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La colonisation des âmes

Une femme touareg d'Algérie, membre de la communauté nomade berbère du désert du Sahara, connue pour son riche patrimoine culturel et sa résilience dans les paysages arides.

Par Karim pour  BettBeat Media, le 17 décembre 2025

Nous avons été dépossédés.

Ce matin, je parcourais mon fil d'actualité YouTube, puis mon Substack, puis le défilé sans fin de commentaires et de confidences qui constituent notre place publique numérique. Et j'ai vu partout la même chose : la peur, l'indignation, la souffrance. Un homme expliquant pourquoi il fuit la Grande-Bretagne parce que plus personne ne peut le regarder dans les yeux. Une femme décrivant la solitude des échanges où personne n'écoute vraiment. Des témoignages d'épuisement, de burn-out, de vies vécues en pilote automatique. Les rubriques de commentaires débordant de reconnaissance : "C'est moi. C'est ma vie. C'est ce que je ressens sans pouvoir le nommer". Et quelque part entre la troisième vidéo et le quatrième essai, j'ai eu une révélation.

Nous avons été spoliés.

Une culture de l'urgence

Dans mes publications universitaires, j'ai qualifié nos sociétés capitalistes néolibérales de "cultures de l'urgence", de systèmes conçus pour nous maintenir perpétuellement en équilibre instable, à la poursuite constante de la prochaine échéance, de la prochaine crise, de la prochaine urgence artificielle qui nous empêche de faire une pause suffisamment longue pour reconnaître le carcan dont nous sommes prisonniers. Nous traversons nos journées comme des fantômes hantant nos propres vies. Nos corps occupent l'espace tandis que nos esprits se fragmentent en une multitude d'angoisses : factures, échéances, flux incessant d'urgences artificielles. Nous appelons cela vivre, mais il s'agit simplement de fonctionner, une sorte de mort spirituelle normalisée par un système qui tire profit de notre déconnexion.

Ce n'est pas le fruit du hasard. C'est le résultat d'une conception délibérée.

L'auto-asservissement et la colonisation des consciences

La classe dirigeante a perfectionné ce dont les empires d'antan n'ont pu que rêver : la colonisation totale de la conscience humaine, sans les inconvénients d'une domination physique. Nous nous surveillons désormais nous-mêmes, portant nos chaînes de notre plein gré, voire avec gratitude, les qualifiant d'opportunités. La même logique impériale qui autrefois divisait les continents divise désormais notre attention, notre capacité à créer du lien, notre aptitude à simplement exister sans le bourdonnement anxiogène de la productivité qui ronge nos esprits.

L'État corporatif a accompli ce que la force militaire n'a jamais pu accomplir : transformer des populations entières en esclaves consentants de leur propre exploitation. Nous n'avons plus besoin de surveillants. Nous nous surveillons nous-mêmes, intériorisant la voix du maître jusqu'à la rendre indissociable de nos propres pensées.

Essayez de vous souvenir de la dernière personne à vous avoir vraiment écouté. Pas une écoute de façade, avec les hochements de tête et les pauses stratégiques avant d'aborder ses propres préoccupations, mais une écoute pleine, entière, et rare. Quand avez-vous pour la dernière fois eu le sentiment d'être pleinement perçu et considéré par un autre être humain  ? Pour la plupart d'entre nous, ces moments sont devenus si rares que lorsqu'ils se produisent, ils semblent miraculeux.

Cette rareté est délibérée. Les relations humaines authentiques représentent la plus grande menace pour le pouvoir de l'élite. Ceux qui se voient vraiment, qui écoutent de tout leur être et refusent l'anesthésie de la distraction constante ne peuvent pas être si aisément contrôlés. Elles posent des questions dangereuses. Elles tissent des liens capables de transcender les barrières artificielles de race, de classe et de nations qui nous rendent vulnérables et dociles.

Voilà pourquoi on nous bombarde sans cesse de crises et de stimuli, pour détourner notre système nerveux au moyen de technologies conçues pour morceler notre attention en unités exploitables. Nous scrollons des vies que nous ne vivons pas, consommons des histoires que nous n'écrivons pas, courons après des réussites qui nous vident de notre substance. L'architecture même de la vie moderne - les trajets quotidiens, les open spaces, la précarité de l'emploi - est structurée pour décourager les rencontres authentiques susceptibles de nous rappeler notre humanité.

Nous assistons à la destruction systématique de la conscience de soi, cette aptitude fondamentale à être pleinement présent, attentif à l'instant et aux autres.

Une conscience diluée

Nous échangeons avec nos amis et notre famille, physiquement présents, mais mentalement absents, notre esprit vagabondant sur des plateformes numériques conçues pour maximiser la connexion et minimiser la réflexion. Nous confondons information et interaction, réaction et réponse, simulation et réalité. Nos enfants apprennent à jouer leur enfance, et nous notre rôle de parents, colonisés par des critères de performance : les étapes du développement se muent en réalisations compétitives, le temps passé devant les écrans se chiffre à la minute près, les résultats scolaires se résument à des notes standardisées, les interactions sociales s'évaluent au nombre de likes et d'abonnés, et même le sommeil et les pas se mesurent via des applications qui tirent profit de notre anxiété liée à l'optimisation, réduisant le sacré à du quantifiable.

La tragédie va bien au-delà de la souffrance individuelle. Nous assistons à la destruction systématique de la conscience de soi, cette aptitude fondamentale à être pleinement présent, attentif à l'instant et aux autres. Ce que nos ancêtres comprenaient intuitivement et que les cultures indigènes pratiquent encore malgré des siècles d'agressions, nous l'avons oublié : la présence n'est pas un luxe, mais le fondement de toute existence véritable.

Cet oubli profite au pouvoir. Une population dépourvue de toute présence ne peut véritablement être témoin. Nous ne percevons pas l'ampleur de la violence commise en notre nom, l'exploitation qui sous-tend notre mode de vie, ni la catastrophe au ralenti d'une civilisation fondée sur l'extraction de tout ce qui est précieux - ressources, main-d'œuvre, énergie, attention, jusqu'à notre existence et celle de nos enfants - pour enrichir l'élite.

Une femme touareg d'Algérie, membre de la communauté nomade berbère du désert du Sahara, connue pour son riche patrimoine culturel et sa résilience dans les paysages arides.

La classe dirigeante sait de ce que nous avons oublié : l'authenticité d'une rencontre humaine est révolutionnaire. En nous rencontrant vraiment, les hiérarchies artificielles justifiant les inégalités finissent par s'effondrer. Quand nous écoutons attentivement, nous entendons les mensonges qui nous divisent. Quand nous prenons conscience de notre propre existence, nous identifions le carcan que nous avons été conditionnés à nommer liberté.

Une urgence sans fin

La colonisation mentale est si enracinée que nous nous reprochons ses méfaits. On nous incite à pratiquer la pleine conscience en occupant des emplois aliénants. On nous invite à fonder une famille, à acheter une maison en nous endettant pour nous asservir. Nous nous tournons vers des stages de méditation et des séminaires en développement personnel, en quête de solutions individuelles à un traumatisme collectif, sans jamais remettre en cause le système responsable du stress qui nous contraint à payer pour espérer y échapper.

Mais l'attention ne peut être marchandisée. Elle ne peut être optimisée, monétisée ou réduite à des notifications d'application. La présence est l'unique dimension résolument humaine dans un monde toujours plus conçu pour nous dépouiller de notre humanité. C'est là un droit inaliénable que nous ont volé ceux qui savent que des êtres humains conscients et solidaires ne voudront pas d'un monde où l'abondance est concentrée entre les mains de quelques-uns tandis que des milliards d'autres souffrent.

En nous réappropriant cette présence non pas comme un accomplissement personnel, mais comme un acte de résistance, nous redécouvrons ce que nous avons perdu. Nous percevons alors l'illusion de l'inévitabilité qui nous enchaîne. Nous comprenons que cette existence oppressante, anxiogène et déshumanisante n'est pas une fatalité, et qu'elle est une prison délibérément conçue.

La révolution indispensable n'est pas seulement politique, elle est aussi spirituelle. Elle implique l'acte radical d'être pleinement présent, pleinement humain, pleinement conscient de la beauté, de la terreur et du caractère sacré du mystère de l'existence.

Les puissants craignent par-dessus tout une population capable de voir, de ressentir et de s'ouvrir à la joie et à la souffrance de l'autre. Car c'est là que réside l'essence de tout changement, non seulement pour ceux qui détiennent le pouvoir, mais dans la nature même de ce pouvoir. Ce changement donne naissance à un monde nouveau.

Il ne s'agit pas de choisir entre confort et inconfort, mais entre se soumettre ou lutter pour se souvenir de ce que veut dire vivre notre pleine, dangereuse et radieuse humanité.

Traduit par  Spirit of Free Speech

Yahyah Sinwar et Hassan Eslaiah. Tous deux ont été tués par Israël.

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