Dans l'excellent article qui suit, remplacez le mot « Américains » par « Français » et vous verrez à quel point il décrit impeccablement notre société actuelle. On nous avait présenté le président yougoslave Milosevic comme le diable. Les Français y ont cru. Ils ne savaient pas que c'était un mensonge, ce qui s'est avéré par la suite. On nous avait présenté le président irakien Saddam Hussein comme le diable, et affirmé qu'il détenait des ADM. Les Français y ont cru. Ils ne savaient pas que c'était un mensonge, ce qui s'est avéré par la suite. On nous avait présenté le président libyen Kadhafi comme le diable, les Français y ont cru. Ils ne savaient pas que c'était un mensonge et ont applaudi alors qu'un combo OTAN-mercenaires djihadistes mettait le pays à feu et à sang. Il s'est ensuite avéré que Khadafi ne bombardait et n'opprimait personne, mais tout le monde avait déjà oublié la Libye. On nous a ensuite présenté le président syrien Bachar el-Assad comme le diable, les Français y ont cru et vous commencez à voir un schéma ?
Pourquoi, quels que soient les faits révélés après chacune de ces guerres, et alors même qu'ils infirment systématiquement les narratives ayant mené à ces guerres, les gens adhèrent à la narrative belliqueuse sur le croquemitaine suivant sans la moindre distance critique, le moindre souvenir des mensonges précédents, la moindre interrogation ?
Je pense que c'est une question très importante et un symptôme clair et net de la crise psychologique de notre société. Nous verrons dans l'article que l'auteur se pose les mêmes questions sur ses concitoyens américains.
Nous devons nous demander d'urgence comment nous avons pu en arriver là.
Par Patrick Lawrence
Paru sur Consortium News sous le titre The Great Acquiescence - Glory to Ukraine
Les Américains ne se contentent pas de consentir aux guerres, interventions, punitions collectives et autres sanctions-privations de l'Empire. Ils y adhèrent activement.
Les Américains ne se contentent pas de consentir aux guerres, interventions, punitions collectives et autres sanctions-privations de l'Empire. Ils y adhèrent activement.
L'autre jour, j'ai quitté mon petit village pour me rendre dans un bourg animé, Great Barrington, et y faire les courses pour le repas de Pâques - de l'agneau de printemps et une bonne bouteille de Bourgogne. Pâques est très importante dans mon foyer, l'une des rares fêtes que nous nous permettons, et cette année, c'est un rappel d'une vérité qui pourrait difficilement être plus pertinente pour nos circonstances communes : Après toutes nos petites et grandes crucifixions, il y a une nouvelle vie à venir.
Great Barrington se trouve dans les collines de Berkshire, dans l'ouest du Massachusetts, un petit bourg à la mode qui regorge - comme vous pouvez le constater simplement en vous y promenant - de vertueux libéraux de gauche. Aucun endroit, vous dites-vous, n'est parfait.
Et le long des rues et des avenues à mon arrivée, il y avait ce que j'avais prévu : Des drapeaux ukrainiens accrochés aux porches, dans les vitrines des magasins, sur les mâts, juste en dessous du drapeau américain. Quelqu'un avait peint le morceau de panneau affichant le numéro de sa maison dans le bleu et le jaune que nous reconnaissons tous maintenant. Père, pardonne-leur, ai-je pensé, car ils ne savent pas quelles horreurs sanglantes et quels tueurs haineux ils soutiennent avec cet enthousiasme.
Jamais, de mon vivant, les Américains, censés être des gens réfléchis et intelligents, n'ont été aussi aveugles, aussi stupides que ceux qui prétendent les diriger et les informer en cherchant à les enfoncer dans l'ignorance.
Nous lisons maintenant que des enquêteurs s'appliquent à « documenter le catalogue d'inhumanité perpétré par les forces russes en Ukraine » - une remarque d'un diplomate américain. Personne ne s'arrête à réfléchir au fait que ces enquêteurs sont tous issus de nations qui agissent contre la Russie.
« Et d'où voulez-vous qu'ils viennent ? », répond-on en haussant les épaules à Great Barrington.
Personne ne remarque que la question essentielle a été grossièrement écartée du discours public au fur et à mesure que ces enquêtes bidon se mettent en place. Les atrocités commises à Boutcha, Marioupol et ailleurs sont incontestables, mais nous ne devons jamais nous demander qui en est responsable.
J'entends les bons citoyens de Great Barrington trembler de rage alors que le New York Times condamne les dirigeants russes, alors que notre président décrit la tragédie de Boutcha comme un crime de guerre russe moins de deux heures après qu'elle ait été révélée.
Nous lisons maintenant, dans les éditions du vendredi du NYT, tout sur la campagne conjointe américano-ukrainienne visant à inonder la Russie de propagande destinée à démoraliser le public. Le NYT, supervisé par le gouvernement, explique que « Radio Free Europe/Radio Liberty, une organisation d'information indépendante financée par les États-Unis et fondée il y a plusieurs dizaines d'années, tente de pousser ses émissions plus loin en Russie. »
Financée par le gouvernement des États-Unis, mais « indépendante ». Impayable. Et ne manquez pas le passage à la voix passive pour éviter la vérité, une astuce récurrente du NYT dont je suis devenu très friand - « fondée il y a des décennies ».
Radio Free Europe a été fondée par une façade de la CIA qu'Allen Dulles (1) avait créée en 1949, le National Committee for a Free Europe. Elle a reçu des fonds de la CIA au moins jusqu'aux années 1970, lorsque son financement a été transféré ailleurs dans la bureaucratie de Washington, pour sauver les apparences.
Ce que RFE/RL fait aujourd'hui en Russie est exactement ce que les libéraux de gauche américains, au paroxysme de l'indignation, ont accusé les Russes de faire pendant les campagnes électorales de 2016. Mais c'est bien quand c'est nous qui le faisons, disent-ils dans les bistrots coquets de Railroad Street. Nous devons nous battre pour la démocratie.
Censure brute
Nous ne lisons pas dans la presse grand public, en revanche, qu'une nouvelle vague de censure brute est maintenant sur nous, alors que les réseaux sociaux tels que Twitter, Facebook et YouTube « suspendent », « annulent », « déplatforment » - quel que soit le nom de cette entreprise radicalement antidémocratique - les journalistes et analystes dissidents qui ont pris la peine d'examiner les faits de terrain en Ukraine, comme nous l'avons fait avec une objectivité professionnelle.
Nous devons défendre la démocratie chez nous, insistent les gens gentils de Great Barrington, tout comme nous devons le faire en Ukraine.
Depuis que le cirque du Russiagate a submergé l'Amérique de gauche libérale en 2016, il y a eu beaucoup de débats pour savoir si notre maccarthysme actuel est aussi mauvais que, similaire à, ou moins mauvais que pendant les décennies de la Guerre froide.
Cette question ne me semble plus pertinente. À divers égards importants, nous avons dépassé le pire de la Guerre froide.
« Le Meilleur des mondes » - Wikimedia Commons
Notre meilleure référence est le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley, dans lequel le romancier anglais dépeignait une société d'êtres incubés - programmés dès la naissance, dépendants d'une drogue génératrice de bonheur appelée soma, dépourvus de tout ce que nous considérons aujourd'hui comme humain, totalement incapables de forger des liens, dénués de tout sens de responsabilité et, en fait, ne désirant ni l'un ni l'autre. La gratification infantile est tout ce qui compte pour ceux qui peuplent l'État mondial imaginé par Huxley.
Nous n'en sommes pas encore là, n'exagérons rien. Mais nous devrions applaudir Huxley pour sa prescience, car nous nous dirigeons vers son monde invivable d'adultes-enfants décérébrés, surveillés par une petite élite triée sur le volet et diabolique.
Je ne suis pas surpris que ce soit l'Ukraine qui nous amène à ce que je considère comme une crise psychologique collective. Après 30 ans de triomphalisme post-Guerre froide, Washington a décidé d'utiliser l'Ukraine et son peuple pour tenter de subvertir enfin la Russie. Avec un peu de recul, on peut dire qu'il s'agit là de l'événement décisif dans la confrontation de l'Empire avec le XXIe siècle - son coup de dés ultime, son « maintenant ou jamais ».
Il sera ruiné quand tout cela sera terminé, même si c'est loin dans le futur. Un peu comme Cúchulainn, le héros irlandais qui s'était noyé en brandissant son épée contre la marée montante, (2) nous ne pouvons pas gagner cette guerre. Et nous nous perdons pied, alors que la prise de conscience de notre perte arrive de façon subliminale.
Qui que soit le vainqueur de la guerre en Ukraine, le non-Occident gagnera. Qui que soit le vainqueur, le XXIe siècle gagnera, enterrant enfin l'essentiellement horrible XXe siècle. Quant aux Américains, nous avons déjà perdu.
Notre condition
Qu'en est-il de notre condition, alors ? Que sommes-nous devenus, pourquoi, et que devons-nous faire ? Si j'ai raison au sujet de la crise psychologique de l'Amérique, son lien avec la crise sur le terrain, en Ukraine, n'est pas immédiatement apparent.
Huxley a écrit Le Meilleur des mondes en 1931 et l'a publié un an plus tard. Prenons le relais. Regardons en arrière pour examiner les pensées de quelques personnes qui, contrairement à la plupart d'entre nous, ont pris la vie au sérieux et se sont donc appliquées à comprendre leur époque.
Steve Fraser a publié The Age of Acquiescence (L'ère du consentement) en 2015. Fraser fait partie des meilleurs économistes du travail actuellement en activité, un homme honorable des années 1960, et son sous-titre nous indique son champ d'investigation : Vie et mort de la résistance américaine à la richesse et au pouvoir organisés. Pourquoi et quand, voulait découvrir Fraser, les travailleurs américains ont-ils capitulé ? Qu'est-il arrivé à tous ces excellents New Dealers qui, avec leurs esprits clairs, se sont battus durement pour le type de société qu'ils savaient possible ?
Le travail n'est pas notre sujet, mais son livre a des implications qui vont bien au-delà de ses intérêts spécifiques.
Fraser se situe « en tant qu'observateur d'un terrain de lutte largement oublié ». Les années du New Deal, les batailles menées contre la paranoïa anticommuniste des décennies d'après-guerre, le mouvement anti-guerre des années 1960 et du début des années 1970 : Les personnes qui animaient ces mouvements avaient un savoir historique et de l'expérience.
Ils se souvenaient de ce que la société américaine pouvait être dans son potentiel, car ils avaient vécu et agi en fonction de ce potentiel. Ils savaient qu'un autre type d'Amérique était possible.
La plupart d'entre nous avons oublié tout cela. Les plus jeunes n'ont même jamais partagé cette conscience. (3) Très peu d'entre nous ont le souvenir ou l'expérience de vivre sous autre chose que la domination omniprésente des entreprises et d'un gouvernement, dans sa profonde corruption, qui sert le capital et en fait aussi peu que possible sur le reste.
En d'autres termes, il n'y a rien pour quoi lutter. Nos relations avec ceux qui détiennent le pouvoir sur nous ne sont pas très différentes des relations que les citoyens infantiles de Huxley avaient avec les élites qui contrôlaient leurs vies. C'est la racine de nos préjugés.
Le travail de toute campagne sociale ou politique digne de ce nom est désormais trop gigantesque pour être abordé. (4) Il est préférable de consentir au pouvoir, en se contentant - comme si nous vivions tous à Great Barrington - de trouver la meilleure marque d'huile d'olive.
Le consentement de masse nous conduit à une explication du soutien grotesque que la plupart des Américains apportent au régime criminel de Kiev. Mais nous avons dépassé l'ère du consentement de Steve Fraser. Les Américains ne se contentent pas de consentir à tout ce que l'imperium impose au monde - guerres, interventions, punitions collectives, autres sanctions- privations diverses. Les Américains adhèrent activement à la conduite de l'empire.
Faites passer les chips de kale.
La souveraineté du bien
Iris Murdoch, une philosophe anglaise mineure et romancière de second ordre, a publié en 1970 The Sovereignty of Good (La Souveraineté du bien), un recueil de trois essais sur la moralité. Je suis heureux de constater que plus personne ne lit ce livre ridicule et que peu de gens prennent au sérieux les ruminations philosophiques de Murdoch.
Mais les arguments de Murdoch en faveur d'une clarté morale non sujette à débat ont beaucoup à voir avec ce que nous sommes devenus. Le bien, le mal et la bonté sont des réalités objectives pour Murdoch - et c'est comme cela que trop d'entre nous les vivent aujourd'hui.
Pour Murdoch, l'être humain n'a pas de finalité. Il n'y a pas d'idéaux à atteindre, pas de telos - pour utiliser le terme grec qu'elle préférait. Les gens sont intrinsèquement égoïstes. « Notre destin peut être examiné mais il ne peut pas être justifié ou totalement expliqué », comme elle le disait. « Nous sommes simplement là. »
Voici quelques citations pour donner un aperçu de la prose et de la pensée de Murdoch :
« C'est plus qu'un point verbal de dire que ce qu'il faut viser, c'est le bien, et non la liberté ou l'action juste
Le Bien n'a rien à voir avec une finalité, il exclut même l'idée de finalité.
Je suppose que les êtres humains sont naturellement égoïstes et que la vie humaine n'a pas de raison d'être extérieure ou de telos... La psyché est celle d'un individu historiquement déterminé qui se préoccupe de lui-même L'espace de sa liberté de choix tant vantée n'est généralement pas très grand. »
Selon Murdoch, il n'y a qu'une seule chose à faire pour nous autres, les échoués sur la plage de l'univers. Nous devons reconnaître l'indiscutable réalité de la bonté et faire de notre mieux pour être bons. Cela n'implique pas de choix, puisque nous n'en avons aucun à faire. (Murdoch n'aimait pas Sartre et les existentialistes). Nous ne sommes pas, si j'ai bien lu Murdoch, assez responsables pour porter des jugements. La bonté, la compassion, l'amour - ce sont des valeurs morales, des valeurs universelles. Elles sont tout ce que nous avons.
Qui décide de ce qui est bon et digne de notre gentillesse, et comment ? Qui décide de ce qui est bien ou mal ? Murdoch n'a pas abordé ces questions essentielles car, étant empiriste, pour elle, ce qui est bon, bien et mal est simplement évident. « Le bien est non-représentable et indéfinissable », écrit Murdoch - en prenant ainsi la tangente, il me semble.
Voici ma question : Iris Murdoch aurait-elle fait une bonne « contrôleuse de contenu » - une personne chargée de censurer, en somme - à YouTube ? Un PDG de Twitter, peut-être ?
Les lecteurs se doutent peut-être de l'endroit où tout cela nous mène : la rue principale de Great Barrington. Là, nous trouvons des gens qui ne cherchent qu'à réaliser leur potentiel et à être bons, gentils et compatissants, tout en n'assumant aucune responsabilité pour les événements de leur temps car, après tout, il n'y a pas de finalité à la vie et « nous sommes juste là ». Être vu comme bon, gentil et compatissant est, bien sûr, l'essentiel. Eux aussi sont des empiristes.
Joe Biden a dénoncé les atrocités de Boutcha à 10h30, heure de l'Est, le 4 avril, au moment même où elles ont été annoncées. À ce moment-là, il était impossible qu'il ait eu connaissance de ce qui s'était passé. Il fait ici référence au président russe Vladimir Poutine:
« Eh bien, la vérité de la question - vous avez vu ce qui s'est passé à Boutcha. Cela le décrit- c'est un criminel de guerre Ce type est brutal. Et ce qui se passe à Boutcha est scandaleux, et tout le monde l'a vu. »
Les images exigent souvent mille mots d'explications pour être comprises et c'est certainement le cas dans l'affaire Boutcha, mais peu importe. L'important, c'est que nous avons tous vu des images. C'est un cas direct de bien et de mal : Les Ukrainiens souffrent. Soyons gentils avec eux. Les Russes sont intervenus dans leur pays. Condamnons-les.
Consentons. Soyons bons.
Traduction et note de présentation Corinne Autey-Roussel
Photo Daniel Reche / Pixabay
Notes de la traduction :
(1) Allen Dulles a été directeur de la CIA de 1953 à 1961. Son frère John Foster Dulles a été Secrétaire d'État de 1953 à 1959, sous Eisenhower. Autant dire que cette famille détenait autant de pouvoir que possible aux USA.
(2) Le héros mythique Cúchulainn n'est pas mort noyé et n'a jamais attaqué de marée montante, que ce soit avec une épée ou autrement. Nous ignorons totalement d'où l'auteur a tiré cette référence, alors nous avons cherché, et voici ce que nous avons trouvé : l'empereur perse Xerxès avait ordonné de « punir » la mer en faisant fouetter l'Hellespont (le détroit des Dardanelles) par ses hommes après qu'une tempête l'ait empêché de le traverser. Nous avons aussi le roi d'Angleterre Canute, qui aurait interdit à la marée de monter pour ne pas mouiller son trône installé face à la mer. Pour le propos de l'auteur, cela revient au même : l'entreprise est évidemment vouée à l'échec.
(3) Il s'est passé exactement la même chose en France après le « tournant libéral » de Mitterrand au début des années 1980. La gauche de combat française historiquement emmenée par le PCF, a sombré corps et âme pour laisser place à un « progressisme » sociétal « woke » (fondé sur une sorte de gentillesse instinctive, voire pavlovienne, et qui n'admet pas de débat) copié-collé de celui des USA. Et nos jeunes, non plus, n'ont pas le plus vague souvenir de l'ancienne gauche ouvrière. Tout ce qu'ils en savent, c'est que le communisme, c'est le totalitarisme de Kim Jong-un ou le méchant Staline, et que l'Union Soviétique était ponctuée de Goulags à perte de vue. Pour le dire autrement, ils ont été enfermés dans un monde sans nuances, sans relation avec la réalité ou l'histoire, avec ses gentils et ses méchants, comme à Hollywood. La colonisation des esprits européens par les USA est une réalité concrète.
(4) En France aussi, toute opposition réfléchie, organisée, sérieuse est devenue une entreprise à peu-près impossible à monter. Quiconque s'y risque se retrouve immédiatement en butte à de la censure, des injures déversées par pleins seaux par des trolls/bots sur les réseaux sociaux, des cris d'orfraie et des articles calomnieux dans la presse grand public, voire une répression brutale comme celle exercée contre les Gilets jaunes, etc.