09/12/2025 ssofidelis.substack.com  12min #298531

L'Opération Condor, un syndicat transnational du crime

Illustration © Batoul Chamas

Par  Kit Klarenberg pour  Al Mayadeen English, le 9 décembre 2025

Le 25 novembre 1975, jour du 60è anniversaire du général Augusto Pinochet,  dictateur chilien placé au pouvoir par la CIA, des représentants haut placés des services du renseignement de l'Argentine, de la Bolivie, du Paraguay et de l'Uruguay se sont rassemblés à Santiago pour un sommet secret de trois jours. C'est là que les cinq dictatures latino-américaines soutenues par les États-Unis ont conclu un  accord explosif. Baptisé "Opération Condor" d'après l'oiseau national du Chili, ce plan a ensanglanté l'hémisphère et au-delà au cours de huit années de répression, de torture et de meurtres.

Les documents déclassifiés de ce sommet ne suggèrent en rien l'horreur des événements qui allaient suivre. Ils décrivent principalement la mise en place de réunions régulières entre les agences répressives, l'échange formel et systématique d'informations, ainsi que la création d'une base de données commune sur les individus et les entités "directement ou indirectement liés au marxisme", ainsi que sur toute personne ou organisation "liée à la subversion" dans la région. La seule allusion à la belligérance est un bref extrait indiquant que l'opération se proposait d'"éradiquer la subversion menaçant nos pays".

En quelques mois, l'opération Condor s'est muée en un réseau transnational d'escadrons de la mort, traquant les "subversifs" du monde entier. La Junta de coordinaćion revolucionaria (JCR), une coalition d'exilés composée de révolutionnaires latino-américains de gauche opposés aux gouvernements à l'origine de l'opération, dont le Brésil en 1976, faisait l'objet d'une vigilance toute particulière. En juillet de la même année, les services de renseignement américains ont eu connaissance d'une réunion de l'opération Condor. Il était prévu d'envoyer des agents à Paris où se trouvait le siège de la JCR, afin de recueillir des renseignements et, à terme, de commettre des assassinats. Une note de service de la CIA de l'époque, largement censurée, précisait :

"La mission première des équipes 'Condor' envoyées en France serait d'éliminer les dirigeants [de la JCR]. Le Chili compte de nombreuses cibles (non identifiées) en Europe... Les Uruguayens envisagent aussi plusieurs cibles, telles que l'opposant politique Wilson Ferreira Aldunate, s'il venait à se rendre en Europe. Certains dirigeants d'Amnesty International pourraient aussi être ajoutés à cette liste".

Alors que la CIA s'employait à implanter des gouvernements adeptes de l'opération Condor via des coups d'État militaires impliquant invariablement des disparitions massives et le massacre d'opposants politiques, l'Agence s'est avérée extrêmement inquiète des actions de ses mandataires latino-américains, redoutant qu'ils ne commettent "des actes d'agression en dehors de leur juridiction", comme le mentionnait une note de service de la CIA datée de la fin du mois de juillet 1976. L'Agence craignait notamment d'être "injustement accusée" et de voir sa responsabilité engagée. Le département d'État était également très préoccupé par l'éventail extrêmement large des cibles de l'opération.

"Problèmes croissants"

Un rapport envoyé au secrétaire d'État Henry Kissinger en août 1976 indiquait que les membres du Condor s'estimaient assiégés par des adversaires marxistes fantômes, dans leur pays comme à l'étranger.

"Malgré la quasi-décimation de la gauche marxiste au Chili et en Uruguay, et une avancée significative vers cet objectif en Argentine", les juntes étaient animées de "suspicions fortement teintées de paranoïa", paranoïa renforcée par la suspicion selon laquelle "les États-Unis auraient abandonné toute velléité de résister efficacement au communisme à cause du Vietnam et de la  détente avec l'Union soviétique.

"La lutte contre l'extrême gauche reste un objectif central de la sécurité nationale. Les tortionnaires commettent parfois des 'bavures' car ils identifient mal les cibles appropriées. Les escadrons de la mort tuent ainsi des innocents et de petits délinquants".

Face à cette prétendue menace, la traque des "subversifs" présumés est devenue l'enjeu central de la politique intérieure et étrangère des gouvernements de l'opération Condor. Cependant, le département d'État s'inquiétait d'une dérive de cette croisade vers une répression vengeresse des "dissidents non violents de gauche et du centre gauche". Plus globalement, le terme "subversion" n'a "jamais rien traduit de précis". Dans le contexte latino-américain, cette notion s'est élargie pour inclure presque tous les opposants à la politique des gouvernements en place.

"Il existe donc un risque élevé de persécution à la suite d'informations indirectes et non vérifiées fournies par des services de police étrangers".

La note faisait état de nombreux réfugiés uruguayens assassinés en Argentine, et d'accusations "étayées" et "concordantes" selon lesquelles Buenos Aires "rendait service à ses collègues uruguayens", soulignant que les victimes de ces assassinats étaient des citoyens lambda, non engagés dans l'activisme politique, et encore moins dans la violence insurrectionnelle. De nombreux responsables des régimes du Condor ont par ailleurs évoqué la lutte contre le communisme à l'échelle planétaire, qu'ils présentaient comme une "troisième guerre mondiale".

Selon le département d'État, cette rhétorique présentait un intérêt évident.

"Elle justifie des mesures drastiques et radicales", a observé le département d'État, tout en soulignant "l'aspect à la fois international et institutionnel, justifiant ainsi l'exercice du pouvoir au-delà des frontières nationales".

De plus, pour les juntes impliquées dans l'opération Condor,

"il est crucial pour leur prestige, leurs émoluments et leurs budgets d'équipement de soutenir l'idée d'une troisième guerre mondiale".

Cet intérêt commun incitait les régimes militaires d'Amérique latine à

"s'unir dans ce qui pourrait bien devenir un bloc politique doté d'une certaine cohésion".

Le département d'État estimait que les implications plus larges de ce phénomène pour les États-Unis et les tendances futures du continent étaient "préoccupantes" et engendraient "une série de problématiques croissantes". D'une part, l'opération Condor nuisait aux États-Unis en termes de relations publiques, car "au niveau international, les généraux latino-américains ressemblent à nos hommes". Washington et le Chili étaient particulièrement liés, de sorte que le pays servant de noyau à l'opération "ne peut plus nous être d'aucune utilité". Il a également été souligné que les Européens "détestent Pinochet et ses acolytes à un point tel que cela nous dessert".

Le "statut de mouton noir" du Chili nuisait déjà à sa reprise économique en raison des boycotts étrangers et du refus de certains pays de commercer avec Santiago. Les "violations des droits de l'homme" commises par Pinochet et ses alliés posaient de plus en plus de problèmes de conscience, juridiques et diplomatiques. Plus grave encore,

"le recours à une lutte antiterroriste particulièrement sanglante menace de les isoler durablement de l'Occident et de provoquer de profondes divisions idéologiques entre les pays de l'hémisphère".

D'autres gouvernements régionaux risquaient de suivre leur exemple.

Mettre en cause ces pratiques était problématique, car les membres de l'Opération Condor n'éprouvaient aucun remords pour leur règne sanguinaire.

"Ils considèrent que leur lutte contre le terrorisme est tout aussi justifiée que les actions d'Israël contre les terroristes palestiniens, et estiment que les critiques des démocraties quant à leur guerre contre le terrorisme traduit une forme de double standard",

déplorait le département d'État. Néanmoins, une note diplomatique a été dûment rédigée pour avertir les régimes du Condor des "effets néfastes" d'une divulgation publique de leur programme d'assassinats. Mais ce document n'a  jamais été transmis.

"Inside Intelligence"

Orlando Letelier était l'un des  plus proches collaborateur du président chilien Salvador Allende, renversé par Pinochet avec l'aide de la CIA en septembre 1973. Il fut donc  l'un des premiers anciens responsables gouvernementaux à être arrêté par le régime militaire de Santiago après le coup d'État. Détenu dans plusieurs camps de concentration pour prisonniers politiques et torturé à chaque étape, il fut  finalement libéré au bout de douze mois, sous la pression diplomatique des États-Unis. À sa libération, Letelier fut  informé que la DINA, la police secrète de la junte, "a le bras long". Ses bourreaux ont d'ailleurs ajouté :

"Le général Pinochet ne tolère pas et ne tolérera jamais les activités anti-gouvernementales. [La punition sera infligée] quel que soit le lieu de résidence du coupable".

Après son installation aux États-Unis, et alors qu'il craignait pour sa vie, Letelier a  immédiatement commencé à organiser, depuis l'exil, l'opposition au régime de Pinochet, tout en dénonçant publiquement le traitement sadique infligé par la junte aux dissidents et aux opposants. Sa campagne a contraint plusieurs gouvernements à rompre leurs relations économiques avec le Chili et à refuser d'accorder des prêts au Chili. Ces activités l'ont directement propulsé dans le collimateur du Condor. Le 21 septembre 1976, alors qu'il se rendait à son travail en voiture, Letelier  a été assassiné dans un attentat à la voiture piégée. Ce fut le premier acte de terrorisme d'État connu jamais commis à Washington, D.C.

Le meurtre de Letelier a suscité un tollé médiatique, une vague d'indignation internationale et une  enquête du FBI sur plusieurs continents. En  avril 1978, le Chili a accepté d'extrader vers les États-Unis Michael Townley, agent de la DINA né aux États-Unis, identifié comme le principal responsable de l'assassinat de Letelier. Il a conclu un accord avec les procureurs, obtenant une courte peine de prison et le statut de protection des témoins en échange d'informations détaillées sur la planification et l'exécution de l'attaque. Townley a impliqué le chef de la DINA, Manuel Contreras, et son adjoint, Pedro Espinoza, comme étant les véritables artisans de l'assassinat.

Dans une lettre de confession, Townley a détaillé comment des "ordres explicites" ont été donnés pour localiser la résidence et le lieu de travail de Letelier, puis pour le contacter via la Coordination des organisations révolutionnaires unies,  créée par la CIA, et élaborer un plan pour "l'éliminer" avec

"de l'agent neurotoxique sarin, ou en provoquant un accident, ou par n'importe quel autre moyen".

Le gouvernement Pinochet, coûte que coûte, "voulait la peau de Letelier". Curieusement, Townley a également révélé que des responsables paraguayens lui auraient dit qu'en cas de besoin, il pouvait contacter le directeur de la CIA de l'époque, Vernon Walters.

Des  documents rendus publics par le journaliste d'investigation John Dinges suggèrent que la CIA "disposait d'informations en interne" sur les projets d'assassinat du plan Condor aux États-Unis "au moins deux mois avant la mort de Letelier", mais n'est pas intervenue. De plus, des câbles du département d'État publiés en 2010 indiquent qu'Henry Kissinger a annulé l'envoi d'un  avertissement concernant les assassinats à l'étranger à destination de l'Argentine, du Chili et de l'Uruguay, cinq jours avant le meurtre de Letelier. De nombreux éléments concordants suggèrent fortement qu'il ne s'agissait pas d'une coïncidence.

En  septembre 1978, Washington a exigé l'extradition des membres de la DINA désignés par Townley pour qu'ils soient jugés. Après une série d'attentats à la bombe destinés à intimider le pouvoir judiciaire chilien, Santiago a refusé d'accéder à l'exigence de Washington. Kissinger a toutefois soutenu Pinochet et  a ensuite rencontré le ministre chilien des Affaires étrangères, Hernán Cubillos. Il a qualifié le comportement du président Jimmy Carter envers le Chili de "honteux", a qualifié le rejet de l'ordre d'extradition de "légitime" et a préconisé de faire preuve de "fermeté" vis-à-vis de l'administration Carter. Kissinger a prédit que le prochain président américain serait un Républicain qui rétablirait les relations avec le Chili.

En 1980, c'est en effet Ronald Reagan qui a remporté l'élection présidentielle. Les soldats chiliens ont célébré sa victoire en dansant publiquement dans les rues de Santiago. L'opération Condor a pris fin après la chute de la junte argentine fin 1983. Cependant, les opérations des escadrons de la mort contre les "éléments subversifs" d'Amérique latine se sont ensuite  intensifiées sous la direction de la CIA. Aujourd'hui, on se demande si l'opération Condor n'a pas été la création "involontaire" par l'Agence d'un monstre incontrôlable, ou si cette opération n'a pas été le fruit d'une stratégie clandestine concertée de la CIA, avec l'approbation tacite de Washington.

Traduit par  Spirit of Free Speech

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