l'universitaire britannique Mandy Turner, les « négociations » en Israël-Palestine fonctionneraient comme un théâtre diplomatique servant à pacifier la société palestinienne et à contenter les chancelleries occidentales, sans jamais que ne s'estompe, sur le terrain, l'inexorable progression de la colonisation israélienne. Ni la brutale asymétrie entre les deux parties, ni l'écart de marge de manœuvre dont elles disposent, ni la pression constante exercée par la communauté occidentale sur la partie faible, ne parviennent à démasquer la mise en scène d'un « conflit inextricable », censé prendre fin par un règlement diplomatique négocié.
Mais de quelle « négociation » parle-t-on depuis 2024 ? Les cycles se suivent et se ressemblent inlassablement. Netanyahou et ses alliés fascistes Bezalel Smotrich et Itamar Ben Gvir négocient d'abord entre eux, afin de savoir quelles conditions seraient acceptables pour une trêve, jamais pour une fin définitive de la guerre ni pour une solution politique pour la gouvernance de Gaza. Une fois communiqués qui à Anthony Blinken, qui à Steeve Witkoff, les termes israéliens d'une trêve sont avalisés comme une « proposition américaine », soumise aux médiateurs égyptiens et qataris. Ces derniers s'occupent alors d'intimer au Hamas de l'accepter. En retour, les demandes du Hamas que constituent, avant la signature d'un accord, des clauses claires liant la fin définitive de la guerre à la libération des otages israéliens, sont décrites par les divers membres de l'administration étasunienne comme « scandaleuses » et « inacceptables ». Avant que ne soit diffusé, comme un éternel recommencement, que « le Hamas a refusé une proposition de trêve ».
Un nouveau régime discursif prend alors durablement racine dans l'espace public occidental : le « rejectionnisme » du Hamas, mythe qui s'inscrit dans la longue histoire attribuant aux Palestinien·nes la responsabilité de leur propre sort et l'échec du règlement politique du conflit.
Ce récit, qui ne résiste ni au sabotage systématique des « négociations » par Netanyahou documenté par la presse israélienne, ni à la flexibilité, elle-aussi documentée, du Hamas dans les accords, a pourtant pour conséquence de neutraliser l'indignation du reste de la communauté internationale. La tentative de trouver une « issue diplomatique » est sans cesse mise en scène comme étant sur le point d'aboutir — à condition que le Hamas change de position. Le mythe ancré de l'obstruction palestinienne confine à l'absurde dans les sociétés occidentales, au moment où, paradoxalement, les médias israéliens assument la politique délibérée de sabordage des négociations. Ainsi, pendant l'été 2024, Netanyahou rajoute-t-il à la dernière minute le maintien de l'armée israélienne dans les « corridors » creusés à Gaza comme condition de la signature d'une trêve : un prétexte décrit comme « sécuritaire », mais dont l'establishment militaire israélien avoue lui-même qu'il est une supercherie destinée à continuer la guerre. Ainsi, le Jerusalem Post écrit-t-il, début janvier 2025, qu'Israël est « pris de court » par la « flexibilité du Hamas » dans les négociations, sans qu'un tel titre ne figure nulle part dans la presse occidentale.
Lorsqu'ils n'insistent pas sur le refus du Hamas, les médias mettent en scène des négociations « inextricables », trop complexes pour être exposées au grand public. Le jour de Noël 2025, ils reprennent ainsi une dépêche AFP titrant, tous en chœur : « Israël et le Hamas se rejettent mutuellement la faute de l'échec des négociations ». Cet échec partagé permettant, naturellement, de justifier la condamnation à mort des Palestinien·nes qui se poursuit sur le terrain.
S'il existe un épisode résumant, à lui-seul, l'encastrement des discours et actes génocidaires en Israël, ainsi que leur conversion militaire et diplomatique, c'est bien la mort de Yahia Sinwar, chef du Hamas à Gaza. Elle survient pourtant par hasard, à Rafah, le 16 octobre 2024, alors qu'au nord, l'armée israélienne est engagée dans un processus de liquidation totale du camp de Jabalia connu sous le nom de « Plan des Généraux ». Lorsque la nouvelle de la mort de Sinwar se répand, une rumeur à visée performative se propage : ce serait le moment de la fin de la « guerre ». Car Israël serait un acteur rationnel à la recherche d'une victoire tactique, ayant désormais obtenu vengeance du 7-Octobre et, surtout, Sinwar serait un « idéologue » bloquant la résolution du « conflit ». Dans le sillage de l'administration de Joe Biden , Emmanuel Macron déclare que le « succès militaire d'Israël » doit permettre que « la guerre soit enfin arrêtée ». Cette vision du conflit est reprise par la presse française : un article du Monde nous avertit que la « guerre à Gaza entre dans une nouvelle phase », un éditorial de Libération proclame la victoire : « Et maintenant, tout faire pour que la guerre s'arrête ! ». Comme prévu, la mort de Sinwar ne change strictement rien. Et pour cause. Il est avéré qu'Israël n'est pas à la recherche d'une « victoire militaire » et qu'il n'existe aucun « paramètre » défini permettant de mettre un terme au bain de sang, autre que ceux que fixe arbitrairement le gouvernement Netanyahou — que se chargent ensuite de rationaliser les gouvernements et les médias dominants occidentaux.
Du paradigme militaire et diplomatique à la grammaire humanitaire : une nouvelle rationalisation
Le 18 mars 2025 marque un tournant. Avec la rupture unilatérale de la trêve par Israël et la reprise des bombardements contre Gaza, la rationalisation militaire et diplomatique du génocide se fait plus ardue : une voie diplomatique a désormais été tracée pour libérer les otages israélien·nes, tandis que les « objectifs militaires » d'Israël deviennent de plus en plus difficiles à inventer. Les soutiens se font plus discrets, les critiques plus fermes. Les perspectives ont évolué : le blocus total imposé par Israël à l'entrée de l'aide humanitaire, tout comme les enfants palestinien·nes réduit·es aux squelettes à cause de la famine, fixent, soudainement et arbitrairement, le seuil de l'inacceptable. La co-autrice de cet article en a fait l'expérience pendant un entretien avec une journaliste française en mai 2025. Celle-ci ne cessait de l'interroger sur la rupture, l'escalade, la brutalité - là où elle avait plutôt tendance à voir la continuité, la persévérance, la cohérence des actions menées par Israël à Gaza.
« La grammaire humanitaire opère bel et bien comme une nouvelle forme de rationalisation. Dépolitisée, décorrélée, intemporelle, la crise humanitaire est devenue, elle aussi, un fait accompli. »
Couplés au retour au pouvoir de Donald Trump et à ses propositions pour Gaza, les projets d'Israël sont soudainement devenus « fous » dans une émission télévisée française et la « folie guerrière » de Netanyahou inarrêtable dans une autre. Pour la rabbin et autrice française, Delphine Horvilleur, implicitement citée par Jean-Noël Barrot sur France Inter, le temps est venu de « ne plus se taire ». Selon la cheffe de la diplomatie européenne, Kaja Kallas, « Israël bombarde au-delà de ce qui est nécessaire pour combattre le Hamas ». Pour l'ancien Premier ministre israélien, Ehoud Olmert, mars 2025 marque la fin d'une guerre juste et le début d'un « crime ».
Ce revirement soudain est-il corrélé à un changement profond dans le discours et dans les actions menées par Israël ? Loin s'en faut. Le discours génocidaire israélien n'a pas changé : il a toujours été là. Explicite et hégémonique depuis le 7-Octobre, plus voilé et moins mainstream auparavant, mais intimement lié à la colonialité du projet sioniste en Palestine. Ce qui a changé, c'est l'acceptabilité de ce discours, la compétence sociale à le rationaliser dans les espaces publics occidentaux - sans que, d'ailleurs, l'impunité d'Israël ne prenne fin.
Place, alors, à une nouvelle grammaire qui envahit l'espace public : celle de la « catastrophe humanitaire » moralement injustifiable. L'humanitarisation de la question palestinienne n'a certes pas commencé en mars 2025. Elle s'inscrit dans l'histoire longue et bien documentée de la dépolitisation de la lutte palestinienne pour l'autodétermination. S'appuyant sur les archives des principales organisations venues en aide aux Palestinien·nes dès 1948 (Croix-Rouge, Quakers, UNRWA), Stéphanie Latte Abdallah a montré comment l'humanitarisation de la cause palestinienne a participé de la représentation des Palestinien·nes en tant que victimes dépendant de l'aide internationale. Dans la continuité de cette histoire, la grammaire humanitaire est devenue le langage dominant à l'échelle globale pour parler de Gaza, oubliant que cette région avait une économie, une culture, une vie sociale propre avant d'être réduite à ce territoire sous perfusion humanitaire. En ce sens, la grammaire humanitaire opère bel et bien comme une nouvelle forme de rationalisation. Dépolitisée, décorrélée, intemporelle, la crise humanitaire est devenue, elle aussi, un fait accompli.
La couverture médiatique de la Gaza Humanitarian Foundation, l'organisation israélo-étasunienne créée en février 2025 pour distribuer l'aide humanitaire pendant le blocus imposé par Israël, en est une preuve tangible. Bien que nombre de spécialistes aient pointé le caractère dystopique de cette entreprise, faite sur mesure pour prolonger une politique de famine et de nettoyage ethnique, les médias mettent le plus souvent l'accent sur les difficultés « logistiques » auxquelles elle serait confrontée. L' Union Européenne en arrive ainsi à proposer d'« offrir son aide à Israël pour acheminer l'aide humanitaire à Gaza », comme si le problème résidait dans l'incapacité logistique d'Israël à gérer cette mission qui, rappelons-le, aurait pu et dû être confiée aux organisations internationales et aux ONG compétentes et parfaitement équipées pour la mener à bien. De la même manière, le ministre français des Affaires étrangères déclarait récemment que la France « se tenait prête à concourir à la sécurité des distributions alimentaires » à Gaza - participant, une fois de plus, de l'euphémisation d'une politique délibérée de famine, ainsi transformée en difficulté logistique. Jusqu'où proposera-t-on des solutions d'ordre logistique à un problème fondamentalement politique ?
L'acceptable et ses limites
En février 2024, dans un poème intitulé « Quand minuit vient », l'écrivain palestinien Karim Kattan exprimait sa rage devant les formules servant, d'une manière ou d'une autre, à rationaliser l'entreprise d'extermination israélienne. Il tançait, en particulier, les « pires propagandistes » :
« Et je te promets, mon âme, que par ma rage articulée on comprendra [la complicité] [...] de chaque écrivaine, qui, des trémolos dans la voix, courbée sur son article, plaide : 'on a tout essayé, je suis pleine pleine pleine d'empathie, si pleine que j'en crèverais - cependant, il faut les finir, il faut, donc finissez-les, mais poliment, de grâce, poliment' ».
« Finissez-les, mais finissez-les poliment » : les mots de Karim Kattan résument bien la macabre négociation de l'acceptabilité sociale du génocide en cours à Gaza.
D'ores et déjà, les mécanismes de rationalisation semblent trouver leurs limites : paradoxales, arbitraires et mouvantes. Dans un premier temps, le paradigme guerrier et son corollaire, le langage diplomatique, ont neutralisé l'indignation devant l'entreprise d'extermination. Aujourd'hui, la grammaire humanitaire neutralise la compréhension politique de ce qui se joue. Les lignes bougent. Ce qui était acceptable hier ne l'est plus aujourd'hui. Mais la vraie question que nous devons collectivement nous poser est celle de la mémoire : comment les générations futures jugeront-elles notre définition de l'acceptable et de ses limites ?
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