28/12/2025 reseauinternational.net  10min #300157

La Chine, le Japon et leur destin historique

par Bruno Guigue

La conception dite «réaliste» des relations internationales soutient que les conflits résultent toujours des relations externes qu'entretiennent les États. Selon cette doctrine, leur affrontement récurrent aurait pour origine le fait que chaque État occupe un espace distinct d'autres espaces et qu'il y a aux frontières communes de ces différents espaces des frictions inévitables. La guerre entre les nations aurait donc principalement des causes externes, et non internes.

Chaque puissance ayant tendance à se constituer une sphère d'influence, la rivalité entre les puissances donnerait naissance tôt ou tard, de manière inéluctable, au conflit armé. L'homme étant «un loup pour l'homme», la menace de la guerre pèserait en permanence, indifféremment aux caractéristiques culturelles des différentes nations. Le conflit international serait inscrit dans l'ordre du monde, en raison même de la pluralité conflictuelle des nations.

Mais est-ce vraiment le cas ? Une telle idée réussit-elle seulement l'examen de passage de la réalité historique ? Il semble plutôt qu'elle généralise de manière hâtive en extrapolant les caractéristiques particulières de certains cas historiques. Les pays occidentaux et le Japon impérial, par exemple, eurent pour caractéristique commune, aux XIXe et XXe siècles, une propension manifeste à conquérir par la force des terres étrangères en vue de se constituer un empire colonial.

Particulièrement agressif, cet expansionnisme militaire avait deux traits essentiels : faisant usage de la force brute, il s'est accompagné de massacres de populations à grande échelle, et il reposait explicitement sur une idéologie raciste érigeant la nation conquérante en peuple biologiquement et culturellement supérieur.

Si l'idée selon laquelle toute puissance cherche à dominer ses voisins était vraie, cependant, l'Occident et le Japon ne seraient pas les seuls à avoir entrepris de telles conquêtes à l'échelle mondiale. On aurait vu quantité d'autres nations, appartenant à d'autres aires culturelles, affirmer une prétention, analogue à celle de «l'homme blanc civilisé» ou de «l'empire du soleil levant», à exercer leur domination sur les autres.

Or ces nations n'ont jamais vu le jour nulle part, et l'idée que les conflits internationaux naissent d'une tendance universelle à l'affrontement entre voisins ne résiste pas à l'épreuve des faits. Loin d'être l'effet de causes immuables, la guerre moderne, aux XIXe et XXe siècles, résulta pour l'essentiel des pulsions dominatrices de l'impérialisme occidental et japonais. Et, loin de représenter une loi objective de l'histoire, ces pulsions dominatrices reflétaient surtout les bouffées délirantes d'un capitalisme ayant atteint son «stade suprême».

Inséparable de l'impérialisme moderne, la véritable nature des conflits internationaux depuis deux siècles ressort nettement d'une comparaison entre la Chine et le Japon. Si ce dernier, à partir de la fin du XIXe siècle, s'est engagé dans une entreprise de conquête à très grande échelle, accompagnée de massacres perpétrés contre des populations asiatiques, mais aussi durant la Seconde Guerre mondiale contre des Européens, la Chine, au contraire, quand on considère son histoire et pas seulement l'histoire récente des deux derniers siècles, n'a jamais cherché à conquérir des territoires extérieurs à son aire civilisationnelle. Durant leur longue histoire, les guerres menées par les empires chinois ont surtout visé à maintenir ou à restaurer l'unité du pays, constamment menacée par les invasions des peuples nomades.

Cette idée se heurte toutefois à une objection que l'on entend parfois en Occident, selon laquelle les Chinois auraient également pratiqué le colonialisme et l'impérialisme, puisqu'ils ont «conquis des territoires qui n'étaient pas à l'origine des territoires chinois», comme la Mongolie, la Mandchourie, le Xinjiang, le Tibet ou l'île de Taïwan. C'est oublier, toutefois, que ces territoires ont été agrégés à l'empire chinois de très longue date, même si l'autorité politique de la Chine ne s'y est pas exercée de manière continue depuis deux mille ans.

Pas davantage, en somme, que l'autorité politique de la France ne s'est exercée sans discontinuer sur l'ensemble de ses provinces depuis les Mérovingiens ! Étant donné que les Han ont instauré un protectorat sur le Xinjiang il y a deux mille ans, les Chinois n'ont aucune difficulté à présenter un certificat d'ancienneté. Que les populations des régions excentrées comme le Xinjiang soient des minorités ethniques ne change rien à l'affaire, puisque la Chine ne s'est jamais définie sur une base ethnique, mais sur une base culturelle.

À l'époque des Qing, aux XVIIe et XVIIIe siècles, la réussite des grands règnes de Kangxi et Qianlong témoigna de la capacité de la dynastie d'origine mandchoue à assimiler avec succès la culture chinoise et à procurer sa stabilité à l'État impérial. L'empire chinois y a atteint son apogée sur le plan territorial, englobant alors sans difficulté la Mongolie, la Mandchourie, le Tibet, le Xinjiang et Taïwan.

C'est pourquoi cet héritage historique des Qing fut recueilli par les révolutionnaires de 1911, lesquels reprirent sous la bannière de la République proclamée en 1912 le principe unificateur adopté par le régime monarchique. L'édit proclamant l'abdication du dernier empereur des Qing en 1911 appelait à «préserver le modèle des cinq nations mandchou, han, mongol, hui et tibétain». En 1912, lors de la création de la République de Chine, Sun Yat-sen, alors président par intérim, s'engagea lui aussi à «unifier le territoire chinois en combinant les terres des Han, des Mandchous, des Mongols et des Tibétains en un seul État».

De l'empire des Qing à la jeune République fondée par les dirigeants révolutionnaires, la transmission du pouvoir s'accompagna ainsi d'une responsabilité particulière, celle de préserver l'intégrité territoriale de la Chine et l'unité de ses composantes ethniques. Héritant de ce patrimoine, Sun Yat-sen et ses successeurs tenteront, au prix de mille difficultés, de maintenir les acquis de l'extraordinaire brassage qui a forgé l'identité chinoise depuis des millénaires et qui constitue toujours le fondement de son unité.

Quelle que soit l'origine ethnique des dynasties successives, elles tiraient leur légitimité des représentations cosmologiques et politiques chinoises. Et c'est grâce à l'assimilation de cette culture par les élites dirigeantes que chaque dynastie a pu consolider sa position politique et l'inscrire dans la durée. Le régime républicain a réitéré ce principe unificateur en le démocratisant, et ce processus a trouvé son véritable achèvement avec la République populaire de Chine proclamée le 1er octobre 1949.

Réalisant l'unité dans la diversité à l'intérieur de ses frontières, le modèle chinois, en outre, n'a jamais prétendu s'exporter au-delà de son aire civilisationnelle, c'est-à-dire du monde «sinisé» ou «confucéen». Depuis la haute Antiquité, l'immensité de l'espace chinois a favorisé une représentation de la Chine comme terre du milieu, lieu spécifique doté de caractéristiques originales.

Mais si une telle conception survit dans le nom officiel de la Chine, elle ne signifie pas que les Chinois s'imaginent qu'ils sont au centre du monde. Contrairement à ce qu'affirme une certaine doxa, cette centralité imaginaire ne fonde aucun statut d'exception et ne légitime aucune prétention à la suprématie. Elle se confond avec la représentation d'un monde pluriel et d'une humanité composite, dont aucune puissance n'est en droit de revendiquer la direction hégémonique.

C'est cette conception qui explique l'attitude de la Chine sur la scène internationale lorsqu'elle défend le respect de la souveraineté nationale, s'oppose à toute forme d'ingérence et plaide pour l'approche multilatérale des problèmes du monde. Dire que la Chine veut coloniser le monde, comme le répètent certains Occidentaux, est aussi absurde que lui reprocher de vouloir exporter son modèle.

Si la Chine unifiée ne pratique ni la guerre ni l'ingérence, c'est en vertu d'un statut cosmologique dont le privilège s'accompagne d'une promesse d'innocuité à l'égard des autres nations. C'est parce que son équation originelle lui interdit un impérialisme dont les puissances occidentales sont coutumières. Clef de voûte du monde habité, l'empire du milieu se condamnerait à la décomposition s'il se dispersait aux marges. Il courrait le risque de se dissoudre dans l'informe s'il renonçait aux dividendes d'une paix chèrement acquise.

À l'opposé de la Chine, et voulant singer l'Occident, le Japon moderne s'est lancé dans une entreprise guerrière dévastatrice qui l'a plongé dans l'abîme. Alors même qu'il s'était largement inspiré du modèle chinois durant des siècles, la modernisation de l'ère Meiji, à partir de 1868, a nourri les ambitions démesurées d'un empire conquérant. Sous l'influence du darwinisme social, l'idée se répandit que l'avance acquise par le Japon sur la voie de la civilisation lui conférait une responsabilité particulière vis-à-vis de ses voisins moins avancés.

La Corée, et bientôt la Chine, se voyaient ainsi promises à la pesante tutelle du protecteur impérial. «Le brillant empire insulaire, ayant parfait sa civilisation avant les autres pays d'Asie, doit remplir la tâche extrêmement lourde de guider leur éveil», affirma la nouvelle doctrine. Le Japon doit «reconnaître cette vocation que lui intime le ciel» et «unir sous sa direction les peuples d'Asie», car «le Japon, et lui seul, est capable de les mener à la victoire».

C'est cet orgueil national, cultivé par les élites japonaises à partir de la fin du XIXe siècle, qui va justifier à l'agression répétée contre la Chine et la Corée, puis contre une grande partie de l'Asie. Pour l'idéologie nationaliste, le mot kokutai désigne alors la particularité nationale que constitue une dynastie impériale qui dirige le pays «depuis toujours et pour l'éternité».

Le nationalisme japonais repose sur l'idée d'une continuité historique, parfaitement homogène depuis ses origines, reliant un peuple ethniquement pur à ses ancêtres divins. Mythique depuis sa propre fondation, le Japon est censé avoir connu une histoire linéaire de deux mille ans, l'empereur divinisé incarnant cette formidable pérennité d'un système social jugé sans faille.

Ainsi le Japon impérial se prévaut-il d'une civilisation totalement originale et absolument supérieure à celle de ses voisins, son caractère insulaire, en lui offrant une protection naturelle, semblant confirmer par la géographie une sorte de prédestination historique à régner sur l'Asie tout entière. L'empereur étant une manifestation divine puisqu'il descend des dieux, la construction d'un «Empire du Grand Japon» est ce qui rétablira l'ordre naturel et garantira la paix dans le monde.

Pour les nationalistes, l'expansionnisme japonais est l'idéal noble, la tâche de l'empereur : celui-ci doit rassembler le monde entier sous la domination d'un seul souverain, lui-même, l'empereur du Grand Japon. C'est ce que résume l'expression «huit directions, un seul toit», empruntée aux mythologies impériales du XIe siècle, et qui sera fort prisée dans les années 1930-1940 pour désigner la domination territoriale du Japon impérial sur les contrées voisines.

Si la Chine et le Japon n'ont pas connu le même destin historique, c'est bien parce que l'équation fondatrice des deux nations est aux antipodes l'une de l'autre. La Chine est un immense État continental multiethnique, avant tout soucieux de son unité et respectueux de la souveraineté de ses voisins. Elle s'est définie au cours du temps par sa culture et notamment par son écriture, son influence remodelant les contours d'un empire civilisationnel régional, attentif à ses équilibres internes et soucieux de sa sécurité externe.

Si les Chinois ont longtemps combattu, c'était pour réaliser leur unité politique, et non pour s'emparer par la force de terres étrangères. Ils ignorent la guerre de conquête loin de leurs frontières et méconnaissent cette pulsion dominatrice qui a conduit Occidentaux et Japonais, depuis deux siècles, à commettre les pires forfaits.

Caricature de l'Occident, le Japon militariste a voulu bâtir un empire colonial en Asie, en utilisant la force brute, au nom d'une prétendue supériorité ethnique d'ascendance divine. Chacun sait comment cette sanglante aventure s'est terminée. Comme l'histoire ne repasse pas les plats, les dirigeants actuels du Japon feraient bien d'en méditer les leçons.

 Bruno Guigue

source :  Bruno Guigue

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