24/12/2025 ssofidelis.substack.com  6min #299883

Le contrôle des masses

Par  M. Fish, le 19 décembre 2025

Le premier exemple répertorié de caricature explicitement conçue pour ridiculiser une personnalité spécifique est le croquis réalisé en 1676 par Gian Lorenzo Bernini représentant le pape Innocent XI. Comme d'autres caricatures griffonnées dans les marges de sa correspondance, ce dessin n'était pas destiné à être rendu public, et encore moins à être vu par le pape lui-même, qui, bien qu'il ait souvent exprimé son hostilité envers l'art et commandé moins d'œuvres que ses prédécesseurs, restait le principal mécène de l'artiste. La caricature représente le pape, notoire hypocondriaque, comme un reclus solitaire bénissant ou promulguant ses décrets depuis son lit, sa mitre énorme surplombant sa tête comme l'abdomen d'un insecte obèse, son cou décharné comme une brindille pathétique, sa petite main telle une griffe décharnée et effrayante. À côté des caricatures magistralement réalisées par Annibale Carracci et son frère Agostino près d'un siècle plus tôt, ou par Léonard de Vinci encore un siècle auparavant, le portrait du pape de Bernini passe pour une œuvre d'amateur. Il n'en reste pas moins que c'est la toute première satire visant à ridiculiser une personnalité de premier plan, dont la portée va bien au-delà de la question esthétique. De plus, cette satire n'aurait jamais vu le jour sans la complicité d'amis partageant les mêmes idées, qui appréciaient la parodie et le second degré. Preuve que la capacité d'un artiste à créer une œuvre d'art ne vaut rien sans un public pour l'apprécier, même limité à un cercle restreint.

Bien sûr, Bernini vivait à une époque où les critères définissant un véritable artiste se basaient sur des canons de beauté immuables et des directives académiques strictes, conçues pour empêcher les peintres, sculpteurs et graveurs d'exprimer une opinion subjective sur tout sujet relevant de la représentation personnelle. Pendant des siècles, le travail de l'artiste a consisté à démontrer sa maîtrise technique dans la représentation de chérubins, de drapés, de scènes macabres, de chevaux, de paysages et de figures humaines idéalisées dans des postures excessives et théâtrales, presque toujours dans le contexte de la mythologie chrétienne, grecque ou romaine. Toutefois, certains artistes s'aventuraient parfois, notamment Pieter Bruegel l'Ancien et le Jeune, les œuvres fantastiques à la limite de la science -fiction de Jérôme Bosch, les portraits de fruits de Giuseppe Arcimboldo, les gravures grossièrement cauchemardesques de Hans Baldung Grien, sur un terrain que l'on pourrait qualifier de déviation par rapport au culte de la forme classique. Cependant, ces artistes n'en étaient pas moins attachés aux techniques strictes du dessin exigées par ce qui allait officiellement fusionner pour former l'Académie des Beaux-Arts.

La caricature du pape Innocent XI par Bernini, jugée indigne de l'art à son époque, a probablement été perçue comme un simple trait d'humour, comme une note sarcastique échangée au fond d'une salle de classe lorsque le professeur a le dos tourné, dont l'effet se limite à un bref ricanement de la part d'un nombre infime de personnes la regardant furtivement quelques secondes. Ce n'est qu'avec l'apparition des concepts du romantisme et de l'avant-gardisme, à la fin du XVIIIè siècle, en réaction à l'intransigeance de l'Église, à l'académisme et aux exigences politiques et culturelles de l'aristocratie, avec les toiles de Goya, Géricault et Delacroix, et les caricatures satiriques et irrévérencieuses de James Gillray, Thomas Rowlandson et George Cruikshank, que les artistes ont enfin pris conscience du pouvoir et du potentiel subversif de leur art, et plus précisément de la valeur de la caricature et de l'anticonformisme comme forme d'expression créative.

Ainsi sont nés les mouvements artistiques qui nous sont les plus familiers, comme l'impressionnisme, le fauvisme, l'expressionnisme, le cubisme, le futurisme, le dadaïsme, le surréalisme, le réalisme social, le minimalisme, le déconstructivisme, le conceptualisme, etc. Chaque mouvement s'est illustré par sa volonté de se démarquer des précédents, tout en rivalisant avec les courants contemporains, chacun ambitionnant la reconnaissance suprême pour son innovation, son originalité et sa pertinence.

Il était essentiel à la pérennité et à la cohésion de ces mouvements que les participants synchronisent la forme de leur langage visuel et affichent leur mépris pour les conventions de la culture dominante. Ils estimaient aussi que les artistes sont en droit de critiquer sans réserve tout système politique ou idéologie religieuse perçus comme un frein à l'évolution spirituelle, psychologique et intellectuelle de l'humanité, quelles que soient la nationalité, l'ethnie ou la confession. Les autocrates n'étaient plus perçus comme les principaux représentants de l'autocratie, pas plus que le Vatican n'était le seul garant de la norme morale. Pour la première fois, les victimes et les marginalisés de la société ont pu faire entendre leur voix, exprimant leur point de vue sur la justice sociale, la vérité, la beauté, l'absurdité, l'extase et l'indifférence.

À l'instar des communautés scientifique et philosophique, la communauté artistique a adopté la pensée rationnelle et l'individualisme comme stratégie centrale pour mieux appréhender le sens et la finalité de la vie, parallèlement aux innovations et au mépris des superstitions et de l'allégeance aveugle à la noblesse initiés par le siècle des Lumières. Pour que le concept d'individualisme ait une quelconque pertinence dans le monde, il a d'abord dû se voir approprié par un collectif de non-conformistes, c'est-à-dire un groupe uni et cohérent, résolu à présenter un front coordonné contre le conformisme, et à formaliser ce qui ne prenait sens qu'en tant que pratique informelle, spontanée et non censurée. Peter Bürger a expliqué ce phénomène dans son livre Theory of the Avant-Garde (1974) :

"C'est l'art en tant qu'institution qui détermine la portée de la dimension politique des œuvres d'avant-garde et garantit que l'art, dans la société bourgeoise, conserve son caractère distinct des usages de la vie quotidienne. L'art en tant qu'institution neutralise le caractère politique de l'œuvre individuelle, et entrave l'impact pratique des œuvres revendiquant un changement radical de la société, notamment l'abolition de toute forme d'aliénation".

Pour que l'artiste puisse inciter son public à s'identifier à l'esprit progressiste et contestataire du peintre, du satiriste ou du caricaturiste, il était essentiel qu'il soit issu d'une école d'art spécifique ou associé à un courant artistique précis, et que le lien avec le collectif auquel il s'identifiait soit perçu non pas comme une construction artificielle destinée à satisfaire une vanité théorique, mais comme une véritable communion. Pour reprendre les paroles d'Oscar Wilde, qui condamnait si sévèrement le formalisme des structures sociales :

"Oh ! comme je déteste la sévérité facile de l'éthique abstraite!", dans Le fantôme de Canterville et autres contes.

Avec le temps, le radicalisme finit par devenir complaisance, et la plupart des mouvements artistiques finissent par s'autodétruire en quelques années, car c'est la répétition d'une technique ou d'une théorie qui engendre finalement la monotonie, puis le dogmatisme et la pensée automatisée, précisément ce que le mouvement artistique tentait d'éviter. Après tout, ce qui importe avant tout pour préserver l'intégrité de toute forme d'art, c'est d'être en mesure de reconnaître l'instant où l'objectif créatif n'est plus clairement identifiable ou lorsque la stratégie permettant de lutter contre l'aveuglement et la suffisance, deux maux dénoncés par le mouvement artistique moderne, n'a pas su opérer une transformation positive.

"Nous nous y trouverons ; et nous pourrons répéter là avec plus de laisser-aller et de hardiesse. Appliquez-vous ; soyez parfaits ; adieu". - William Shakespeare, Le Songe d'une nuit d'été.

Traduit par  Spirit of Free Speech

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