• Nous devons à Alexandre Mercouris de proposer une analogie féconde et particulièrement révélatrice. • Pour lui, le document NSS-2025 renvoie à un discours du Premier ministre Joseph (père de Neville) Chamberlain dans les années 1890. • Le PM y annonçait la fin (effondrement) de l'empire britannique et la nécessité de "gérer l'effondrement". • Il y a bel et bien continuité de la forme (deux puissances navales à la conquête du monde, thalassocratie contre tellurocratie) et du fond (suprémacisme ou exceptionnalisme anglo-saxon).________________________
L'on sait que le document sur la Sécurité Stratégique Nationale des USA (NSS pour National Security Strategy) vient d'être publié, vendredi dernier, par l'administration Trump (donc, il s'agit du NSS-2025). Des orientations nouvelles extrêmement importantes y apparaissent et sont, depuis cinq jours, l'objet de commentaires divers et variés. Il est très difficile de s'y reconnaître, sinon sur le sentiment général mais encore diffus qu'il s'agit de quelque chose de très important, - une vision parlerait d'une importance "révolutionnaire", une autre d'une importance "de simulacre".
Notre choix, comme on l'a déjà lu, va sur le premier point de vue. Pour nous, donc, cette importance est "révolutionnaire" par le mouvement stratégique qu'elle impulse, à partir d'une situation d'extraordinaire chaos qui nécessite, qui appelle, - non, plutôt, qui impose de telles impulsions. Nous gardons à l'esprit le verbe "imposer".
Nous avons fortement apprécié une vidéo du 7 décembre, des commentateurs dont on sait combien nous les apprécions, - baptisons-les " les deux Alexandre ", Christoforou et Mercouris. Il s'agit surtout de longues et minutieuses considérations d'Alexandre Mercouris, qui juge que ce document constitue l'exposé d'une "gestion de l'effondrement de l'empire". Il prend cette position, tout en exposant qu'elle constitue un choix personnel, avec les risques d'erreur qui vont avec. Cette position nous agrée complètement, telle qu'ainsi exprimée par Mercouris, accompagnée de précisions que nous empruntons à l'un des deux extraits de transcriptions dont nous allons faire usage :
« Trump lui-même l'approuve évidemment. Il ne s'est pas contenté de le signer, il a même écrit une préface. Il est donc manifestement en accord avec les idées qui y sont exposées. Mais nous avons vu que Trump peut changer d'avis d'une semaine à l'autre. Donc, cette stratégie pourrait guider l'administration pendant les trois prochaines années, ou elle pourrait être abandonnée d'ici une semaine et disparaître sans laisser de traces. »
Par ailleurs, Mercouris souligne, comme nous le faisions le 6 décembre (« Qu'importe : appliquée ou pas, cette stratégie a été officiellement écrite et actée. »), qu'il s'agit effectivement d'un document officiel qui a un statut et un prestige important, qui ne peut être écarté comme un vulgaire commentaire de 'dedefensa.org'... Par conséquent, ceci pour compléter la première citation vue plus haut :
« Cela dit, tout document de ce type émanant du gouvernement américain est un document important et il nous donne un aperçu des débats qui ont lieu aux États-Unis. Évidemment, je suis d'accord pour dire qu'une grande partie de ce document porte la marque d'Elbridge Colby [sous-secrétaire à la défense pour la politique] et de personnes comme lui. Et j'ai l'impression qu'ils représentent une force croissante aux États-Unis et au sein de l'establishment de la sécurité nationale américaine. »
« "Révolutionnaire", effectivement... »
Pour le reste, on trouve confirmation rationnelle du choix de Mercouris pour l'aspect important du document, - "révolutionnaire" effectivement, si l'on s'en remet à ce qui suit :
Mercouris : « Oui, un document de 33 pages, et je dirais que c'est très différent des documents stratégiques de sécurité similaires que nous avons vus, issus de cette série, provenant des États-Unis, du Pentagone, auparavant. Mais je pense qu'il y a quelques points à souligner.Premièrement, ce n'est pas une rupture totale avec le passé. Ce serait une erreur de le penser, mais ce n'est pas non plus une simple continuation du passé pour un avenir indéfini. C'est quelque part entre les deux. Il y a donc encore beaucoup de pensée néoconservatrice, de " doctrine Wolfowitz", présente. Mais en même temps, cela représente une véritable rupture et une réelle évolution de la politique et un changement de direction, si, et c'est un grand "si", - si cela est mis en pratique. » [...]
« Alors, discutons d'abord du point de rupture, du changement. Ce document affirme que les États-Unis ne doivent plus rechercher la domination. C'est intéressant, il utilise le mot "domination". Il reconnaît donc presque un point que nous avons souvent soulevé, ainsi que de nombreuses autres personnes : la politique néoconservatrice est une politique de domination mondiale. Il dit que les États-Unis ne doivent plus poursuivre cet objectif. Il affirme que les États-Unis ont été perdants face à la globalisation... »
Nous avons déjà évoqué les réserves et les conditions d'influence et d'effet de communication du document, notamment son poids inhérent à tout document officiel du gouvernement en place. Nous avons aussi à l'esprit cette remarque importante de Mercouris à propos des auteurs du document, autour du sous-secrétaire à la défense Colby, que nous répétons pour bien la fixer car il s'agit d'un mouvement de fond à trouver autour du trumpisme, de MAGA, des populistes, ainsi que des tendances antiguerre de gauche, également populistes...
« Et j'ai l'impression qu'ils représentent une force croissante aux États-Unis et au sein de l'establishment de la sécurité nationale américaine. »
Sur la continuité suprémaciste anglo-saxonne
Nos deux compères continuent à bavarder (les extraits déjà donnés se situent au toit début de la vidéo), jusqu'à une question de Christoforou, autour des 10" dans la vidéo. Elle est suivie avec une rapidité inhabituelle par la réponse sans nuances ni hésitations de Mercouris, suivie d'une longue dissertation qui nous intéresse au plus haut point.
Tout cela n'est pas sortie comme un éclair d'un ciel bleu. Nous ignorons comment procèdent les deux lascars, mais il est assez probable qu'il y a des consultations préliminaires et que Mercouris avait bien entendu à l'esprit la longue réponse qu'il nous fait. Pour cette raison également, nous signalons la rapidité de sa réponse, pour indiquer ce qui nous semble être une conviction sinon une excitation tout à fait inhabituelles de la part de Mercouris. Cela dit la force de sa conviction, qui doit renforcer notre attention et notre intérêt ; sa thèse est originale, à notre connaissance très peu identifiée et peut-être pas du tout, concernant un point d'histoire récente assez intéressant : la décision de l'annonce de l'effondrement de l'empire britannique, ou bien le constat de cet effondrement...
On suit donc ce long extrait à la fois historique et métahistorique, comme une sorte de répétition de l'histoire des ambitions et des échecs anglo-saxons.
La lucidité du Premier ministre Chamberlain
Christoforou : «...La question [suscitée par l'échange initial] est la suivante : cette évolution, si l'on peut l'appeler ainsi, ce changement de modèles que nous voyons exposé dans ce document, est-il courant lors de l'effondrement d'un empire ? »Mercouris : « Oui. Et je peux vous donner un exemple immédiat, un exemple très frappant, et même le langage est exactement identique. Il s'agit d'un parallèle évident, celui de la Grande-Bretagne. Dans les années 1890, un homme politique britannique, Joseph Chamberlain, a émergé. C'était un homme d'affaires. Il avait été homme d'affaires. Il était devenu maire de Birmingham, qui était à l'époque la grande ville industrielle et économique, un peu similaire à certains égards, en termes d'importance à l'époque, à New York dans l'économie américaine.
Il est arrivé et il a dit : "Ce modèle que nous avons, le modèle de l'Empire britannique, l'Empire britannique faisant tout par lui-même, partout et tout le temps, est devenu impossible à soutenir, et la politique de libre-échange qui l'accompagne est en train d'assécher notre base industrielle". Et il a cherché à changer de politique et a prononcé un discours très célèbre, que j'ai évoqué à de nombreuses reprises.
Il a dit que la Grande-Bretagne était un titan épuisé (rappelez-vous qu'Atlas est un titan), pliant sous le fardeau trop lourd de son destin. N'est-ce pas assez similaire à ce que vous lisez dans ce document ? C'est presque mot pour mot. Exactement. Et Joseph Chamberlain a suggéré que la solution était de trouver des alliés et des intermédiaires. Son principal objectif immédiat était d'amener les pays du Commonwealth, les pays anglophones du Commonwealth, l'Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande, à soutenir l'empire et à aider la Grande-Bretagne à maintenir l'empire. Et, - surprise surprise ! - parmi ces pays il s'agissait aussi et surtout des États-Unis.
Nous parlons des années 1890. Il voulait donc passer de la politique précédente de la Grande-Bretagne, qui consistait à tout faire seule, à une nouvelle politique où les alliés anglophones de la Grande-Bretagne, les États-Unis en premier lieu, contribueraient à soutenir l'empire britannique, mais bien sûr toujours avec l'hypothèse que les Britanniques eux-mêmes resteraient aux commandes. Il préconisait également un changement complet de la politique économique britannique. Il voulait donc passer d'une politique de libre-échange à une politique de tarifs douaniers, spécifiquement dans le but de renforcer la base industrielle britannique.
Chamberlain était un homme extrêmement intelligent, un homme très très intelligent. C'était le père de Neville Chamberlain, le Premier ministre que nous connaissons tous. C'était donc l'une des figures dominantes. Joseph Chamberlain était l'une des figures dominantes de la politique britannique au début du XXe siècle. Et bien sûr, une grande partie de ce qu'il préconisait dans les années 1890 était une hérésie qui rencontra une forte résistance en Grande-Bretagne. Mais certaines de ses politiques, comme les tarifs douaniers par exemple, surtout après la Première Guerre mondiale, ont été mises en œuvre et la Grande-Bretagne a réussi à nouer de nouvelles alliances avec les États-Unis et d'autres pays.
Mais cela n'a pas empêché l'effondrement de l'empire britannique. En fait, avec le recul, et c'est absolument clair maintenant, les paroles de Chamberlain à l'époque étaient une reconnaissance que la Grande-Bretagne se dirigeait vers l'effondrement impérial. C'était quelque chose qu'il essayait d'empêcher, mais les forces qui allaient y conduire étaient irrésistibles et bien trop puissantes pour que les Britanniques, seuls ou même alliés à d'autres, puissent y faire quoi que ce soit. Et bien sûr, l'un des points essentiels était que les États vassaux, les alliés, ont leur propre volonté et finissent tôt ou tard par échapper au contrôle de la puissance impériale. C'est évidemment ce qui s'est passé avec les États-Unis, mais cela s'est également produit avec tous les autres pays du Commonwealth. »
Au plus près de la "guerre des cousins", UK-USA
Il est certain que l'analogie, à la fois opérationnelle et symbolique, est assez justifiée et surtout très similaire dans la forme de la démarche. Il s'agit bel et bien d'une démarche de type anglo-saxon d'une part ; de type naval d'autre part, impliquant la puissance maritime, ces deux composants se complétant. Bien entendu, tout cela ouvre la porte à la voie des 'special relationships' UK-USA, mais les choses n'ont pas été toutes seules dans le passage du flambeau impérial.
• La Grande Guerre a vu un formidable endettement britannique auprès de Wall Street plus que de Washington D.C., Wilson renvoyant les Anglais à Pierpont Morgan, le banquier-dictateur le plus fameux de la période, et le maître de Wall Street, à un point où l'on peut parler d'une véritable concurrence entre UK et USA, au lieu des USA servant de 'proxy' à UK.
• La concurrence alla jusqu'à la possibilité d'une guerre entre les deux pays, en 1927-1930, à cause de la concurrence militaire navale du fait de l'expansion de l'US Navy. On a déjà vu un élément exemplaire de cette situation ; sur le plan de la communication, avec le livre de Ludwell Denny, ' L'Amérique conquiert l'Angleterre', édité en 1930 aux USA.
Bien entendu, la guerre mondiale commençant en 1938 (Chine-Japon), 1939 (Europe), 1941 (USA-Japon), régla tout cela, d'autant plus avec un Churchill sentimentalement et émotionnellement pro-américain sous le prétexte de sauver l'empire alors que les USA furent les premiers fossoyeurs décisifs de l'empire britannique. Bien entendu, le fait d'avoir une mère américaine pesa certainement sur Churchill, mais, comme on l'a déjà vu, le mythe de UK conduisant la puissance des USA à son avantage, selon le programme de Chamberlain-père, persistait dans les structures de l'État britannique :
« On a bien vu que le poids des différents acteurs s'est complètement modifié, avec l'effondrement de la puissance britannique, remplacé par, sinon au profit de la puissance américaniste. Mais dans l'esprit des Britanniques notamment, c'était un prolongement de l'empire victorien et la chose est minutieusement détaillée notamment dans des directives du Foreign Office telles qu'elles ont été révélées dans le livre de John Charmley sur 'La Passion de Churchill' :» "En tentant d'exposer 'l'essence d'une politique américaine' en 1944, un diplomate définit parfaitement cette attitude. La politique traditionnelle du Royaume-Uni de chercher à empêcher qu'une puissance exerçât une position dominante était écartée : 'Notre but ne doit pas être de chercher à équilibrer notre puissance contre celle des États-Unis, mais d'utiliser la puissance américaine pour des objectifs que nous considérons comme bénéfiques.' La politique britannique devrait être désormais considérée comme un moyen d''orienter cette énorme péniche maladroite [les USA] vers le port qui convient.' L'idée d'utiliser 'la puissance américaine pour protéger le Commonwealth et l'Empire' avait beaucoup de charme en soi, en fonction de ce que l'on sait des attitudes de Roosevelt concernant l'Europe. Elle était également un parfait exemple de la façon dont les Britanniques parvenaient à se tromper eux-mêmes à propos de l'Amérique." »
Quoi qu'il en soit, la messe était dite et elle conduisit aux funérailles de l'empire (britannique) avec la catastrophe (pour UK) de la crise de Suez de1956 où le traître parfait (MacMillan) profita de la maladie de son Premier ministre Eden, pour faire complètement allégeance à Washington. Eden était donc enterré au côté de Joseph Chamberlain, comme un de ces combattants d'arrière-garde pour que l'Angleterre restre elle-même malgré la perte de son empire. De toutes les façons, il existait une force irrésistible qu'on nomme effectivement "décadence" ou même, pour faire plus court et plus vite comme l'on fait aujourd'hui, "effondrement", qui conduisait l'empire victorien à sa perte. Mercouris le souligne lui-même et les "forces irrésistibles" auxquelles ils se réfère n'étaient pas seulement celles des USA, mais quelque chose d'autre, de bien plus haut. Ce sont les mêmes qui sont en action aujourd'hui pour liquider les USA et le rêve liquide de l''Anglosphère' de domination du monde selon l'écrasante logique anglo-saxonne, exceptionnaliste et suprémaciste.
« C'était quelque chose qu'il essayait d'empêcher, mais les forces qui allaient y conduire étaient irrésistibles et bien trop puissantes pour que les Britanniques, seuls ou même alliés à d'autres, puissent y faire quoi que ce soit... »
Mis en ligne le 10 décembre 2025 à 14H40