Clyde Snow et les 'gamins'
L'EAAF est née il y a 40 ans.
Clyde Snow fume un cigare et entre lentement dans sa maison. L'anthropologue légiste étasunien qui avait travaillé à démasquer des cas comme celui de John Wayne Gacy, le « clown tueur » qui a tué 18 jeunes et les a enterrés sous sa maison, avale la fumée du cigarillo et raconte la scène fondatrice : lorsqu'il a reçu un appel pour se rendre en Argentine parce que « il y avait des familles qui cherchaient désespérément à retrouver leurs proches ». La mission était celle d'un expert : constituer une équipe pour exhumer les restes, et c'est ainsi qu'il rencontra alors un groupe de « jeunes remarquables » parmi les étudiants confirmés et les diplômés, comme ce fut le cas avec Julio César Strassera, le procureur du Procès des Juntes, avec son équipe de jeunes juristes.
Le visage amical et ridé de Snow est le point de départ du remarquable documentaire El Equipo, réalisé par le mexicain - étasunien Bernardo Ruiz et produit par Quiet Pictures, qui sera bientôt projeté en Argentine – à partir de septembre, il sera disponible sur pbs.org. « Chaque squelette que nous trouvons, chaque crâne troué par une balle, ajoute quelque chose de plus à notre connaissance du fonctionnement de ce système de répression et de meurtres en série », explique Snow en racontant ce moment, en 1984, lorsqu'il est arrivé dans le pays étant un parfait étranger. Le documentaire est une occasion extraordinaire d'en savoir plus sur la création de l' Equipe argentine d'anthropologie médico-légale (EAAF), avec des interviews, des témoignages et du matériel inédit dans la plus haute qualité audiovisuelle, juste au moment où l'une des organisations ayant la plus grande expertise internationale fete ses 40 ans.
« Le cancer de la subversion idéologique s'étend dans le monde. Les forces armées sont obligées de prendre le pouvoir », déclare un spot télévisé sur la dictature qui fait partie des abondantes archives d'El Equipo, dans lequel Henry Kissinger s'extasie sur Videla et où les Mères de la Place de Mai implorent l'attention des médias internationaux. « Il y avait le sentiment de ne pouvoir rien faire face aux abus des militaires, de ne pas pouvoir se défendre. Nous allions étudier et ils faisaient la queue pour vérifier nos sacs à dos », se souvient Mercedes « Mimí » Doretti, qui, avec Patricia Bernardi et Luis Fondebrider, furent l'uns des premiers jeunes scientifiques à travailler avec l'excentrique et rigoureux Clyde Snow. Début 1984, la CONADEP et les Grands-mères de la place de Mai sollicitent l'aide d' Eric Stover, alors directeur du programme « Science et Droits de l'Homme » de l' Association Américaine pour l'Avancement de la Science, basée à Washington. C'est Stover qui contacta Snow, qui venait d'identifier le corps de Josef Mengele au Brésil et était l'un des anthropologues légistes les plus importants au monde.
« Les ossements sont de bons témoins. Ils parlent peut-être à voix basse, mais ils ne mentent pas et ils n'oublient jamais », répétait Snow à ses disciples. Il y avait des restes de milliers de personnes non identifiées à son arrivée en Argentine. Ils ont commencé par des exhumations dans des fosses communes situées dans des cimetières publics. « Ils sont allés avec des bulldozers et ont détruit des preuves, c'était un désastre », a-t-il dénoncé à propos de la première opération, où il n'y avait aucun professionnel autorisé et où les membres de la famille pleuraient à côté des ossements. C'était un terrain très improvisé, avec des militaires à l'affut.
Les Mères de la Place de Mai se portaient garantes. Snow ne trouva personne préparé à une telle tâche : de nombreux médecins légistes avaient contribué à dissimuler les crimes de la dictature. Il s'apprêtait déjà à rentrer aux États-Unis, déçu, lorsque Morris Tidball Binz, son assistant, l'a convaincu de convoquer des étudiants en archéologie et en anthropologie. Au début, « el gringo » n'a pas accepté. Mais ensuite il s'est rendu compte que c'était la seule option.
Snow attendait les étudiants dans un hôtel, où il a commencé à les interviewer. « Un Texan typique, avec son chapeau et sa pipe », telle a été la première impression de Patricia Bernardi, qui a assisté au rendez-vous comme postulante. Snow ne pouvait pas attendre et a suggéré d'exhumer un cimetière dans la zone nord de Buenos Aires. Il connaissait les dangers et les a prévenus.
La première fouille a été réalisée avec des matériaux faits maison : des ustensiles de cuisine et une moustiquaire que Luis Fondebrider a récupérés dans la maison de sa mère. Il y avait des policiers qui encerclaient les lieux et les jeunes de l'équipe avaient peur, mais ils se sont rebellés lorsque les proches des victimes n'ont pas pu entrer. Snow a parlé au juge et tout a été résolu en quelques heures. Les jeunes, aussi inexpérimentés que passionnés, avaient travaillé sur des sites archéologiques, sur des ossements de guanacos et d'otaries. Ils n'avaient aucune idée à propos d'un reste humain jusqu'à ce qu'ils voient un crâne troué par une balle. Et Bernardi s'est mise à pleurer.
Les images montrent des enregistrements personnels de El Equipo : ils commencent à documenter leur travail avec des photos et des vidéos lors de l'évaluation de la pertinence des preuves. Ils ont appris le métier sur le terrain, lors de cours pratiques avec Snow. Ils ont mangé à l'intérieur de la fosse, le spécialiste étasunien étant prêt à retrousser ses manches et à plaisanter avec eux autour de son classique dry Martini. C'était une époque « pré-ADN » et il y avait des limites techniques pour réaliser des identifications. Sur les tables de dissection, ils retrouvèrent d'anciennes fractures, des données dentaires et des crânes brisés pour déterminer les âges et les sexes. Sous les menaces téléphoniques, Snow change d'hôtel et craint pour la protection les jeunes de son équipe. Le printemps démocratique était une pente glissante.
Coqui Pereyra, d'Abuelas, s'est approché d'eux. Le cas de sa fille, Liliana, a été l'un des premiers pour lesquels l'EAAF a réussi l'identification en 1985. Elle a été enterrée au cimetière de Mar del Plata et, grâce à son bassin, il a été prouvé qu'elle avait accouché. Comment les scientifiques contrôlaient-ils les émotions ? « Écoute, si tu dois pleurer, fais-le la nuit », suggéra Snow, et les mots devinrent un mantra.
Le documentaire El Equipo peut être vu dans une séquence conjointe avec « El juicio » (2023), d'Ulises de la Orden, ou le film Argentine, 1985. Le témoignage de Clyde Snow lors du procès de la Junte a constitué un tournant. Là, dans un silence de tombeau dans la pièce, il a raconté comment Liliana Pereyra avait été identifiée. « Il a expliqué que notre travail ne concernait pas des os détachés, mais qu'ils représentaient des personnes qui avaient une vie, un visage, un corps », remarque Patricia Bernardi, soulignant le moment où le visage complet de Liliana est projeté sur un écran face aux juges.
Lorsqu'ils ont commencé les premières fouilles, les jeunes scientifiques ne savaient pas combien de temps cela prendrait et ne pensaient pas non plus à constituer une équipe professionnelle. Snow est allé aux États-Unis et il est revenu peu de temps après. Les cas fleurissaient et ils avaient la confiance des proches. De nouveaux volontaires se sont joints à nous, comme Carlos ‘Maco' Somigliana, étudiant en droit et anthropologie. Peu de temps après, ils s'installèrent dans un bureau et en 1987 ils formèrent une association civile.
« Ils avaient acquis plus d'expérience que quiconque au monde. Et ils ont déclenché une révolution », explique Snow, qui les considère comme des experts spécialisés dans les missions internationales, comme au Chili, où Pinochet était encore au pouvoir. Le documentaire se concentre sur l'Amérique Centrale. En 1990, l'équipe d'anthropologues guatémaltèques s'est constituée dans ce pays. Patricia Bernardi et MimíDoretti tentent de clarifier le Massacre d'El Mozote, au Salvador. Snow arrête de les appeler « les enfants ». « Je les ai chassés du nid, je m'en suis débarrassé. Ils ont commencé à voler de leur propres ailes », dit-il en voix off dans le documentaire.
Au Salvador, Bernardi et Doretti recueillent des dizaines de témoignages. En creusant, trouvent un enfant derrière l'autre. Peignoirs, bottines, os à l'intérieur des sandales. Une atrocité à ciel ouvert. De minuscules fragments de nouveau-nés. Ils convoquent Snow et d'autres scientifiques des Etats-Unis. Snow, rien qu'en regardant une dentition, semblait deviner l'âge de l'enfant. « Le fait que Clyde et son équipe certifiaient qu'il y avait eu un massacre avait un poids politique dans la démonstration de l'intervention yankee en Amérique Centrale », remarque Bernardi.
Les blessures restent ouvertes à travers les générations. Les amnisties accordées aux répresseurs sont un coup dur pour l'équipe. « Est-ce que cela a du sens pour nous de continuer à travailler ? », se sont-ils demandés lorsqu'ils ont vu que les affaires judiciaires pour lesquelles ils apportaient des preuves étaient bloquées. Mais, une fois de plus, le soutien des membres de la famille et des organisations de défense des droits humains a été inexorable.
L'EAAF s'est étendue de la Bolivie au Congo – atteignant 50 pays – et ses membres sont devenus célèbres pour leur expertise. Les cadavres ont des schémas différents, les manières d'éliminer l'être humain varient selon les contextes. La disparition d'un membre de sa famille est une douleur universelle qui transcende toute religion, culture ou idéologie. « Nous ne cherchons jamais la réconciliation mais plutôt la réparation, la mémoire et la justice », définit Luis Fondebrider. L'EAAF compte désormais une cinquantaine de personnes qui travaillent actuellement dans différents bureaux en Argentine.
À la mort de Snow en 2014, ses restes ont été dispersés à sa demande expresse dans le secteur 134 du cimetière d'Avellaneda et dans d'autres régions du Guatemala. Comme si sa dépouille était partagée avec ceux qu'il avait contribué à identifier. « Nous vivons un coût personnel très élevé », assume Fondebrider, et le film entre dans une dimension colossale : le Mexique. Les féminicide sont eu lieu alors que des anthropologues légistes travaillaient dans les tombes. Ce sont des corps dans un état de décomposition avancé, et non des restes osseux. Leurs proches les recherchaient toujours vivantes. L'équipe en ressent l'impact : Patricia prend sa retraite et Mimí prend la relève.
Tout devient plus dangereux avec le cas des 43 étudiants d'Ayotzinapa. Les téléphones des scientifiques sont mis sur écoute et le gouvernement s'en prend aux défenseurs des droits de l'homme. Mimí se montre ferme, déterminée et démonte la version officielle en affrontant la justice. « Désolé de vous avoir mis dans ce pétrin », leur avait dit un jour Clyde. « Si une seule famille a un peu de paix, cela justifie le travail. C'est pourquoi nous continuons à le faire », déclare Fondebrider.
En 2020, l'EAAF a été pour la première fois nominée pour le prix Nobel.
Le travail continue…
Juan Manuel Mannarino pour El cohete a la luna
El cohete a la luna. Buenos Aires, le 11 août 2024.
*Juan Manuel Mannarino est journaliste et diplômé en communication sociale de l'UNLP. Il a également étudié l'enseignement de l'histoire. Il écrit et collabore en tant que pigiste dans divers médias. Sa chronique « Marché contra mi padregenocida (J'ai marché contre mon père génocidaire) Mariana, la fille d'Etchecolatz », publiée dans Anfibia, a reçu de nombreuses récompenses.
Traduit de l'espagnol pour El Correo de la Diáspora par : Estelle et Carlos Debiasi
El Correo de la Diáspora. Paris, le 3 septembre 2024.
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