20/06/2025 lesakerfrancophone.fr  8min #281739

 Les guerres de religion françaises - Un exemple presque parfait de crise structurelle et démographique (Partie I)

Les guerres de religion françaises - Comment la surproduction de l'élite entraîne l'effondrement de l'État (Partie Ii)

Par Peter Turchin − Le 20 mai 2025 − Source  Cliodynamic

Écu au soleil de Louis XII

Dans la  partie I, nous avons vu comment la croissance démographique massive entre 1450 et 1560 a entraîné une surpopulation, une diminution des terres par paysan, une inflation des prix (en particulier des denrées alimentaires), une baisse des salaires et une augmentation des loyers. Ces évolutions ont eu des répercussions négatives sur les roturiers, mais ont été très lucratives pour les élites (du moins au début). En d'autres termes (comme je l'explique en détail dans End Times), ce mécanisme malthusien a déclenché une « pompe à richesse » qui a pris aux roturiers pour donner aux élites. Lorsque cette pompe à richesse fonctionne pendant plusieurs décennies, il en résulte un appauvrissement de la population, suivi (après un certain temps) d'une surproduction d'élites, puis du déclin de la santé financière de l'État.

Illustrons ces tendances par quelques chiffres (pour les sources des données, voir le chapitre 5 de  Secular Cycles). Nous ne disposons pas de données fiables pour quantifier la surproduction des élites pour l'ensemble de la France moderne, mais plusieurs études excellentes se sont penchées sur certaines provinces en particulier. Dans Secular Cycles, nous avons utilisé les études menées par des historiens tels que Guy Bois, James Wood et Jonathan Dewald pour retracer la dynamique de la noblesse en Normandie. Nous avons constaté qu'entre 1460 et 1540, le nombre de nobles a augmenté, mais plus lentement que celui des roturiers, de sorte que le rapport nobles/roturiers est tombé à 1,5 %. Mais entre 1540 et 1600, la population roturière a stagné tandis que le nombre de nobles a augmenté (en raison de la mobilité sociale ascendante et du morcellement des domaines, comme nous l'avons vu dans la première partie). Le rapport nobles/roturiers est donc passé à 3 %. Malheureusement, nous ne disposons pas de données pour les années de la guerre de Religion, mais compte tenu des effusions de sang qu'elle a causées parmi la noblesse, le rapport élite/roturiers devait être encore plus élevé dans les premières phases. Les données provenant d'autres provinces, bien que moins détaillées que celles de la Normandie, suggèrent qu'un degré similaire de surproduction de l'élite a affecté l'ensemble de la France.

Le problème fondamental auquel était confrontée la noblesse française dans la seconde moitié du XVIe siècle était la contradiction irréconciliable entre deux processus : la production totale stagnait, voire déclinait après 1540, tandis que le nombre des élites et leurs appétits augmentaient inexorablement. Cette dynamique a eu pour conséquence une exploitation croissante des paysans, mais il existait des limites biologiques à la baisse du niveau de vie de la classe productive. La deuxième conséquence a donc été la baisse du revenu réel par élite. Cela ne signifie toutefois pas que toutes les familles de l'élite ont souffert de la même manière.

Il faut se rappeler que pendant les périodes de pré-crise, l'accroissement des inégalités économiques ne se traduit pas simplement par un écart croissant entre les roturiers et les élites. Les inégalités s'accroissent également au sein de ces couches de la population. Une petite proportion de roturiers profite de la baisse des salaires pour se hisser parmi les élites (contribuant ainsi à la surproduction d'élites, comme nous l'avons vu dans la première partie). Dans le même temps, l'inégalité croissante au sein des élites finit par entraîner une baisse des revenus réels de la petite noblesse et une concurrence accrue au sein de la haute noblesse. Comme il était physiquement impossible d'extraire davantage de richesses des paysans, la concurrence s'est concentrée sur l'extraction des ressources de l'État.

Anne de Montmorency (à gauche) et François de Lorraine, duc de Guise (à droite)

En 1560, deux factions nobles se disputaient le patronage de l'État : l'une dirigée par le connétable de Montmorency et l'autre par le duc de Guise. Lorsqu'une faction prenait le dessus, elle monopolisait les largesses de l'État, excluant complètement l'autre. Cela créait une dynamique curieuse dans laquelle les factions se relayaient pour former soit l'élite établie, soit la contre-élite.

Au moment même où le nombre croissant de membres de l'élite exerçait une pression croissante sur les finances de l'État, la capacité de celui-ci à percevoir des recettes (en termes réels) diminuait en raison de l'inflation galopante et de l'appauvrissement général des contribuables.

Si vous demandez à un historien pourquoi le royaume de France a fait faillite en 1560, il vous répondra probablement que c'est à cause du coût insupportable des guerres d'Italie (1494-1559). D'un certain point de vue, c'est vrai, mais ce n'est qu'une raison superficielle. La France a connu quelques succès initiaux dans ces guerres, lorsqu'elle combattait une coalition d'États italiens désunis. Mais une fois l'Espagne entrée en scène, la situation est devenue beaucoup plus difficile. Le principal problème était la logistique : il était inefficace et coûteux de faire passer les troupes et les ravitaillements à travers les Alpes. Sous le règne d'Henri II (1547-1559), il était évident que cette guerre était un fardeau coûteux. Mais le roi ne pouvait pas s'arrêter car, à ce stade, il subissait d'énormes pressions pour poursuivre la guerre de la part des sections appauvries de la noblesse qui comptaient sur les soldes militaires pour maintenir leur statut. (Il y avait également la perspective d'un butin, voire de terres en cas de victoire, tandis que d'autres membres de l'élite s'enrichissaient en fournissant l'armée. Les sous-traitants du Pentagone avec leurs marteaux à 600 dollars ont emprunté une voie bien tracée.)

La couronne étant à court de ressources pour poursuivre la guerre contre les Habsbourg d'Espagne, Henri II signa en 1559 la paix de Cateau-Cambrésis. La fin des guerres d'Italie laissa « des centaines de fils de nobles » sans emploi, qui « furent renvoyés dans leurs domaines familiaux, où les ressources familiales étaient souvent insuffisantes pour les soutenir » (citation tirée de Bitton, D. 1969. La noblesse française en crise : 1560-1640). De plus, la situation financière de la couronne rendait impossible le maintien du système de patronage sur ses anciennes bases. Le cardinal de Lorraine (l'un des deux chefs de la faction des Guise), assailli par des clients potentiels, en était réduit à menacer de pendre le prochain qui lui demanderait une pension.

À mesure que la crise financière s'aggravait, les soldes des troupes étaient de plus en plus souvent payées en retard, et l'État finit par perdre le contrôle de l'armée. Des lettres contemporaines illustrent de manière frappante ce mécanisme démographique et structurel de l'effondrement de l'État. Un officier rapportait en 1561 que ses troupes non payées en Bretagne « sont parties piller... Je m'attends à me retrouver seul. Je dois tellement à mes hommes... que je ne suis ni craint ni obéi ». Un an plus tard, un autre officier décrivait comment ses troupes, qui n'avaient pas été payées depuis un an, « ont mangé les chevaux de la garnison, puis se sont retirées dans leurs maisons sans un sou ». La même année, un troisième capitaine, faute d'argent pour les payer, a dissous ses levées provençales, qui se sont dispersées en bandes qui ont attaqué les calvinistes « dans toute la province », en retenant certains contre rançon et en tuant d'autres. D'autres soldats sans emploi, en revanche, furent engagés par de riches huguenots comme armées privées.

Avec le début de la guerre civile en 1562, les finances royales s'effondrèrent complètement. En 1560, la dette de la couronne s'élevait à 43 millions de l.t. (livres tournois, l'unité de compte dans la France moderne). Pour vous donner une idée de l'ampleur du phénomène, ce montant était quatre fois supérieur au total des recettes de l'État. À titre de comparaison, le ratio dette/recettes aux États-Unis est aujourd'hui de 7,4 (en 2024, en milliers de milliards de dollars, 35,5/4,9 = 7,2). Mais l'État français de la Renaissance avait beaucoup moins de marge de manœuvre pour s'endetter que l'Amérique d'aujourd'hui. Certes, il a dévalué la monnaie, mais il ne pouvait même pas imprimer de papier-monnaie (ce qui n'a d'ailleurs pas aidé deux cents ans plus tard, à la veille de la Révolution française). La Couronne a donc mis en gage les joyaux de la couronne et vendu les biens de l'Église, mais ces mesures désespérées n'ont pas suffi à faire face aux dépenses militaires. Il en a résulté une spirale de la dette publique qui, à la fin des guerres de Religion, en 1595, atteignait 296 millions de livres.

Le lendemain du massacre de la Saint-Barthélemy  Source

C'est ainsi que la croissance démographique massive, qui a alimenté la pompe à richesse, a entraîné la paupérisation, la surproduction d'élites et, finalement, l'effondrement de l'État.

Peter Turchin

Traduit par Hervé, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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