Par Thomas Fazi
L'UE a été vendue aux Européens comme un moyen de renforcer collectivement le continent face aux autres grandes puissances, en particulier les États-Unis. Or, au cours du quart de siècle qui a suivi la signature du traité de Maastricht, c'est l'inverse qui s'est produit : l'Europe est aujourd'hui plus soumise à Washington sur les plans politique, économique et militaire — et donc plus faible et moins autonome — qu'elle ne l'a jamais été depuis la Seconde Guerre mondiale. En d'autres termes, nous assistons à un cas d'hyper-vassalisation qui n'est pas sans rappeler les dynamiques de domination coloniale traditionnelle. Ces dernières années, les pays européens ont systématiquement agi contre leurs propres intérêts sur pratiquement toutes les questions majeures — commerce, énergie, défense, politique étrangère — afin de se conformer à l'agenda stratégique de Washington, voire à ses diktats.
Prenons l'exemple du récent accord commercial entre l'UE et les États-Unis, en vertu duquel les produits industriels américains entreront en Europe sans droits de douane, tandis que les exportations européennes vers les États-Unis seront soumises à un droit de douane forfaitaire de 15 %, ainsi qu'à l'engagement de l'UE d'acheter pour 750 milliards de dollars d'énergie américaine et d'investir 600 milliards de dollars dans l'économie américaine. L'économiste grec et ancien ministre des Finances, Yanis Varoufakis, a qualifié cet accord de "version européenne du traité de Nankin de 1842".C'est le premier d'une série de "traités iniques" imposés à la Chine par les puissances occidentales, accordant d'importantes concessions à la Grande-Bretagne et marquant le début du "siècle d'humiliation" de la Chine. Selon Varoufakis, l'accord commercial entre l'UE et les États-Unis est une "humiliation dont l'Europe souffrira pendant des décennies", marquant le début du "siècle d'humiliation" du continent — avec toutefois une différence notable : "contrairement à la Chine en 1842, l'Union européenne a librement choisi l'humiliation permanente", sans subir de défaite militaire écrasante.
Arnaud Bertrand, homme d'affaires et analyste géopolitique français, a tiré des conclusions similaire à propos du sommet entre Trump et Poutine qui s'est récemment tenu en Alaska. Bien que ce sommet n'ait donné lieu à aucun accord concret, Arnaud Bertrand a fait valoir à juste titre que l'exclusion de l'Europe des négociations sur l'avenir du continent — les dirigeants européens, selon le Washington Post, "s'efforçant de réagir" et réduits à quémander des informations par des voies diplomatiques indirectes —
"représente l'un des moments les plus humiliants de l'histoire diplomatique européenne. On ne trouve que très peu, voire aucun exemple dans l'histoire millénaire de l'Europe d'une défaite contre une puissance extérieure, alors qu'elle n'était même pas présente à la table des négociations pour discuter des conditions de son avenir", a écrit Bertrand."La situation est si critique que le parallèle historique le plus pertinent, surtout si on le met en relation avec d'autres événements récents, s'observe non pas en Europe, mais dans les pratiques impériales que l'Europe a autrefois mises en œuvre à l'encontre des nations plus faibles", ajoute-t-il. "Entre les négociations en Alaska et sa récente capitulation commerciale, l'Europe subit le sort qu'elle réservait autrefois aux territoires coloniaux — un revirement historique quelque peu karmique, mais profondément humiliant".
À l'instar de l'accord commercial entre l'UE et les États-Unis, c'est paradoxalement l'Europe qui, en grande partie, a provoqué son propre isolement : en s'alignant sur la stratégie menée depuis dix ans par Washington pour déstabiliser l'Ukraine, puis en adhérant à la guerre par procuration de l'OTAN contre la Russie, y compris en s'infligant de lourds préjudices en se privant d'un accès au gaz russe bon marché, et enfin en sabotant les initiatives de paix de Trump par son engagement à apporter un soutien financier et militaire illimité à Kiev. Les pays européens ont non seulement sacrifié leurs intérêts économiques et sécuritaires fondamentaux, mais se sont également aliénés Moscou et Washington, se privant ainsi de facto de tout rôle majeur dans les négociations.
La façon dont l'Europe a géré la crise ukrainienne ne peut être qualifiée que d'autodestructrice. Alors que les dirigeants européens ont présenté leurs décisions comme servant l'"intérêt collectif" de l'Occident transatlantique, force est de constater l'absence d'un quelconque … intérêt collectif.
Les objectifs de Washington vont en effet au-delà de l'affaiblissement et de l'"exsanguination" de la Russie : en effet, saper la puissance européenne en détruisant les liens économiques et stratégiques entre l'Europe (en particulier l'Allemagne) et la Russie, et réaffirmer la domination américaine sur le continent est tout aussi crucial, voire primordial. L'objectif a été atteint à la fois par l'expansion et la relance de l'OTAN, une institution effectivement contrôlée par les États-Unis dont la fonction principale a toujours été de garantir la subordination stratégique de l'Europe à Washington, et par l'enfermement de l'Europe dans une dépendance à long terme vis-à-vis des exportations énergétiques américaines.
Rien n'illustre mieux cette stratégie et l'asservissement de l'Europe aux États-Unis que le sabotage du gazoduc Nord Stream, une opération menée directement par les États-Unis ou sous-traitée à leurs mandataires de l'OTAN. Le silence de l'Allemagne — et de l'Europe — sur le pire acte de terrorisme industriel de l'histoire du continent, associé à leur probable complicité dans sa dissimulation et à leur insistance en faveur de la fermeture définitive du Nord Stream, incarne la soumission totale de l'Europe aux États-Unis.
La guerre par procuration de l'OTAN en Ukraine peut ainsi être considérée comme un triomphe stratégique pour Washington, obtenu au détriment de l'Europe, une grande partie de l'Europe occidentale — en premier lieu l'Allemagne — étant plongée dans la récession, voire la désindustrialisation. La dégradation du tissu industriel européen renforce non seulement la domination géopolitique des États-Unis, mais elle ouvre également la voie à la cannibalisation économique du continent par le capital américain, mené par des géants tels que BlackRock et d'autres méga-fonds américains.
Comme l'écrit Emmanuel Todd dans son dernier ouvrage,
"à mesure que son pouvoir décline dans le monde, le système américain finit par peser de plus en plus lourdement sur ses protectorats, qui constituent les derniers bastions de son pouvoir".
L'industrie européenne étant vitale pour les intérêts américains, Todd avertit que nous devons nous attendre à une "exploitation systémique" accrue de l'économie européenne par le cœur de l'empire américain. L'accord commercial entre l'UE et les États-Unis, dont certaines dispositions s'apparentent à des dîmes coloniales déguisées en "investissements", témoigne de cette réalité.
Autre exemple emblématique de cette soumission : la campagne de réarmement de l'UE et son engagement à répondre à la demande de Trump d'augmenter les dépenses de défense de l'OTAN à 5 % du PIB. Présentée comme un pas vers "l'autonomie stratégique" et "l'indépendance géopolitique" d'une Europe capable d'agir sans supervision extérieure sur la scène internationale, cette initiative, comme l'ont récemment écrit plusieurs intellectuels de premier plan de la gauche espagnole, n'est en réalité qu'une adhésion aux engagements atlantistes, un alignement aveugle sur les directives du Pentagone et une dépendance technologique vis-à-vis de l'industrie américaine de l'armement. Le projet de réarmement de l'UE ne fait donc qu'accentuer la subordination des États européens à un système de domination mondiale largement dominé par les États-Unis.
Un dernier point mérite d'être souligné, à savoir l'alignement de l'Europe sur les États-Unis dans le soutien politique, diplomatique, économique et militaire indéfectible apporté à Israël tout au long du génocide en cours à Gaza, qui approche maintenant son deuxième anniversaire. Cette position a révélé l'hypocrisie flagrante de l'UE — qui contraste fortement avec sa réaction à l'invasion de l'Ukraine par la Russie — et a réduit à néant le peu de crédibilité morale dont elle jouissait encore sur la scène internationale, creusant son isolement vis-à-vis de la majorité mondiale. Alors que les chefs d'État européens se ruaient à Washington pour réaffirmer leur soutien au président ukrainien Volodymyr Zelensky, est-il seulement concevable d'imaginer une telle scène à la Maison Blanche, mais cette fois pour plaider la cause du peuple palestinien auprès du président Trump, alors qu'il est martyrisé et affamé non pas par un ennemi stratégique de l'Occident, mais par l'un de ses alliés, Israël ?
Toutes ces manœuvres révèlent un schéma très clair : les choix politiques, économiques et militaires de l'UE de ces dernières années ont progressivement affaibli son autonomie, l'enfermant dans un statut d'hyper-vassalité vis-à-vis de Washington. Entre la politique ukrainienne autodestructrice, l'accord commercial capitulatoire, le silence sur le sabotage de Nord Stream et les velléités de réarmement de l'OTAN, l'Europe a progressivement perdu toute autonomie. Elle est devenue un territoire périphérique étroitement contrôlé par l'empire américain, soumis à un tribut économique, à un alignement stratégique et à un contrôle total de sa politique étrangère par Washington.
Comment avons-nous pu en arriver là ? Plusieurs facteurs sont évidemment en jeu, mais l'un d'entre eux se démarque clairement : l'influence considérable que Washington exerce sur l'Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les liens institutionnels tissés au fil des décennies par les États-Unis au sein des appareils d'État des pays d'Europe occidentale, en particulier au niveau des services du renseignement militaire, s'imposent d'emblée. Citons notamment l'organisation paramilitaire secrète Gladio, coordonnée par l'OTAN et la CIA, qui s'est même livrée à des actes terroristes destinés à freiner l'influence des partis et mouvements de gauche. Les États-Unis ont également une longue histoire de "formatage" des politiciens européens qui soutiennent leur politique, en particulier dans les pays de la deuxième vague de l'OTAN, en Europe de l'Est et du Nord.
Depuis la fin de la guerre froide, les États-Unis mènent en effet une politique explicitement destinée à empêcher toute forme d'"autonomie stratégique"européenne. Une déclaration politique rédigée en 1992 par Paul Wolfowitz, alors sous-secrétaire à la Défense chargé de la politique, affirmait explicitement que
"la mission politique et militaire des États-Unis dans l'ère post-guerre froide consiste à contrer l'émergence d'une superpuissance rivale en Europe occidentale, en Asie ou sur le territoire de l'ancienne Union soviétique".
Cette approche a été réaffirmée en 2005 par Robert Kaplan, journaliste influent et expert en questions de défense :
"L'OTAN et une force de défense européenne autonome ne peuvent coexister. Seule l'une des deux peut prospérer, et nous avons tout intérêt à ce que ce soit la première".
Autre facteur clé : l'influence de l'establishment américain sur le débat public européen. L'anglais reste la langue véhiculaire en Europe et tous les grands médias anglophones, pour la plupart basés aux États-Unis ou au Royaume-Uni, affichent un parti pris atlantiste marqué. De plus, la sphère intellectuelle transatlantique est dominée par des think tanks américains comme le German Marshall Fund, la Commission trilatérale, le Council on Foreign Relations et l'Aspen Institute, tous en lien avec la CIA.
Dans l'ensemble, ce contexte a engendré l'incapacité de l'Europe à penser — et encore moins à agir — selon ses propres intérêts. Les dirigeants européens ont en effet intériorisé leur subordination au point de flatter ouvertement leur propre puissance tutélaire, comme l'a récemment fait le secrétaire général de l'OTAN, Mark Rutte, qualifiant Trump du terme affectueux "papa". Ces phénomènes sont relativement bien identifiés et font l'objet de débats depuis des décennies, en particulier dansles cercles intellectuels de gauche européens.
Mais un fait crucial est largement méconnu, en particulier au sein de la gauche européenne : le rôle de l'Union européenne elle-même dans cette subordination renforcée du continent aux États-Unis. Tout d'abord, contrairement au discours dominant sur la création de l'UE — et avant elle, de la Communauté économique européenne (CEE) — qui la présente comme un contrepoids à la puissance américaine, la réalité veut que Washington ait activement défendu la construction européenne comme un rempart contre l'Union soviétique durant la guerre froide, canalisant son soutien par l'intermédiaire d'organisations puissantes telles que l'American Committee on United Europe (ACUE), dont le vice-président n'était autre qu'Allen Dulles, alors directeur de la CIA.
Cette stratégie résultait probablement de l'hypothèse selon laquelle il serait plus facile d'exercer un contrôle sur une seule "gouvernance" supranationale que sur des dizaines de gouvernements nationaux. En effet, l'UE, y compris dans ses versions antérieures, a toujours été favorable à l'atlantisme, et cette tendance n'a fait que s'intensifier à l'issue de la guerre froide. Voilà pourquoi l'establishment technocratique de l'UE — en particulier la Commission européenne — a toujours été plus aligné sur les États-Unis que sur les gouvernements nationaux européens.
Les événements récents en sont la preuve. Au cours des quinze dernières années, la Commission européenne a exploité la "crise permanente" de l'Europe pour accroître de manière radicale, mais discrète, son influence dans des domaines de compétence auparavant considérés comme relevant des gouvernements nationaux, comme le budget, les politiques de santé, les Affaires étrangères ou la Défense. L'UE est ainsi devenue de facto une puissance souveraine quasi autocratique, capable d'imposer son programme aux États membres et à leurs citoyens en dépit de leurs aspirations démocratiques.
Plus récemment, Ursula von der Leyen, surnommée "la présidente américaine de l'Europe" par Politico, a profité de la crise ukrainienne pour étendre les pouvoirs exécutifs de la Commission, entraînant une supranationalisation de facto de la politique étrangère de l'UE (alors que la Commission n'a aucune compétence formelle en la matière), tout en s'assurant de l'alignement du bloc — ou plutôt de sa subordination — sur la stratégie des États-Unis et de l'OTAN, et en marginalisant les voix dissidentes, telles que celles de la Hongrie et de la Slovaquie, au détriment des intérêts fondamentaux de l'Europe.
Mais peut-on encore vraiment parler d'"intérêt commun" entre les États membres ? L'UE souffre de divergences économiques, géopolitiques et culturelles nationales. Ces disparités se sont accentuées, notamment en politique étrangère, depuis l'adhésion des pays baltes et d'Europe centrale, traditionnellement atlantistes. Un an avant leur adhésion simultanée à l'UE et à l'OTAN, ils ont soutenu l'invasion illégale de l'Irak par les États-Unis et y ont déployé des troupes. Toute véritable "synthèse" des intérêts s'avère donc impossible. Ce sont donc plutôt les priorités des États dominants et des élites technocratiques supranationales qui prévalent.
En résumé, le cadre supranational de l'UE, qui donne la priorité à la prise de décision technocratique plutôt qu'à la représentation démocratique, réduit le contrôle démocratique national et concentre le pouvoir dans des institutions non élues telles que la Banque centrale européenne et la Commission, et induit des politiques privilégiant les intérêts des élites et des oligarchies, y compris transatlantiques, au détriment de ceux des citoyens.
Un autre facteur de taille est la conception intrinsèquement défaillante de l'UE, en particulier depuis le traité de Maastricht et l'introduction de la monnaie unique, qui a sapé la croissance économique et le dynamisme du continent, l'affaiblissant ainsi sur le plan géopolitique et renforçant indirectement sa subordination aux États-Unis. En effet, l'histoire des trois dernières décennies contredit le principe fondateur de l'UE selon lequel la "mise en commun" des souverainetés nationales au sein d'une institution supranationale renforcerait le pouvoir des États membres, tant individuellement que collectivement.
La thèse selon laquelle une intégration plus poussée produirait intrinsèquement de meilleures retombées économiques et sociales s'est avérée sans fondement. Au contraire, cette intégration a réduit la capacité des nations à s'adapter efficacement aux défis internes et internationaux, à répondre à leurs impératifs économiques et politiques, ainsi qu'aux aspirations démocratiques de leurs citoyens.
En vérité, le cadre rigide de l'UE — sa structure décisionnelle bureaucratique multi-niveaux, son absence de responsabilité démocratique, son parti pris anti-interventionniste et ses réglementations excessives — n'a jamais fait qu'aggraver ces problématiques.
Les intégrationnistes avancent généralement que le problème viendrait d'un transfert insuffisant de pouvoirs des États membres aux institutions supranationales de l'Union, et que la solution serait donc "toujours plus d'Europe !" Or, les problèmes de l'UE ne résident pas dans l'absence d'intégration, mais dans cette intégration supranationale elle-même. Si l'Europe veut se libérer d'un siècle d'humiliation et de subordination aux États-Unis, elle devra affronter — et transcender — la cause profonde du problème : l'Union européenne elle-même.
Thomas Fazi
Article original en anglais : The politics of European hyper-vassalisation, ThomasFazi.com, le 30 août 2025.
Il s'agit d'une version plus longue d'un article initialement publié dans Le Monde diplomatique : Europe, la capitulation permanente
Traduit par Spirit of Free Speech
La source originale de cet article est thomasfazi.com
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Par Thomas Fazi