L'Assemblée Nationale, Paris
Par Dominique de Villepin
Source : La France Humaniste
Nous sommes en septembre 2024. Le soleil tape dru sur la base aérienne du Plessis-Pâté. En sortant de la voiture, je regrette un peu d'avoir mis un gilet sous ma veste. Fabien Roussel, mon hôte du jour, a laissé tomber la cravate ; je l'envie un peu. En fumant l'une de ses interminables cigarettes, le patron de la fête de l'Humanité, Fabien Gay, me présente à son équipe souriante et chaleureuse. Pour sa 84e édition, « L'Huma » bat son plein, et me rappelle ce que doit être la politique : une effusion heureuse, un lieu de partage, d'échange, de débat, de démocratie. Ma présence, après Édouard Philippe invité l'année précédente, étonne la presse ; elle m'est pourtant naturelle. Je sais que beaucoup me distingue des communistes, des insoumis, des écologistes, des socialistes et des sympathisants sans carte qui me font face dans l'agora du festival ; je sais aussi que nous nous retrouvons sur l'essentiel. Nous agissons chaque jour avec la ferme conviction qu'une autre France, plus juste, plus solidaire, plus humaniste, peut émerger.
Je retrouve dans la faconde du responsable communiste quelque chose de la sympathie d'un Chirac et de la bonhomie bouillonnante et bougonnante d'un Séguin, ces grands patrons de la « droite » qui ont jalonné mon parcours. Quelques semaines plus tôt, j'avais appelé sans hésitation à mettre en œuvre le Front Républicain et donc à voter pour le Nouveau Front Populaire partout où il était en capacité de battre l'extrême droite. Je n'ai pas le sentiment d'avoir viré de bord ou varié de position, mais celui de faire au contraire preuve de cohérence, de constance, de fidélité à mon engagement premier : l'intérêt supérieur de la France et des Français. Ce jour-là, dans la salle, plusieurs quadragénaires m'interpellent : « Vous savez, Monsieur le Premier ministre, la première fois que j'ai manifesté, c'était contre le CPE. » Tant mieux ! En 2005, la rue a parlé, et je suis fier d'avoir écouté les Français plutôt que de m'accrocher à un texte qui divisait le pays alors que je souhaitais le rassembler. À Thiers, je préférerai toujours ceux qui savent que la fermeté républicaine n'est pas la brutalité, mais la volonté inflexible de préserver l'unité nationale tout en respectant la liberté des citoyens ; que gouverner, c'est convaincre et non contraindre, rassembler et non réduire au silence.
« L'Histoire nous enseigne que les nations se sauvent toujours par la coalition des volontés, non par la multiplication des chapelles. »
Fabien Roussel et Dominique de Villepin à la Fête de l'Humanité - Crédit : Fabien Roussel
Ce qui me frappe, en septembre 2024, c'est l'espoir partagé. Fabien Roussel, battu pourtant dans les urnes, chez lui à Saint-Amand, est rayonnant. Grâce à une mobilisation extraordinaire des électeurs pour faire barrage au pire, la gauche a réussi à survivre au désastre qu'on lui promettait. Le Nouveau Front Populaire, constitué dans l'urgence après une dissolution précipitée, a sauvé les meubles d'une famille politique que l'on croyait sur le point de disparaître. Pourtant, le mal à venir couvait déjà ; à la veille de mon intervention, le député François Ruffin essuyait quelques huées lors de son discours, orchestrées par des groupes de sympathisants de la France insoumise qui lui reprochaient sa rupture estivale avec leur chef.
Je m'en émeus. J'ai de la sympathie et de l'estime pour François Ruffin, qui porte dans sa famille politique un véritable projet de réconciliation et dont la voix, singulière, est, il me semble, essentielle au débat public. Mais au-delà de sa personne, c'est le symptôme d'une maladie politique plus grave : la tentation permanente de préférer la pureté doctrinale au compromis fécond, l'entre-soi idéologique à l'œuvre commune. L'Histoire nous enseigne pourtant que les nations se sauvent toujours par la coalition des volontés, non par la multiplication des chapelles.
Secrétaire général de l'Élysée, ministre des Affaires étrangères, ministre de l'Intérieur, Premier ministre, j'ai suivi avec l'attention particulière d'un opposant l'avènement d'un grand parti socialiste au début des années 2000. Je sais ce qui distinguait alors, sur le plan de la culture politique, des idées, de la formation intellectuelle, un François Hollande d'un Dominique Strauss-Kahn, un Arnaud Montebourg d'une Ségolène Royal ou d'une Martine Aubry. Je sais surtout ce qui les rassemblait : la volonté de voir réussir leur parti, au-delà de tout, parce qu'ils portaient la conviction profonde que le socialisme valait mieux que la droite au service des Français.
J'étais leur adversaire, et ils me le rendaient bien ; pourtant, nous avions un respect républicain réciproque qui permettait au débat et à la démocratie de s'exprimer. L'alternance faisait son effet tranquille et les institutions protégeaient la dignité de la politique. Nous savions alors que l'honneur de la République se mesurait à la qualité de ses débats et à la hauteur de ses adversaires. Comme au temps des grandes joutes parlementaires de la IIIe République, les divergences idéologiques n'empêchaient pas la reconnaissance mutuelle, parce que nous servions la même France. Cette gauche, je sais que des dizaines, des centaines de femmes et d'hommes travaillent tous les jours pour la faire vivre à nouveau.
La droite n'est pas en reste ; si Éric Ciotti, après avoir pris la tête du parti qui se revendiquait pourtant du gaullisme historique, a choisi de franchir ouvertement le Rubicon en signant l'armistice avec l'extrême droite, son successeur Bruno Retailleau poursuit l'élargissement de la fenêtre d'Overton, prêt à abandonner l'État de droit, jugé « ni intangible ni sacré », pour continuer sa vocation : fondre tout entière la droite républicaine dans l'extrême droite héritière du pire. Fidèle à la tradition vendéenne, il multiplie les coups de canif contre le cordon sanitaire qui séparait encore la droite républicaine de ce qui était, il y a encore quelques années, la chasse gardée de ses adversaires résolus. La politique est réduite à son aspect comptable ; au lieu de chercher à endiguer la montée d'un camp identitaire qui menace en profondeur la stabilité et la cohésion de la Nation, les responsables politiques de droite épousent sa progression et y cherchent leur compte. Ils oublient bien souvent que l'alliance contre nature avec plus fort que soi finit toujours par tourner au profit de celui qui domine. Comme toujours dans l'Histoire, de Vichy aux compromissions coloniales, la compromission avec l'extrême se paie au prix fort : celui de l'honneur perdu et de l'âme nationale blessée.
Nous sommes loin de cette droite qui s'est rendue capable, autour du Général de Gaulle et des autres forces politiques, de tendre la main et de gouverner ensemble lorsque l'intérêt supérieur de la Nation est en jeu. Et je me souviens de Jacques Chirac, tentant par souci de l'intérêt général de convaincre Michel Rocard de rejoindre son gouvernement, au lendemain de la secousse de 2002, pour donner à voir l'image d'une République forte face aux assauts qui la menaçaient. Je sais que cette droite existe encore dans le pays et que nombreux sont celles et ceux qui continuent d'avancer avec chevillée au corps la haute idée qu'ils se font de la France et de son unité. Ceux-là ont leur place à nos côtés et je les invite à écouter cette conscience individuelle, cet instinct républicain, ce réflexe de survie de la Nation que nous avons le devoir d'accompagner.
Jacques Chirac et Dominique de Villepin - Crédit : AFP
Emmanuel Macron, quant à lui, a fait disparaître le centre pour faire ressurgir en France ce que les historiens, Pierre Serna en tête, appellent « l'extrême-centre », une jonction opportuniste d'une classe bourgeoise capable d'une plasticité cérébrale et intellectuelle totale dans le seul intérêt de maintenir ses privilèges. La campagne de 2017 est un cas d'école de fourre-tout idéologique destiné à brouiller le message pour construire un semblant de positionnement politique, au mépris des électeurs qui avaient cru en une social-démocratie à la française renouvelée. Nous y retrouvons la recette miracle qui a permis à des hauts fonctionnaires, planqués derrière la raison d'État, et qui, à cheval entre le XVIIIe et le XIXe siècles, ont su s'adapter aux conjonctures : soutenir Robespierre avant de le vouer aux gémonies, envoyer la classe ouvrière sous le feu des canons en l'an III, passer avec armes et bagages sous les ordres d'un consul autoritaire avant de courir à l'anoblissement d'Empire, et enfin se plier servilement à Louis XVIII. Macron est l'héritier de cette histoire, et le macronisme en est l'incarnation contemporaine, avec toujours la tentation d'un contournement systématique des corps intermédiaires.
Il suffit de voir le nombre de prétendants au trône pour se rendre compte de l'extrême division que Macron laisse derrière lui : Gabriel Attal, Édouard Philippe, Michel Barnier, Yaël Braun-Pivet, Aurore Bergé, Gérald Darmanin. Dans l'espace ouvert par le Président de la République, tout le monde se rêve calife à la place du calife. Là encore, il y a des femmes et des hommes estimables, et d'autres pétris de cynisme. Mais tous sont, souvent malgré eux, la conséquence d'un effondrement des idéologies. Le centre a disparu au profit d'un ensemble plastique incohérent et structurellement faible, qui ne maintient son semblant de pouvoir que par sa capacité d'adaptation et de réadaptation incessante. C'est la politique de la rustine permanente ; on colmate, on remplit les trous, on cherche à ralentir la chute. Mais le pneu est crevé, et il est crevé depuis longtemps. La racine du mal n'est pas seulement institutionnelle : elle est morale. Elle réside dans l'abandon du long terme, dans l'oubli de la vision, dans la réduction de la politique à une gestion de flux et de courbes, au lieu d'une épopée nationale portée par un cap.
« Cette situation est le résultat d'un système qui éloigne peu à peu les citoyens de leurs représentants ».
Cette fragmentation de l'offre électorale est la triste conséquence de formations militantes qui se replient sur elles-mêmes et qui ne sont plus que l'ombre de ce qu'elles furent jadis. Il suffit de se promener dans les allées d'un congrès ou d'une université d'été pour se rendre compte qu'il n'y a plus guère de militants autres que des élus ou leurs collaborateurs. Comment reprocher à ces femmes, à ces hommes, qui ont choisi, nous le savons, des vies de sacrifices - car les vies militantes sont souvent des vies d'engagement sacerdotal - d'agir d'abord pour leur propre préservation ? Pour ces centaines de femmes et d'hommes, perdre une élection, c'est perdre son emploi. Ils sont mus par la même dynamique que les Français : la crainte de la précarité subie.
Mais si l'on ne peut en vouloir aux individus, cette situation est le résultat d'un système qui éloigne peu à peu les citoyens de leurs représentants, et creuse un gouffre un peu plus profond chaque jour entre un microcosme politique endogame et autoreproducteur, et des millions de femmes et d'hommes qui ne lui font plus confiance et se tournent, par dépit ou par déception, vers les extrêmes. C'est dans ces brèches que s'infiltrent les tentations autoritaires : lorsque les démocraties se replient, l'Histoire nous apprend que d'autres forces se lèvent pour s'en emparer - et jamais pour les renforcer.
De seuil en seuil, nous sommes sur le point de franchir l'ultime étape de la fragmentation : c'est la République et la démocratie elles-mêmes qui sont menacées par des structures qui s'effondrent et implosent. Le sentiment qui domine parmi nos concitoyens est celui de la confiscation ; désormais, et malgré eux, la politique se fait en vase clos, sans eux, nourrissant l'impression qu'elle se fait contre eux. Les algorithmes ont poli les vitrines identitaires ; chacun court désormais dans son couloir, renvoyé à un public ciblé, enfermé dans une boucle algorithmique qui segmente, segmente encore, et finit par atomiser le corps social en parts de marché électorales.
Il ne s'agit pas ici de s'en prendre à celles et ceux qui tentent malgré tout de porter un horizon, un espoir, une volonté, et je m'incline devant l'engagement des responsables politiques, dans tous les partis, qui cherchent encore à trouver les voies et les moyens de changer la vie des Françaises et des Français et de redonner à notre pays sa force et sa vitalité, pour lui-même et pour le monde entier. Ce sont les structures qui enferment les acteurs et qui transforment, dans une fuite en avant permanente, la passion civique en une suite de tactiques et d'accords circonstanciés.
Ce ne sont pas d'abord les élus ou les militants qu'il faut blâmer, mais l'architecture des partis et d'un système qui a rendu la politique impuissante. Parce qu'en réalité, les Français ne sont pas seuls à être dépossédés de leur pouvoir d'agir ; les partis, les structures partisanes, sont les premières victimes d'un système qui les noie et réduit leur champ d'action. Et lorsque les partis meurent de l'intérieur, lorsque le lien vivant entre le peuple et ses représentants se délite, c'est tout l'édifice républicain qui se fissure. Les Républiques ne tombent pas toujours par coup d'État ; elles peuvent se vider de leur substance, se faner comme une fleur à laquelle on a coupé l'eau.
Dans ce sombre tableau, la responsabilité des médias dans la dégradation du débat démocratique doit être pleinement soulignée. Leur rôle premier devrait être de distinguer les faits des opinions. Or, la course au sensationnel pousse trop souvent à la confusion entre information et commentaire, ouvrant la voie au complotisme qu'il faudrait combattre. Aux médias de faire honneur à la déontologie en traquant sans relâche la vérité factuelle pour replacer l'intérêt général au-dessus de l'audimat.
« La politique est en train de devenir l'ombre d'elle-même. C'est pour cela qu'il nous faut un nouveau contrat républicain. »
Nous sommes plongés dans un État d'urgence républicaine. L'espace du débat se rétracte, le contradictoire se musèle et le lien entre représentants et représentés se rompt peu à peu. La formule, signée de Gramsci, est bien connue des étudiants en sciences politiques : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » Si nous n'y prenons garde, le vaudeville politique que nous observons aujourd'hui nourrira demain ces monstres. Si, marchant dans les pas d'Arthur Rimbaud qui déjà nous alertait dans Une saison en enfer, nous reprenons la clef, nous pourrons reconduire la République à sa vocation première. Reprendre la clef, c'est rouvrir les portes de la souveraineté populaire, rendre à chaque citoyen la conviction qu'il pèse sur son destin et refonder nos institutions pour qu'elles soient à nouveau l'arène vivante de la confrontation républicaine et non le huis clos d'une oligarchie satisfaite.
La politique est en train de devenir l'ombre d'elle-même. Pourtant, nous devons sans cesse continuer de la défendre et d'avoir foi en elle, parce qu'elle seule reste, malgré ses failles, notre chance de trouver ensemble des solutions aux crises qui nous frappent. Le jeu politicien nous éloigne des Français. Pourtant, nous ne pourrons affronter l'avenir que si nous recréons, avec l'ensemble du corps social, un débat réel, protégé, contradictoire, exigeant. Les institutions doivent redevenir ce qu'elles ont toujours eu, dans l'Histoire, vocation à être : le cadre où la confrontation des idées n'est pas un accident, mais la règle. L'endroit de la dispute républicaine, celle qui n'est pas un signe de faiblesse, mais le moteur de l'équilibre. C'est pourquoi il nous faut un nouveau contrat républicain, fondé sur la responsabilité mutuelle des élus et des citoyens, où l'écoute et le respect sont des devoirs et où l'action publique se nourrit de la parole du pays réel.
J'ai été nommé Premier ministre par le Président Chirac au lendemain du « non » au Traité constitutionnel européen le 29 mai 2005. J'ai vécu ce moment, bien sûr, comme une défaite politique pour mon camp, mais aussi comme un formidable moment de démocratie et de réappropriation par le peuple français de sa propre destinée. Durant de nombreux mois, les débats qui ont traversé la Nation, sur un sujet pourtant technique, voire technocratique, ont démontré à nouveau l'immense capacité politique du peuple français lorsqu'il se saisit des sujets qui détermineront son avenir.
Le 11 juin 2005, devant l'Assemblée nationale, je disais déjà que « Le vote du 29 mai [avait] fixé une double exigence : défendre les intérêts de notre pays en prenant en compte les inquiétudes et les aspirations des Françaises et des Français, défendre l'unité et le rassemblement des Européens ». Là encore, je n'ai pas varié. J'ai confiance dans ce peuple qui a tant de fois montré dans l'Histoire combien il avait le politique au cœur. À la veille de 1789, il rédigea soixante mille cahiers de doléances. Pendant la Résistance, il entretint, souvent dans la clandestinité, l'idée que la France est d'abord une communauté de citoyens libres, même lorsque les armes parlent plus fort que les lois. En 2018, il dit haut et fort son besoin existentiel de se sentir écouté et respecté. À chaque grande crise de notre histoire - du serment du Jeu de Paume à la Libération - le peuple a su rappeler que la souveraineté ne se délègue pas, elle se vit.
Ce fil rouge court à travers nos révolutions, nos guerres, nos mutations industrielles et technologiques. Chaque fois, le peuple français a su trouver en lui la force de se réinventer, d'élaborer pour lui-même de nouvelles règles, de se tailler des institutions sur mesure pour convenir à ses besoins et à ses espoirs. Ce lien est pourtant aujourd'hui distendu. Trop souvent, les institutions, détournées de leur fonction première, semblent se dresser comme un rempart au débat et au dialogue avec les Français. Elles peuvent donner le sentiment de protéger le pouvoir et les places confortables des élus plutôt que d'encourager la souveraineté populaire. Elles ressemblent alors à des forteresses vides : imposantes de l'extérieur, mais désertées à l'intérieur par l'esprit républicain qui seul peut les faire vivre.
« 2027 sera le combat final. »
Les peuples pardonnent volontiers l'erreur, mais rarement la paresse. Voilà le nœud gordien du drame politique qu'il nous revient de dénouer : nous avons hérité d'institutions pensées pour canaliser l'énergie des ambitions vers l'intérêt général, et nous les avons laissées se figer en décors de théâtre où se joue sans cesse la même pièce. Nos institutions ne sont pas un mausolée de marbre où reposerait l'idée républicaine ; elles sont un mécanisme vivant qui ne fonctionne que si celles et ceux qui ont fait le choix de l'animer s'y engagent avec ardeur, passion et détermination. Dès que nous nous contentons d'y occuper une place plutôt que de servir, le système s'étiole. Nous devons consacrer tous nos efforts à lutter contre cette désertion intellectuelle et morale qui consiste à préférer la survie confortable dans un réduit partisan à l'épreuve risquée de la confrontation républicaine.
Nous sommes au bord de la falaise. 2027 sera, j'en ai le sentiment profond, le combat final. L'élection présidentielle qui se profile sera un nouveau seuil à franchir ensemble. Nous pourrons en sortir amoindris, éplorés, divisés, ou bien rassemblés, forts, prêts à affronter les crises. Je ne suis pas sorti de mon confortable silence pour le plaisir de faire un tour de piste, mais pour accompagner ce qui, je le crois, doit devenir l'ultime sursaut de la politique. La tâche patiente que nous nous sommes assignée, avec la France humaniste et avec toutes celles et ceux qui voudront bien rejoindre l'équipage, c'est de penser et de faire advenir à nouveau la politique au rang qu'elle doit avoir. C'est de lui rendre ses lettres de noblesse et de lui redonner sa force, sa vigueur et sa vie. Alors, oui, relevons ensemble le drapeau de la République, car il ne s'agit pas seulement d'une bataille électorale, mais d'un combat existentiel, d'un choix de liberté et de société.
Pour survivre à l'asphyxie, les partis de droite comme de gauche bradent leur héritage, lâchent du lest, en quelque sorte, pour ne pas se noyer et continuer de flotter. Nous revendiquons une doctrine politique nouvelle, qui chevauche ses contradictions pour les dépasser, sans entrer dans le pot-pourri idéologique dont rien ne pourra sortir. Trouver des compromis, un équilibre de raison, faire feu de tout bois, ce n'est pas amalgamer tout et son contraire. C'est choisir une boussole, un idéal, un horizon, s'y fixer et le respecter. Ce n'est pas un atermoiement permanent, c'est une ligne de conduite. Ce n'est pas renoncer à l'idéologie, c'est la mettre à l'épreuve.
Je ne me sens étranger à aucun Français tant qu'il poursuit l'idéal d'une nation juste, prospère et saine. Nous sommes les héritiers de tous ceux qui, quand l'Histoire l'a commandé, ont su se réunir autour de ce qui compte par-dessus tout : la défense de l'intérêt général, la survie de l'idéal républicain et la protection des biens communs qui nous offrent le droit et le devoir de faire société.
Nous sommes les héritiers de Robespierre et du général de Gaulle, des canuts lyonnais et des Gilets jaunes, de la Résistance et des hussards noirs. Nous sommes les héritiers des dreyfusards et des soixante-huitards, des huguenots et des grandes insurrections populaires, de tous ceux qui, siècle après siècle, se sont levés pour briser leurs chaînes, défendre la justice, refuser l'arbitraire et proclamer que la France appartient d'abord à ses citoyens libres. Nous sommes les héritiers des voix qui se sont faites entendre dans les cahiers de doléances, sur les barricades, dans les maquis, sur les places publiques et jusque dans les prétoires, quand il fallait défendre l'honneur de l'innocent ou la dignité du faible. Nous sommes les héritiers de la France insurgée et fraternelle, de la France qui se relève toujours, même au bord de l'abîme, parce qu'elle sait, au moment décisif, rassembler ses forces pour préserver l'essentiel : cette conviction que ce qui nous unit est plus fort que ce qui nous sépare, et qui nous oblige à agir.
C'est cela, l'État d'urgence républicaine : recréer les conditions de la dispute, redonner de la voix à la contradiction, aux radicalités, sans mettre la main dans un engrenage de violence et de divisions. Parce que les « monstres » que Gramsci voyait surgir dans les interrègnes ne naissent pas seulement des crises ; ils prospèrent dans les interstices laissés vacants. Les institutions ne sont pas des refuges, mais des champs de bataille où se forgent les compromis qui tiennent debout une nation. Alors seulement, la République reprendra souffle et la France retrouvera son visage.
- Dominique de Villepin
Source : La France Humaniste
lafrancehumaniste.fr
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