04/03/2023 infomigrants.net  7min #225032

Depuis la Guadeloupe, des Haïtiens expulsés vers « la pire situation humanitaire »

Un bidonville des environs de Cayenne, en Guyane, où vivent des milliers d'Haïtiens. Crédit : Dana Alboz/InfoMigrants

Entre novembre et aujourd'hui, pas moins de 12 Haïtiens ont été expulsés vers leur pays d'origine depuis la Guadeloupe, rapporte La Cimade. Or, courant novembre, le Haut commissariat pour les réfugiés des Nations unies (HCR)  a officiellement appelé les États à "suspendre les renvois forcés de Haïtiens vers leur pays", au vu de l'aggravation de la crise sécuritaire et humanitaire sur place.

"La violence, et notamment les violences sexuelles, les enlèvements, les pillages et les barrages routiers opérés par des bandes armées, ainsi que la récente épidémie de choléra, ont exacerbé une situation humanitaire déjà très grave en Haïti", explicite le HCR. Aux yeux du Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l'homme,  Volker Türk, il s'agit de la "pire situation des droits de l'homme et humanitaire depuis des décennies".

Le collectif Migrants Outre-Mer (Gisti, Médecins du monde, La Cimade, Ligue des droits de l'Homme...), aux côtés d'associations guadeloupéennes, martiniquaises et guyanaises, dénonce la poursuite de ces expulsions. Cela "revient concrètement à précipiter les personnes concernées dans un contexte de violences généralisées où leur vie est en danger", ont affirmé les organisations  dans un communiqué commun paru le 16 février.

"Continuité" de la politique migratoire vis-à-vis des Haïtiens

Les Haïtiens représentaient la première nationalité placée au centre de rétention administrative (CRA) de Guadeloupe en 2022. Ils étaient 139, sur un total de 408 retenus. Parmi eux, 36 ont été éloignés vers leurs pays d'origine cette année-là.

"On est sur une continuité, voire sur une reprise post-covid, de ces éloignements", avance Pauline Râï, responsable régionale de la rétention pour les Amériques et l'Océan Indien pour La Cimade. "On n'a pas du tout vu de changements depuis le communiqué de l'ONU en novembre, les chiffres le montrent bien."

En 2019, avant la pandémie, 235 Haïtiens avaient été enfermés au CRA de Guadeloupe et 81 expulsés. En 2021, en plein covid, ils n'étaient plus que 40 enfermés et 8 expulsés. En 2022, les chiffres ont remonté avec 139 Haïtiens enfermés et 36 expulsés.

"Le renvoi forcé de personnes vers un endroit où elles risquent d'être persécutées, torturées (...) équivaudrait à un refoulement, ce qui est explicitement interdit par le droit international des réfugiés et des droits de l'homme", rappelle le HCR.

La Cour européenne des droits de l'Homme saisie

Interrogé sur la poursuite de cette politique malgré les consignes des Nations unies, le ministère de l'Intérieur n'a, pour l'heure, pas répondu à nos questions. Quant au préfet de Guadeloupe, ses services nous indiquent qu'il "ne souhaite pas s'exprimer sur ce sujet".

Le cas de Bodan,  médiatisé par la chaîne locale La 1ère, est symptomatique de cette politique menée par l'administration française vis-à-vis des Haïtiens. Le jeune homme vit en Guadeloupe depuis l'âge de 9 ans. Aujourd'hui âgé de 22 ans, il est menacé d'éloignement.

Sa mère est en situation régulière en France, de même que sa sœur, née en Guadeloupe. "Il a eu son Bac avec mention 'assez bien'. Tout ce qu'il demande, c'est de pouvoir être régularisé", défend son avocat Babacar Diallo. "On lui demande de retourner à Haïti, sans père, ni mère, ni aucune autre attache, je me demande bien dans quelles conditions il pourrait y vivre".

La Cimade a saisi la Cour européenne des droits de l'Homme "à plusieurs reprises" ces derniers mois sur des renvois d'Haïtiens, indique Pauline Râï. Mais seule une personne a obtenu que la Cour annule son expulsion. En parallèle, les recours s'enchaînent auprès des tribunaux administratifs. Mais "il n'y a pas de prise en compte de la crise actuelle en Haïti", regrette la responsable de La Cimade. "C'est une volonté politique de poursuivre à tout prix les éloignements de ces ressortissants, sans prise en considération des risques."

Des transferts depuis la Martinique

Les Haïtiens placés au CRA de Guadeloupe proviennent, pour un grand nombre, de Martinique ou de Saint-Martin. Sur ces territoires, il n'existe pas de CRA mais seulement des locaux de rétention.

En Martinique, "ils arrêtent les gens dans la rue, ils les emmènent à l'aéroport, puis ils prennent contact avec la préfecture et leur font signer des obligations de quitter le territoire français (OQTF) pour les placer au local de rétention", retrace Mary Ann Bleny, co-secrétaire générale de l'ASSOKA (asosiyasion solidarite karayib). Les personnes restent 48h au maximum dans ce local situé au niveau de l'aéroport. Puis, elles sont transférées en Guadeloupe.

Samy Salamon, avocat travaillant avec l'ASSOKA, intervient à ce moment-là, pour éviter les transferts. Il parvient régulièrement à en annuler, "parce qu'il y a de nombreux vices de procédures". Mais quand bien même ces Haïtiens ne sont pas transférés, ils demeurent avec une OQTF, assortie d'une interdiction de retour sur le territoire français (IRTF).

Ces mesures les empêchent d'émettre de nouvelles demandes de séjour. En théorie, la préfecture a le pouvoir de lever ces décisions. Mais en pratique, elle "fige les choses". Nombre d'Haïtiens, ni expulsables ni régularisables, se retrouvent donc dans une "situation de blocage généralisée", décrit l'avocat.

Droit au séjour

Dans son communiqué, le HCR demande la garantie d'un accès à la procédure d'asile, ou à des protections complémentaires, comme l'admission exceptionnelle au séjour à titre humanitaire. "Le droit d'asile pour les Haïtiens, c'est extrêmement rare", rappelle Mary Ann Bleny, co-secrétaire générale de l'ASSOKA.

Il existe bien d'autres façons d'obtenir un droit au séjour : la demande par le travail ou encore l'admission exceptionnelle à titre humanitaire... Mais pour ces catégories, "la préfecture a un pouvoir discrétionnaire qu'elle utilise amplement en défaveur des étrangers", juge la responsable associative. Ainsi, "cela devient aussi de plus en plus difficile d'obtenir des titres de séjour pour enfants malades", présente-t-elle.

L'avocat Samy Salamon a en mémoire le dossier d'une Haïtienne récemment défendu devant la Cour nationale du droit d'asile. "Elle avait subi un viol en réunion en Haïti. Nous avions apporté des témoignages de l'hôpital sur place. Ainsi que l'attestation d'un psychiatre très reconnu en Martinique sur son syndrome de stress post-traumatique", expose-t-il. La CNDA a refusé de lui accorder l'asile. Une demande d'admission exceptionnelle avait ensuite été émise. Là encore, sans succès. "Si elle, elle ne peut pas avoir cette admission pour raisons humanitaires, alors je me demande qui peut l'avoir", se désespère l'avocat.

L'association  ESA Caraïbes parvient parfois à obtenir des rendez-vous avec la préfecture de Martinique pour faire avancer certaines situations, en particulier celles de femmes, avec ou sans enfants. "On demande un traitement plus humain de ces dossiers" et "que soit prise en compte la situation actuelle en Haïti", expose Patrice Lefaucheur, président d'ESA Caraïbes. Bilan ? "En fait, ils nous baladent", et les dossiers n'avancent pas. Par conséquent, la régularité de ces rendez-vous s'étiole. Auparavant, ils avaient lieu tous les trois mois. Aujourd'hui, plutôt tous les six mois.

En attendant, les délais s'allongent en préfecture. Contactée sur ces enjeux, la préfecture de Martinique n'a pas donné suite à nos demandes.

"On dit clairement aux gens qu'ils n'auront pas de réponse avant un ou deux ans", dénonce Patrice Lefaucheur. Certaines personnes, assure Samy Salamon, "sont même en attente depuis trois ou quatre ans..."

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