
Mishima et l'esprit chevaleresque
La passion de Mishima pour l'Espagne
Source: revistahesperia.substack.com
Le code d'honneur caldéronien
Mishima était un lecteur vorace. Il semble qu'il ait été familiarisé dès son plus jeune âge avec les auteurs de notre Siècle d'Or espagnol. En particulier, le théâtre baroque et ses thèmes de l'honneur et de la gloire l'attiraient beaucoup. Et ici, Calderón de la Barca était, pour lui, notre étoile la plus brillante.

Mishima découvrit que le peuple espagnol et le peuple japonais partageaient un même concept de l'honneur. L'honneur calderonien était similaire à celui du Bushido, le code des samouraïs, car tous deux se placent au-dessus des volontés des rois et des seigneurs. « Au roi, il faut donner la terre et la vie, mais pas l'honneur, car l'honneur, c'est le patrimoine de l'âme, et l'âme n'appartient qu'à Dieu. »
Dans un contexte historique, un hidalgo était un chevalier de la petite noblesse. Mais avec le temps, il en est venu à signifier noble et généreux. Dans la tradition espagnole, l'esprit hidalgo trace un arc allant des chevaliers médiévaux jusqu'à la Légion de Millán-Astray. Notre passé est rempli de chapitres héroïques, des exploits des Tercios aux derniers combattants des Filipinas. Ce sens de la vie était également très présent dans nos arts et nos lettres jusqu'au début de la décadence.

Luis Díez del Corral
Ce professeur fut procureur sous le régime franquiste, juriste, politologue et disciple d'Ortega y Gasset. Dans les années soixante, il fit une tournée au Japon pour parler de l'Espagne des Austriacos (des Habsbourgs). Lors de ses conférences, il expliquait le sens de l'honneur caldéronien et de l'esprit chevaleresque. Mishima voyait dans cette attitude face à la vie une fraternité avec la tradition japonaise.
Une anecdote espagnole qui fit le plaisir de l'auteur nippon fut le geste du marquis de Benavente après avoir été contraint par l'empereur Charles Quint de recevoir dans son palais de Tolède le Connétable de Bourbon. Le marquis respecta la volonté impériale, qu'il considérait comme une humiliation, puis incendia son palais car il n'était pas disposé à vivre là où un traître l'avait fait. Mishima affirmerait que cette action était l'équivalent le plus précis du code d'honneur samouraï :
« L'un des nôtres aurait obéi sans rechigner, comme Benavente, à l'ordre de son « daimyō » ou du « shogun », puis aurait commis un seppuku. Comme en Espagne cette tradition n'existe pas, l'acte de Benavente est un symbole parfait. C'est la même chose, d'une autre manière. »
Après une des conférences, Mishima s'approcha pour discuter avec Díez del Corral. La présence de la célébrité japonaise attira dans la salle un essaim de journalistes et une masse énorme d'amateurs. Les deux échangèrent d'abord leurs impressions sur leurs goûts communs, puis se séparèrent de la foule pour continuer leur conversation en privé durant plusieurs heures. Ce fut le début d'une belle amitié qui dura dans le temps et conduisit les intellectuels à se rendre visite mutuellement dans leurs pays respectifs. Lors de ses voyages en Espagne, Mishima en profita pour vivre de près deux traits de notre identité qui l'impressionnaient le plus : la tauromachie et le flamenco.
Dans une interview, lorsqu'on lui demanda qui il sauverait si une bombe atomique devait dévaster l'Europe, Mishima répondit que ce serait le philosophe allemand Martin Heidegger et l'historien espagnol Díez del Corral.

La Légion et le Bushido
Une autre chose qu'aimait Mishima dans l'âme espagnole était la Légion. Il n'était pas surprenant, puisque Millán-Astray avait étudié le Bushido, et a même écrit la préface de sa traduction en espagnol. Le fameux militaire espagnol, boiteux, manchot et aveugle s'inspira du code samouraï pour fonder sa milice. Il l'a lui-même déclaré : « Et aussi, je me suis appuyé sur le Bushido pour soutenir le credo de la Légion, avec son esprit légionnaire de combat et de mort, de discipline et de camaraderie, d'amitié, de souffrance et de dureté, de répondre au feu. Le légionnaire espagnol est aussi samouraï et pratique l'essence du Bushido: Honneur, Courage, Loyauté, Générosité et Esprit de Sacrifice. Le légionnaire espagnol aime le danger et méprise la richesse».
Dans ces légionnaires, qui criaient « Vive la mort » et dont l'hymne s'appelait El novio de la muerte, Mishima voyait une attitude épique très similaire à celle qu'il défendait. Évidemment, les slogans légionnaires ne répondaient pas à une impulsion d'autodestruction, mais étaient des consignes pour donner du courage à ceux qui étaient prêts à tout sacrifier pour défendre des causes supérieures à leur propre vie.

Une problématique de culture
Mishima comprenait que le code d'honneur caldéronien partageait une ressemblance avec l'honneur japonais « plus que n'importe quel autre schéma de dignité personnelle des pays occidentaux ». Le 24 septembre 1969, il publia dans le journal The Times de Londres un article intitulé A problem of culture. Il y parle de « l'esprit espagnol du samouraï » et énumère ses préférences et ses fétiches. Juan Antonio Vallejo-Nágera considère dans Mishima ou le plaisir de mourir que cet article est très important pour comprendre l'idéologie politique de l'écrivain.
L'auteur nippon loue les Espagnols devant le public britannique et souligne leur conscience collective de la mort, l'idéal du « bon mourir » hérité des Tercios sous la proclamation du « ¡Viva la Muerte ! » et la défense de la tauromachie comme un exemple de résistance face à l'uniformisation occidentale. Il affirme aussi que seul un Espagnol aurait pu dire qu'il était « meilleur honneur sans navires que navires sans honneur » — une attitude qui aurait semblé insensée pour le reste des nations.
Mishima ajoutait dans cet article qu'il se considérait comme « un Don Quichotte ; bon, un Don Quichotte mineur contemporain ». Et c'est ainsi qu'il unissait à jamais l'esprit du samouraï à celui du hidalgo, terminant ainsi sa recherche.

L'heure des hidalgos
Don Quichotte de la Mancha est un archétype du véritable hidalgo. C'est un homme qui vit humblement et qui, influencé par la lecture des livres de chevalerie, décide de sortir du confort de sa vie et de mettre ses armes au service des nécessiteux. L'ingénieux hidalgo disait que « la chose dont le monde avait le plus besoin était de chevaliers errants et que l'on ressuscitât la chevalerie errante ».
François Bouqsuet appliquait une réflexion similaire aux temps modernes : « Je crois profondément que, s'il y a lutte — et il y en a — ce n'est pas une lutte de classes dont il s'agit, mais la lutte millénaire des poètes, des chevaliers, contre la classe prédominante des êtres grossiers et vulgaires (…) une lutte entre ceux qui soutiennent les colonnes du temple et ceux qui les profanent et les détruisent. »
Dans une époque marquée par la vulgarité et le narcissisme, l'esprit hidalgo nous offre un code différent. Un style qui allie l'exigence de soi à la défense d'idées nobles. On peut trouver dans l'esprit hidalgo une référence pour avancer (même avec beaucoup d'efforts et d'erreurs) debout dans un monde en ruine.