15/08/2025 reseauinternational.net  13min #287311

Le troisième chemin

par Serge Van Cutsem

Croissance, décroissance... Et si on se mettait enfin à raisonner de façon lucide et équilibrée.

Il y a ceux qui ne jurent que par la décroissance radicale, rêvant d'un monde sans machines, sans publicité, sans supermarchés, parfois même sans électricité. Et puis ceux qui persistent à croire au mythe de la croissance infinie, comme si la planète pouvait supporter éternellement l'accumulation de biens, d'écrans, de dettes et de déchets (1)

Entre ces deux visions, il y a un gouffre, et pourtant, le vrai débat se joue précisément au sein de celui-ci afin d'en sortir avec intelligence.

Si une décroissance maîtrisée est salutaire face à l'absurdité consumériste, sa version radicale, poussée à l'extrême, conduit à une série d'impasses sociales, politiques et humaines, car elle va parfois jusqu'à nier les besoins humains fondamentaux (2) en voulant réduire des éléments essentiels comme le chauffage, la mobilité ou les soins considérés comme étant «de luxes», ce qui revient à ignorer les réalités concrètes de millions de personnes. Il ne s'agit pas ici de surconsommation, mais de conditions de vie décentes. Dans certaines visions décroissantes extrêmes, cette négation devient un discours culpabilisant, parfois teinté d'ascétisme idéologique, où le confort minimal est suspect par principe.

Cette décroissance adopte souvent une technophobie caricaturale alors que tous les progrès technologiques ne sont pas nuisibles. Rejeter en bloc l'innovation, c'est faire l'amalgame entre la technique dominatrice et l'outil émancipateur. Or, des technologies comme les énergies renouvelables, la médecine de pointe (chirurgie, prothèses), ou encore les logiciels libres peuvent justement permettre une société plus sobre, plus résiliente et plus équitable si elles sont pensées comme des leviers.

Elle véhicule aussi l'illusion d'une autosuffisance généralisable en occultant que si vivre en autonomie dans un éco-hameau est une option enviable, elle demeure réservée à une infime minorité disposant déjà d'un capital économique, social et culturel ou tout simplement d'y être natif (3). A cela il faut ajouter la majorité de gens qui n'ont pas les moyens et qui sont condamnés à vivre dans les villes et dans des appartements exigus. Imaginer que tout le monde puisse devenir autosuffisant et éco-responsable relève d'un fantasme. Cela revient à nier la densité urbaine, l'âge, les handicaps, la pauvreté, et toutes les interdépendances complexes qui forment le tissu réel des sociétés modernes.

Cette décroissance débridée culpabilise sans cesse l'individu au lieu de se limiter à s'attaquer aux structures. En désignant le citoyen comme principal responsable : «tu voyages trop, tu manges mal, tu es complice, tu es coupable»; elle détourne l'attention des causes structurelles : les modèles économiques extractivistes, les incitations toxiques, les lobbies industriels et les dérégulations planétaires. Cette stratégie moraliste, à force d'accuser ceux qui n'ont que peu de marge de manœuvre, finit par démobiliser et entretenir un sentiment d'impuissance.

Elle repose sur une naïveté politique désarmante en pensant qu'un changement systémique pourra se faire uniquement par des prises de conscience ou des petits gestes, tout ceci n'est qu'une douce illusion qui a comme effet pervers de culpabiliser le consommateur en permanence alors qu'il n'est en réalité que le tout dernier maillon d'une chaîne qu'il ne maîtrise pas. Le système productiviste ne se régule pas à partir de la base mais bien à partir du sommet. Il est soutenu par des intérêts puissants, bien organisés, et souvent cyniques. Une véritable transformation nécessite des stratégies, des alliances, des ruptures assumées et pas seulement des intentions vertueuses qui restent stériles.

Elle conduit à une forme de régression sociale et sanitaire. Sous couvert d'un retour à la «simplicité», certains discours décroissants en viennent à normaliser la précarité : logements sous-chauffés, soins différés, isolement social, alimentation appauvrie. Or, une société qui tolère la souffrance au nom d'un idéal perd de vue sa mission première : protéger les plus vulnérables. La sobriété ne peut jamais rimer avec austérité punitive.

Elle oublie que la majorité du monde n'a même pas atteint le minimum vital. En effet, plus de trois milliards d'êtres humains n'ont toujours pas accès à l'eau potable, à des soins de base ou à un logement digne. Alors leur parler de décroissance dans les mêmes termes que dans les pays suréquipés relève d'une arrogance inadmissible. Le vrai défi, ce n'est pas de freiner l'élévation légitime de leur niveau de vie, mais d'éviter que ce développement reproduise les impasses écologiques et sociales de l'Occident.

À l'opposé de la décroissance rigide, croire que l'on peut produire, consommer et croître sans limite est tout aussi insensé. C'est cet aveuglement collectif qui précipite nos sociétés dans une fuite en avant aux conséquences irréversibles.

Chaque point de croissance se traduit, dans le modèle actuel, par plus d'extractions et plus de pollution. C'est accélérer une destruction écologique planétaire. Le mythe d'une croissance «verte» à grande échelle est contredit par les faits : déforestation massive, effondrement de la biodiversité (4) épuisement des ressources, émissions records. Tant que l'équation «produire plus nécessite détruire plus» n'est pas rompue (5) la trajectoire reste suicidaire. Il faut produire mieux.

Le système a besoin que l'on consomme et pour cela, il fabrique du désir avec une publicité omniprésente, une obsolescence programmée (6) et un renouvellement perpétuel des envies : on ne vend plus des biens nécessaires, mais des manques artificiels et inutiles qui sont inoculés dans l'inconscient. Ce conditionnement maintient les individus dans une boucle d'insatisfaction perpétuelle où posséder ne comble jamais l'envie mais la relance sans cesse dans un cercle vicieux.

L'économie actuelle produit à grande échelle des objets conçus dès le départ pour être obsolètes, difficilement réparables, voire dangereux pour la santé et l'environnement. Le besoin réel devient secondaire : ce qui compte c'est d'écouler des volumes. Cette logique sacrifie la durabilité à la rentabilité, l'usage à l'écoulement, la qualité à la quantité. C'est le consumérisme illimité et dérégulé. C'est aussi creuser les inégalités, en concentrant les richesses chez quelques-uns (7) car sous le couvert de croissance globale, les richesses se concentrent en réalité de plus en plus entre les mains d'une infime minorité. Les profits sont captés en amont (actionnaires, multinationales, fonds spéculatifs) tandis que les coûts sociaux et écologiques sont dilués, invisibilisés ou reportés sur les plus vulnérables. La croissance aggrave ainsi les fractures qu'elle prétend résoudre.

Pour maintenir l'illusion de croissance, on accumule les dettes : publiques, privées, écologiques, dettes qui depuis des décennies sont en réalité des dettes fictives car virtuelles (8). Ce système ne tient qu'à une croyance : demain sera toujours plus riche qu'aujourd'hui. Mais que devient cette promesse quand la population stagne, que les ressources s'épuisent et que la planète atteint ses limites ? La bulle spéculative n'est plus financière : elle est civilisationnelle.

Le productivisme ou plutôt le consumérisme s'est digitalisé, car il importe de ne pas tout mélanger. Il a rompu avec le réel, en vivant dans des bulles numériques (9), déconnectées de la nature et du lien humain. Il s'appuie sur le virtuel et la distraction permanente. Pendant que le monde réel se dégrade, on le remplace par des interfaces, des simulacres. Le vivant, le corps, le territoire concret, disparaissent. Tout est progressivement remplacé par des avatars, des flux vidéos diffusés par des écrans ou des casques 3D.

En finalité, tout est soumis à l'économie. Quand la logique marchande devient l'unique boussole, plus rien ne lui échappe. Même le vivant est géré comme un actif, même les hôpitaux deviennent des centres de rentabilité. Tout est mis en équation et rien n'est épargné.

Et si la solution était dans un troisième chemin ? Plutôt que de devoir choisir entre le consumérisme destructeur et la décroissance excessive, souvent irréaliste, il devient urgent d'imaginer une autre voie : une voie lucide, enracinée dans la réalité, une écosophie du juste progrès (10).

Il ne s'agit pas de rejeter la modernité ni de rêver à un retour passéiste, mais de réconcilier intelligence, limites et désirs. D'habiter le monde sans l'épuiser. D'envisager un progrès qui ne soit ni frénétique ni mortifère, mais vivable, durable, désirable. Une croissance, oui, mais ciblée : là où elle est vitale - dans l'éducation, la santé, les infrastructures sobres - et non dans l'accumulation de gadgets ou l'amplification des inégalités. Il faut apprendre à ralentir là où l'accélération devient toxique. Tout ne mérite pas d'accélérer, tout ne doit pas non plus ralentir. La publicité, par exemple, manipule davantage qu'elle n'informe. Le gaspillage vide nos ressources tout en remplissant les décharges. Les objets numériques jetables que sont nos smartphones captent notre attention plus qu'ils ne nous rendent de véritables services. Ralentir dans ces domaines, c'est restaurer une respiration collective, une attention à ce qui compte.

La technologie, elle, n'est pas en soi l'ennemie. Tout dépend de son usage. Lorsqu'elle soulage, soigne, restaure les écosystèmes ou libère du temps, elle est précieuse. Mais lorsqu'elle contrôle, distrait à l'excès, ou remplace l'humain sans conscience, elle devient toxique. Le progrès doit se plier à une question simple : sert-il la vie ? Si la réponse est non, alors ce n'est pas un progrès, mais une fuite en avant (11)

Il faut aussi renforcer les communautés locales, relocaliser certaines productions, encourager les circuits courts, les échanges directs, l'entraide entre voisins. Cela ne signifie pas renier toute forme de mondialisation : il y a une mondialisation utile, celle des savoirs, de la médecine, de la culture. Le but n'est pas de se replier, mais d'avoir des racines solides dans un monde ouvert. C'est une résilience sans isolement.

Ce changement implique de revoir notre définition de la richesse. Tant que nous mesurerons le progrès au PIB, nous continuerons à valoriser ce qui détruit. Détruire une forêt pour faire du mobilier jetable fait monter le PIB. Mais est-ce vraiment un gain ? Ne vaut-il pas mieux investir dans un meuble en chêne pérenne au lieu d'acheter sans cesse de l'IKEA. Et si nous comptions autrement : en qualité de vie, en lien social, en temps disponible, en santé durable, en beauté préservée ? Ce que l'on mesure détermine ce que l'on valorise, et ce que l'on valorise finit par guider nos sociétés (12).

Il est temps aussi d'apprendre à désirer moins, mais mieux. Non pas par austérité forcée, mais par choix éclairé. Beaucoup de nos désirs sont induits, encombrants, pressés. S'en libérer, ce n'est pas se priver, c'est retrouver de la clarté, de la liberté. Moins de choses, mais plus de sens. Moins d'objets, mais plus d'usages. Moins d'accumulation, mais plus d'attachement à ce qui dure.

Enfin, il nous faut admettre nos limites, mais pas uniquement celles de la planète, il y a aussi les nôtres. Ce n'est pas un renoncement, c'est une lucidité active, une modération choisie, non subie. Car une civilisation forte, ce n'est pas celle qui va toujours plus loin, plus vite, plus haut, mais celle qui sait s'arrêter, dire non à l'excès, par maturité éthique. La sobriété devient alors un art de vivre, et non une punition.

Mais voici aussi une vérité, nue et dérangeante : même ce texte que vous lisez maintenant, même cette tentative d'énoncer un chemin plus sage, plus sensé, plus sobre... a un coût. J'ai eu besoin de mon PC alimenté avec de l'électricité, un peu de bande passante pour le mettre en ligne et aussi une fraction de l'énergie d'un data center refroidi à l'eau potable. Sans oublier les quelques terres rares, extraites à mains nues quelque part dans le Sud, nécessaires dans toute cette chaîne, un peu de cobalt

Car oui, même la critique du système passe encore par celui-ci, même la sobriété la plus sincère reste partiellement branchée et même la sagesse est devenue énergivore.

La conclusion est que ce n'est pas la décroissance totale qu'il faut rêver, ni la croissance illimitée qu'il faut défendre. Ce qu'il faut, c'est une civilisation plus sage qui refuse l'extrême des deux bords, et ose dire : «Oui au progrès, à condition qu'il serve la vie mais non au consumérisme s'il détruit ce qui nous fait humain».

Je n'arrêterai jamais de répéter inlassablement : l'excès nuit autant au refus qu'à l'acceptation.

Bien entendu, tout ceci ne sera jamais apprécié par les industriels et l'économie débridée.

Et vous ? Quel chemin choisissez-vous ?

 reseauinternational.net