En France, les partisans de la droite aiment se poser en défenseurs de la liberté d'expression. Pourtant, le rachat des médias par une poignée de magnats milliardaires pro-Trump signifie que quelques individus seulement ont désormais un droit de veto sur une grande partie de la presse.
Source : Jacobin, Marlon Ettinger, Marc Endeweld
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Interview réalisée par Marlon Ettinger
Les attaques contre la liberté d'expression se multiplient. À la suite du meurtre de Charlie Kirk, l'administration de Donald Trump a lancé une campagne cynique de « cancel culture » contre toute personne qui ne se montre pas suffisamment respectueuse envers Kirk et les idées qu'il défendait.
Prenons l'exemple de la pression exercée par la Commission fédérale des communications (FCC) qui a conduit à la suspension de l'émission de Jimmy Kimmel en septembre. Le commissaire de la FCC, Brendan Carr, a fait pression sur Disney, la société mère d'ABC, pour qu'elle se sépare de Jimmy Kimmel après que celui-ci ait plaisanté sur l'attitude de Trump face à la mort de Kirk. Carr a même promis « d'autres mesures » pour les diffuseurs qui, selon lui, ne respectent pas la norme « d'intérêt public » de la FCC en « insultant » le président.
Disney a rapidement cédé. Ce fut un exemple parfait de l'influence que les conglomérats continuent d'exercer sur le paysage médiatique américain et de leur sensibilité à la pression du gouvernement américain.
En France, une série d'acquisitions de médias historiques par Vincent Bolloré, un milliardaire qui promeut un programme politique réactionnaire, a fait beaucoup de bruit. Pourtant, on parle moins de la domination préexistante des médias français par une coterie de milliardaires, tous animés par des intérêts divers et désireux d'échapper à toute surveillance.
Ce contrôle des médias français par les milliardaires les rend vulnérables au même type de pressions que celles auxquelles Trump soumet actuellement les médias serviles américains. Et avec une classe croissante de magnats pro-Trump en France, les médias français ne sont pas loin derrière ceux des États-Unis dans la course vers la droite.
Marc Endeweld est l'un des meilleurs journalistes d'investigation français. Il a passé les dix dernières années à mener des enquêtes approfondies sur les détenteurs du pouvoir en France et leur utilisation de celui-ci, souvent à travers le prisme du gouvernement d'Emmanuel Macron.
Endeweld a quitté le magazine de centre-gauche Marianne en mars, invoquant les vents défavorables soufflant sur la publication depuis son rachat par un milliardaire.
Dans cet entretien avec Marlon Ettinger, de Jacobin, Endeweld évoque la classe milliardaire pro-Trump qui domine le monde des affaires français, ses intérêts médiatiques et ses motivations cachées, ainsi que la façon dont les correspondants étrangers dans le pays se laissent influencer par la moindre pression de leurs propriétaires.
Marlon Ettinger : Avant votre départ, il a été rapporté que le milliardaire Pierre-Édouard Stérin souhaitait racheter Marianne. Stérin est un réactionnaire ultra-libéral qui vit à Bruxelles pour échapper à l'impôt et qui est relativement proche du Rassemblement national de Marine Le Pen. Pourquoi voulait-il racheter le magazine, quelle a été la réaction du personnel et quelle a été votre réaction lorsque vous avez appris qu'il souhaitait le racheter ?
Marc Endeweld : Officiellement, il souhaitait acheter le magazine parce que l'establishment économique français prône le « réarmement économique » et critique la mondialisation financière au nom de la souveraineté économique. Stérin, bien qu'il soit un fervent défenseur du libre marché, promeut cette rhétorique du patriotisme économique, un peu comme Trump. L'une de ses priorités est d'attirer l'attention sur la désindustrialisation du pays et de préserver ses forces industrielles. Ainsi, même s'il est un conservateur social acharné qui a financé diverses organisations contre le mariage gay ou contre les minorités, cela est également dans son intérêt. Il était donc intéressé par le rachat de la marque Marianne.
Quoi qu'il en soit, si le magazine avait été racheté par Stérin, je serais parti. Et un peu plus d'un tiers de la rédaction, environ 40 %, refusait viscéralement que Stérin rachète le magazine, alors ils se sont battus contre cela.
Mais depuis que Daniel Křetínský a racheté le magazine en 2018, celui-ci n'est de toute façon plus indépendant. C'est une publication qui appartient à un grand homme d'affaires qui a des intérêts en dehors des médias. Marianne a été la première publication qu'il a achetée en France.
Marlon Ettinger : Quelle est son influence sur le paysage médiatique français, et pourquoi s'est-il lancé dans le jeu des médias français en achetant ces publications ? De plus, vous avez déjà quitté Marianne une fois en 2018. Que s'est-il passé ?
Marc Endeweld : J'ai quitté Marianne en 2018 lorsque Křetínský est devenu l'actionnaire principal du magazine, car j'ai compris que celui-ci ne pourrait plus jouir de l'indépendance dont il bénéficiait les années précédentes. L'une des dernières publications françaises indépendantes était devenue la propriété d'un milliardaire. Cela la rendait similaire à plus de 90 % de la presse française, qui appartient à des milliardaires ayant des intérêts en dehors des médias, ce qui signifie [également] que l'État a son mot à dire dans leurs activités.
Les milliardaires qui possèdent les médias pourraient facilement être qualifiés d'oligarques, en raison de leurs liens étroits avec le pouvoir politique.
Par exemple, Dassault [propriétaire du quotidien conservateur Le Figaro] est une entreprise de défense, et Bouygues, propriétaire du groupe TF1, est présent dans la construction et le génie civil. Il y a aussi Xavier Niel [qui a fait fortune] dans les télécommunications [et a investi massivement dans de grands titres comme Le Monde]. Tous ces milliardaires investissent dans des entreprises médiatiques à la fois pour gagner en influence et pour se prémunir contre les attaques des médias.
Křetínský opère entièrement dans ce cadre.
Křetínský a des intérêts dans le secteur de l'énergie, en particulier dans le charbon, et il possède également un gazoduc qui importe du gaz de Russie via l'Ukraine et la Slovaquie. Il a également investi dans de grands détaillants en Allemagne et a récemment racheté la Royal Mail en Grande-Bretagne. C'est un investisseur qui touche à tout et qui est devenu milliardaire en République tchèque. À son arrivée en France, il a rapidement cherché à se forger une bonne réputation auprès des pouvoirs en place - en l'occurrence Emmanuel Macron, dont il est relativement proche - et à rejoindre l'establishment économique.
L'achat de la presse et des médias français lui a permis d'avoir une place à la table de cet establishment, car en France, l'establishment économique est encore étroitement lié à l'État et au pouvoir politique. Les milliardaires qui possèdent les médias pourraient facilement être qualifiés d'oligarques en raison de leurs liens étroits avec le pouvoir politique. C'est le cas depuis trente ans, au-delà même du cas particulier de Macron.
Marlon Ettinger : On entend beaucoup parler en Amérique de Bolloré et de son influence sur le paysage médiatique. Mais comme vous le dites, il y a aussi des gens comme Křetínský, et d'autres encore, donc Bolloré n'est pas le seul à avoir une influence sur les médias français.
Marc Endeweld : On entend beaucoup parler de Bolloré car, tout comme Stérin, il a clairement affiché ses couleurs en faveur des idées réactionnaires et en soutien à l'extrême droite - et à ses représentants les plus extrêmes.
Mais aujourd'hui, une grande partie de l'establishment économique parisien s'intéresse à Trump et se reconnaît dans le trumpisme. Il n'y a pas que Bolloré. Il y a Bernard Arnault, l'un des hommes les plus riches du monde et directeur de la plus grande entreprise de luxe au monde, LVMH, qui s'est également rapproché de Bolloré. Et il y a Rodolphe Saadé, qui a toutes sortes d'intérêts commerciaux aux États-Unis et qui a signé un accord de 20 milliards de dollars dans le bureau ovale avec Trump en mars.
L'attirance extrême de tous ces milliardaires pour Trump est vraiment importante dans la France d'aujourd'hui.
La raison pour laquelle les autres médias et dirigeants politiques français se concentrent sur Bolloré est qu'il a fait quelque chose de très remarquable. Il a racheté Canal+, une chaîne câblée payante similaire à HBO, créée sous François Mitterrand [président français de 1981 à 1995] par son ancien chef de cabinet André Rousselet.
L'attrait extrême que Trump exerce sur tous ces milliardaires est vraiment important dans la France d'aujourd'hui.
Canal+ a été créée dans les années 1980, à un moment où l'industrie de la radiodiffusion était en pleine libéralisation économique, et elle a joué un rôle important à l'époque dans l'hégémonie culturelle de la gauche au pouvoir.
La chaîne a été créée en 1984, après que Mitterrand ait abandonné son programme commun de réforme économique avec le Parti communiste français et accepté le type de libéralisation du marché souhaité par l'Union européenne.
Canal+ a été créé en même temps que [la campagne antiraciste] SOS Racisme. C'était une époque où tout un segment de ce que l'on pourrait appeler la gauche culturelle, que l'on trouvait autour du Parti socialiste, avait abandonné un programme de réforme économique pour donner la priorité aux questions sociales, en particulier pour défendre un multiculturalisme à la française.
Canal+ était, et reste, un acteur important de l'industrie culturelle française, car il était, et reste, le principal financeur du cinéma français. Il joue donc un rôle clé dans le choix des types de films qui sont réalisés, des types de scénarios qui sont produits et des valeurs qui sont transmises par ces produits culturels. Comme Canal+ représente cet héritage des années Mitterrand, Bolloré a semé la peur dans le cœur de nombreux artistes, cinéastes, journalistes et membres des classes créatives qui ont vu dans son rachat une destruction de cet héritage.
Et à bien des égards, c'est exactement ce qu'il a fait : il a transformé Canal+, et en particulier sa chaîne d'information, en ce que même l'Élysée [la présidence] appelle une « Fox News française. »
Mais il faut également prendre cela avec des pincettes. Vous auriez tort de croire que Macron a toujours été en guerre avec Bolloré. Les relations entre les deux hommes ont connu des hauts et des bas depuis 2017. Parfois, Bolloré s'est heurté à l'Élysée, parfois il a cherché à s'en rapprocher. Tout cela transparaît dans les activités commerciales de Bolloré en Afrique, qu'il a finalement vendues à la société internationale d'armement MSC, détenue par la famille d'Alexis Kohler, l'ancien chef de cabinet de Macron.
D'autre part, Macron a utilisé le groupe Bolloré de manière stratégique, afin de déplacer le centre de gravité politique français vers la droite et d'écarter la gauche du courant politique dominant.
Donc oui, Bolloré est souvent au centre de l'attention [lorsque les gens] critiquent la propriété des médias en France aujourd'hui. Mais quand on sait que plus de 90 % des propriétaires de médias en France sont des milliardaires, il serait naïf de penser qu'ils investissent de manière désintéressée et n'ont aucune influence sur la ligne éditoriale de ces publications, en particulier en matière d'investigations.
Ce phénomène existe depuis un certain temps déjà, mais il s'est accéléré ces dernières années avec le déclin économique de la presse française. Il est évident que la concentration de la propriété des médias pose un problème démocratique, mais très peu de dirigeants politiques abordent cette question, même à gauche. Bien qu'il y ait des critiques à l'égard des médias, y compris de leur propriété, il est rare qu'un dirigeant politique dénonce cette propriété dans une émission de télévision.
Marlon Ettinger : Les médias français parlent beaucoup des États-Unis. Mais les médias américains parlent beaucoup moins de ce qui se passe en France. Selon vous, quels sont les sujets que les médias étrangers négligent en France ? Pouvez-vous nous parler un peu du rôle des médias étrangers anglophones en France ? Vous avez évoqué les pressions que ces milliardaires exercent sur la presse française. Ces mêmes pressions existent-elles sur les médias étrangers en France ?
Marc Endeweld : Les journalistes étrangers qui travaillent en France sont toujours surpris par la proximité des journalistes français, et en particulier des journalistes politiques, avec le pouvoir politique français. Ils sont également surpris par leur docilité et leur incapacité à contredire les dirigeants politiques, en particulier lorsqu'ils sont au pouvoir.
Les journalistes français ont la réputation d'être extrêmement loyaux et déférents envers le pouvoir politique, c'est le moins qu'on puisse dire. Ils sont également connus pour être extrêmement timorés lorsqu'il s'agit de s'opposer ouvertement au président de la République qui, dans la Ve République, détient le pouvoir concentré de tout le système.
En général, leurs collègues, notamment dans la presse anglo-américaine, sont plus habitués à une presse d'investigation qui garde ses distances avec le pouvoir. En termes de contrôle du pouvoir, les journalistes étrangers sont souvent un peu choqués par le microcosme parisien.
Les journalistes français ont la réputation d'être extrêmement loyaux et déférents envers le pouvoir politique.
Dans le même temps, la réduction des ressources de la presse américaine et étrangère en général fait que les correspondants étrangers en France se retrouvent souvent intégrés à ce microcosme parisien, loin des quartiers populaires de la ville ou des banlieues situées en dehors de ses murs.
Je pense que le fait que ces journalistes aient une certaine distance par rapport au modèle français et soient souvent capables d'en souligner les lacunes sur des sujets tels que l'intégration peut être un atout.
En même temps, j'ai constaté qu'ils sont souvent très influencés par les messages du gouvernement et du président. Ils ont tendance à simplifier à l'extrême l'opposition politique au sein du pays et ne prennent pas le temps de comprendre que Macron n'est pas ce leader libéral soucieux des libertés civiles, etc. Malgré les critiques virulentes à l'encontre de Macron dans le New York Times à ce sujet, j'ai constaté que la plupart des médias étrangers en France ont du mal à comprendre que Macron est beaucoup plus à droite et beaucoup plus réactionnaire que l'image qu'ils ont de lui. Et en ce qui concerne le discours pro-business de Macron, les médias étrangers se sont souvent concentrés davantage sur les apparences et les messages superficiels plutôt que sur la réalité du bilan économique de Macron, qui est en fait assez négatif.
Les journalistes étrangers en France n'ont souvent pas pris le temps de comprendre que Macron n'est pas ce leader libéral soucieux des libertés civiles.
S'ils sont prompts à critiquer la bulle parisienne, nombre de ces correspondants étrangers se retrouvent rapidement influencés par celle-ci, que ce soit parce qu'ils l'apprécient ou simplement par nécessité professionnelle. Il en résulte qu'ils n'ont plus la distance nécessaire pour analyser correctement la société française ou comprendre la méfiance de la population française à l'égard de ceux qui sont au pouvoir depuis plus de sept ans maintenant.
C'est aussi parce qu'Emmanuel Macron a ciblé sa communication à l'étranger. Il l'a fait en donnant la priorité aux journalistes étrangers et en leur donnant accès à l'information, et il n'y a pas de moyen plus simple de satisfaire un journaliste que de lui donner accès aux personnes au pouvoir. Et cela a souvent très bien fonctionné.
Marlon Ettinger : Pour conclure, y a-t-il actuellement dans les médias français un endroit où de véritables enquêtes sont menées ? Quelle est la prochaine étape ?
Marc Endeweld : Il existe encore quelques publications d'investigation indépendantes, notamment en ligne, qui continuent d'essayer de mener des enquêtes indépendamment des milliardaires. Il existe également de nouvelles unités d'investigation dans l'audiovisuel public qui n'existaient pas auparavant, mais elles sont constamment menacées. La tradition du journalisme français est beaucoup plus axée sur le commentaire et l'opinion que sur les enquêtes ou les reportages. C'est ainsi que le journalisme français s'est développé.
Malgré cela, on observe un changement générationnel : les jeunes journalistes français s'intéressent davantage à la production d'enquêtes et de reportages. Bien sûr, les pressions économiques qui pèsent sur le journalisme français ont considérablement réduit les espaces où l'on peut produire ce type d'enquêtes.
Pour moi, après dix ans d'enquêtes sur Emmanuel Macron et le pouvoir, entre autres, il est très révélateur que, si de nombreux éditeurs du marché parisien s'intéressent à mes enquêtes sous forme de livres, je n'ai pour l'instant aucune offre d'emploi dans une publication parisienne.
Pour l'instant, je termine un livre qui enquête sur le monde des affaires en France. Et je relance également ma newsletter, The Big Picture.
À Paris, faire son travail, révéler des informations et mener de nombreuses enquêtes vous apporte souvent plus d'inconvénients, voire des représailles qui affectent votre carrière professionnelle.
Pour reprendre les mots d'un collègue que j'ai récemment rencontré, je suis désormais « en pleine nature. »
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Marc Endeweld est journaliste d'investigation. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont L'ambigu monsieur Macron, Le Grand Manipulateur : Les Réseaux secrets de Macron, L'Emprise : La France sous influence et Guerres cachées, les dessous du conflit russo-ukrainien.
Marlon Ettinger est l'auteur de Zemmour and Gaullism et coanimateur de Flep24, le podcast sur les élections législatives françaises de 2024.
Source : Jacobin, Marlon Ettinger, Marc Endeweld, 11-10-2025
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises