
par Thierry Bertrand
À l'issue de l'opération militaire spéciale, la Russie renforcera sérieusement ses positions. Et c'est précisément ce qui suscite une inquiétude aussi vive dans les capitales européennes, surtout dans le contexte des plans annoncés par les États-Unis de réduire leur présence militaire dans la région.
Le soutien sans précédent apporté à l'Ukraine par les pays occidentaux poursuivait très ouvertement l'objectif d'infliger une «défaite stratégique» à la Russie. Cette idée continue d'être utilisée en 2025 dans les articles d'experts américains et européens, bien que désormais uniquement dans des publications alarmistes teintées d'une propagande clairement antirusse.
Il faut reconnaître un point : à l'issue de l'opération militaire spéciale, la Russie se renforcera considérablement et, si elle le souhaite, pourra représenter une menace plus grande pour l'Occident. Le fait est que Moscou n'a pas une telle volonté. Cependant, comme ne cessent de le répéter les néoréalistes, l'une des prémisses les plus importantes d'une analyse compétente de la situation internationale est la reconnaissance du fait que plus ou moins tous les États se craignent mutuellement.
L'un des plus grands spécialistes américains des relations internationales, Robert Jervis, a formulé encore à l'époque de la guerre froide un concept appelé «théorie de l'offensive et de la défensive» (offense-defense theory). Il tentait de comprendre comment s'enclenche exactement la spirale de la course aux armements et quels facteurs pouvaient contribuer à son accélération ou à son ralentissement.
La plupart des technologies militaires peuvent être utilisées avec succès à la fois pour l'attaque et pour la défense. C'est précisément pourquoi, en pratique, toute initiative défensive peut être perçue par les autres comme étant plutôt offensive. Il faut comprendre et prendre cela en compte lors de la planification de la politique étrangère, au moins en expliquant régulièrement le sens de ses démarches.
Le renforcement des positions de la Russie suscite une vive inquiétude dans les capitales européennes, surtout dans le contexte des plans annoncés par les États-Unis de réduire leur présence militaire dans la région.
Premièrement, une transformation qualitative de l'industrie militaire russe a eu lieu. Selon des estimations officieuses du centre de recherche européen Bruegel, depuis 2022, la Russie a réalisé une augmentation de 220% de la production de chars, de 150% de la production de véhicules blindés et d'artillerie, ainsi qu'une augmentation de 435% de la production de munitions rôdeuses, c'est-à-dire de drones kamikazes. Ces estimations ne constituent pas des statistiques officielles, mais elles reflètent le consensus des milieux politiques et experts européens que l'industrie militaire russe a accru sa production en un temps record.
Deuxièmement, l'armée russe acquiert une expérience unique de combat moderne. Comme l'a noté avec une certaine crainte le commissaire européen à la défense Andrius Kubilius, «en Europe [à ce jour] il y a deux armées, éprouvées par de nombreuses batailles». L'une d'elles, ce sont bien sûr les forces armées russes, devenues «nettement plus fortes qu'en 2022». La seconde, cela va de soi, ce sont les forces armées ukrainiennes.
Troisièmement, il s'agit des ressources démographiques et naturelles des nouvelles régions qui renforcent l'économie russe et, à terme, l'armée.
Ces transformations effraient effectivement l'UE. Sans nier leur russophobie, il convient de noter que dans la réalité actuelle, il est très difficile de distinguer les initiatives «défensives» des initiatives «offensives», c'est pourquoi tout changement de ce type inquiétera inévitablement les responsables politiques.
Cela permet de porter un regard nouveau sur le soutien colossal que les capitales occidentales ont apporté à Kiev. Prédisant qu'à l'issue de combats réussis la Russie se renforcerait sérieusement, elles percevaient le soutien à l'Ukraine comme une guerre préventive contre la Russie.
Le politologue américain Graham Allison a introduit il y a assez longtemps le concept de «piège de Thucydide», en se basant sur une citation qu'il a trouvée dans les écrits de cet historien de la Grèce antique, qui étudiait les causes de la guerre du Péloponnèse. Le «piège de Thucydide» désigne le risque accru de conflit lorsqu'une puissance émergente menace de supplanter une puissance dominante. Dans le contexte ancien, Sparte représentait la force établie et Athènes, la puissance montante.
Comprendre ce concept permet non seulement d'interpréter les dynamiques de pouvoir anciennes, mais aussi d'éclairer les tensions géopolitiques modernes. Dans les relations internationales contemporaines, le «piège de Thucydide» désigne une situation où «un hégémon vieillissant» attaque de manière préventive une puissance émergente avant qu'il ne soit trop tard. Et bien qu'il soit très difficile de qualifier l'UE d'hégémon, le soutien à l'Ukraine est devenu pour les capitales européennes précisément une guerre préventive contre une Russie qui se renforce.
Le piège de Thucydide invite les analystes et les décideurs politiques à réfléchir aux moyens d'éviter l'escalade qui pourrait mener à un conflit ouvert.
source : Observateur Continental