Par Arnaud Bertrand - Le 11 août 2025 - Source Blog de l'auteur
Les prochaines négociations en Alaska entre Trump et Poutine montrent tout ce que vous devez savoir sur la nature de la guerre en Ukraine et sur le statut géopolitique actuel de l'Europe.
J'ai fait les recherches : il y a très peu d'exemples - voire aucun - dans l'histoire millénaire de l'Europe d'une défaite militaire contre une puissance extérieure où elle n'était pas à la table pour négocier les conditions de son avenir.
Vous auriez probablement besoin de remonter jusqu'à la chute de Constantinople, en 1453, pour trouver que les Européens n'ont eu aucun mot à dire sur leur propre sort. Et encore, il s'agissait d'une défaite militaire un peu "classique" où le vainqueur dictait simplement les termes. À l'époque, il n'y avait pas d'autre puissance extérieure négociant avec les Ottomans sur la façon de se tailler un territoire byzantin - c'était au moins une conquête simple.
Il est donc juste de dire que, littéralement à l'échelle du millénaire, l'exclusion de l'Europe des négociations en Alaska sur son propre avenir représente l'un des moments les plus humiliants de l'histoire diplomatique européenne.
Je veux dire, pensez-y, le gars qui :
- appelle explicitement l'UE "l'un des plus grands ennemis des États-Unis"
- est persuadé - absurdement - que l'UE « a été formée pour baiser les États-Unis«
- veut annexer le Groenland
- a lancé une pléthore d'actions hostiles contre l'Europe, y compris une guerre commerciale massive
Ce type négocie maintenant l'avenir de l'Europe au nom de l'Europe. C'est presque caricaturalement absurde.
Pathétiquement, les dirigeants européens, selon le Washington Post « se démènent pour réagir » et sont relégués à mendier des bribes d'informations par des canaux diplomatiques secondaires. Leur accès aux négociations déterminant leur sort ? JD Vance, le même homme qui a exprimé en privé sa détestation de l'Europe et l'a qualifiée de "PATHÉTIQUE", a donné une leçon condescendante à l'Europe dans son discours de Munich sur la façon dont il s'inquiète de la « menace de l'intérieur » pour l'Europe.
Imaginez si l'inverse était vrai : Macron et Poutine se taillant des sphères d'influence américaines à Berlin, tandis que la Maison Blanche "se démène" pour obtenir des informations par l'intermédiaire de Von der Leyen sur ce qui est décidé. Cela semble irréel car aucune administration américaine ne survivrait 24 heures après avoir laissé faire cela. Le fait que les dirigeants européens ne soient confrontés à aucune conséquence de ce type vous dit tout sur la façon dont nous avons complètement intériorisé notre propre assujettissement.
C'est tellement grave que le meilleur parallèle historique - surtout si vous associez cela à d'autres événements récents - ne se trouve pas en Europe, mais ironiquement dans les pratiques impériales que l'Europe avait perfectionné contre les nations plus faibles. Des négociations de l'Alaska à la récente capitulation commerciale, l'Europe est soumise au même traitement qu'elle infligeait autrefois aux territoires coloniaux - un renversement historique quelque peu karmique, bien que profondément humiliant.
Si vous regardez par exemple la façon dont les puissances occidentales ont traité la Chine de la dynastie Qing, la dynamique est étrangement identique : des puissances rivales mettant de côté leurs différences pour exploiter conjointement une civilisation affaiblie, découpant des territoires, imposant des arrangements semblables à des tributs et excluant systématiquement la partie affectée des décisions sur son propre sort.
Prenons le récent « accord » qu'Ursula Von Der Leyen a honteusement accepté avec Trump - une capitulation si complète que lorsqu'on lui a demandé quelles concessions américaines étaient incluses, elle ne pouvait littéralement pas en nommer une seule. Au lieu de cela, elle a répété les propres points de discussion de Trump sur les déficits commerciaux, comme si l'Europe devait en quelque sorte une compensation à l'Amérique pour son déficit commercial. Les termes se lisent comme un hommage colonial : 15% de droits de douane sur les exportations de l'UE alors que l'UE ne facture rien sur les importations américaines, 600 milliards de dollars d'investissements à sens unique vers l'Amérique, des centaines de milliards d'achats militaires obligatoires et 750 milliards de dollars de GNL hors de prix sur trois ans. Cela représente environ 3 000 à 4 000 dollars payé par chaque citoyen de l'UE, le tout circulant dans une seule direction.
Les parallèles avec la façon dont les puissances occidentales ont traité la Chine de l'époque Qing sont frappantes. Tout comme le traité de Nankin (1842) et les traités inégaux ultérieurs ont forcé la Chine à accepter des taxes douanières asymétriques, à acheter de l'opium dont elle ne voulait pas et à payer des indemnités massives pour le privilège d'être exploitée, l'Europe se trouve maintenant dans la même position. Le schéma est identique : d'abord vient l'ouverture forcée des marchés (zéro droits de douane pour les marchandises américaines), puis les achats obligatoires de matières premières hors de prix (GNL au lieu de l'opium), suivis de paiements de tributs déguisés en "investissements«. Et tout comme les responsables Qing qui se sont convaincus que l'apaisement empêcherait de nouvelles exigences, Von Der Leyen croit apparemment que cette capitulation satisfera Trump. L'histoire nous enseigne le contraire - le Traité de Nankin a été suivi du Traité de Tientsin, puis du Protocole des Boxers, chaque capitulation entrainant la suivante.
Et maintenant, avec le sommet de l'Alaska, nous assistons à un autre acte de ce drame colonial. Tout comme la Russie et le Japon se sont rencontrés à Portsmouth, New Hampshire en 1905 pour négocier le transfert du territoire et des droits chinois détenus par la Russie en Mandchourie - la Chine apprenant son sort par les journaux - Trump et Poutine s'assiéront en Alaska pour déterminer l'avenir territorial de l'Ukraine sans l'Europe [ni l'Ukraine, NdT] à la table. La stratégie est similaire : les puissances extérieures traitant le territoire souverain comme une monnaie d'échange dans leurs relations bilatérales, la partie affectée réduite à "se démener" pour obtenir des informations par le biais d'intermédiaires. L'Europe se retrouve maintenant dans l'ancienne position de la Chine : regarder de loin des puissances étrangères déterminer son sort, réduite à espérer que ses intérêts pourraient coïncider avec tout accord servant les objectifs de Washington et de Moscou.
Je suis bien sûr douloureusement conscient que les causes de la guerre en Ukraine n'ont rien à voir avec les conditions qui ont conduit à l'éclatement de la Mandchourie. J'ai suffisamment lu et écrit sur ce sujet pour être maintenant convaincu que l'expansion de l'OTAN - et plus généralement les puissances occidentales se moquant des préoccupations de sécurité de la Russie - fut la principale provocation qui a conduit à la guerre. Ce qui signifie qu'il s'agissait effectivement d'une guerre provoquée par les États-Unis sur le sol européen, vraisemblablement dans le cadre d'une stratégie de style "grand échiquier" visant à diviser et à conquérir ce qu'ils considéraient comme une Eurasie de plus en plus unie, ou simplement comme un moyen d'encercler la Russie et de réduire son influence. Mais les choses ont finalement tourné de telle manière que l'Europe a fini par en être la victime, étant donné la capacité inattendue de la Russie à se défendre contre les sanctions occidentales et sa capacité à surpasser militairement l'ensemble de l'OTAN. Essentiellement, l'Europe s'est portée volontaire pour être le champ de bataille de la guerre par procuration des États-Unis, s'attendant probablement naïvement à en sortir bénéficiaire, mais se retrouve plutôt en tant que dommage collatéral - supportant tous les coûts - tandis que l'Amérique et la Russie, comme deux anciennes puissances coloniales, se rencontrent pour régler leurs différends aux dépens de l'Europe. L'Europe s'est jouée d'elle-même.
Et c'est encore pire dans le cas de l'Europe aujourd'hui parce qu'au moins la dynastie Qing a essayé de riposter. Malgré leur faiblesse, les Chinois ont monté des rébellions, tenté des réformes et n'ont jamais cessé de résister à la domination étrangère - ils ont compris qu'ils étaient humiliés. Les dirigeants européens d'aujourd'hui, en revanche, ont intériorisé leur subordination si complètement qu'ils appellent littéralement leur exploiteur "Papa" ; comme Mark Rutte l'a récemment fait avec Trump. De plus, ils sont allés au-delà de la simple soumission pour justifier activement leur propre exploitation : Von Der Leyen, incapable d'identifier une seule concession américaine dans leur récent "accord", a plutôt répété la rhétorique de Trump sur les déficits commerciaux, arguant essentiellement que l'Europe mérite d'être punie. La Chine de la dynastie Qing a au moins conservé sa dignité et n'a jamais prétendu qu'être exploitée par des puissances étrangères était dans son propre intérêt.
La cause de tout cela, dans le cas de la Chine à l'époque comme dans le cas de l'Europe aujourd'hui, est la faiblesse qui engendre l'exploitation, et l'exploitation qui nourrit la faiblesse. Un cercle vicieux qui, si l'histoire est un guide, conduit progressivement à un asservissement complet ; à moins qu'il ne soit rompu par une réaffirmation dramatique de souveraineté pour laquelle l'Europe ne montre actuellement aucun réel appétit.
Certains diraient que l'UE elle-même est le problème, et dans sa forme actuelle, il est difficile de dire que ce n'est pas le cas : vendue aux Européens comme un moyen de résister collectivement aux autres grandes puissances, elle s'est plutôt avérée être un instrument de faiblesse collective et de vassalisation institutionnalisée.
Personnellement, je crois en *une* Union européenne, bien que certainement pas l'actuelle. L'Europe à construire ne demanderait pas des bribes d'informations sur son propre avenir, mais incarnerait ce que De Gaulle appelait la condition préalable à toutes les libertés : la maîtrise de son propre destin. La tragédie n'est pas que l'Europe manque de moyens de souveraineté ; c'est que nous avons été tellement emprisonnés psychologiquement que nous participons maintenant activement à notre propre déchéance. Nous avons développé un syndrome de Stockholm particulier où non seulement nous acceptons l'exploitation, mais nous élaborons des arguments sophistiquées pour la justifier. Les déficits commerciaux deviennent des obligations morales, l'occupation militaire devient des garanties de sécurité et la négociation de notre avenir sans nous devient une acceptation mature de la realpolitik.
Mais l'emprisonnement psychologique, contrairement à la défaite militaire, peut se briser en un instant. Et quand ce sera le cas, l'Europe découvrira que tous les mécanismes de résurgence se cachaient à la vue de tous. Et peut-être, comme cela s'est finalement avéré être le cas pour la Chine, apprendrons-nous que notre humiliation était précisément le professeur dont l'Europe avait besoin, à condition d'avoir le courage et l'humilité de la reconnaître comme tel.
Arnaud Bertrand
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.