
Aujourd'hui, c'est le Docteur Laurent Vercoustre qui se charge de nous faire réfléchir autour d'une idée pas si neuve, l'utilisation de la vie pour gérer les affaires de la cité. Après Hélène Banoun en 2023 (*), voici venir les réflexions d'un grand gynécologue à la plume aussi alerte qu'entraînée (**). Au final les nouvelles n'en sont peut être pas plus réjouissantes : biopouvoir et discipline, encore et toujours... Bonne lecture.
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par Docteur Laurent Vercoustre
Le biopouvoir selon Michel Foucault
Michel Foucault, dès l'entrée de son cours du 17 mars 1976 (dernier cours de l'année universitaire), élabore le concept de biopouvoir et le définit comme «la prise en compte de la vie par le pouvoir», voire même comme «une étatisation du biologique» 1. Pouvoir dont il situe la naissance à la seconde partie du XVIIIe siècle. C'est en effet à cette époque que les États dans toute l'Europe commencent à prendre conscience que leur puissance dépend de leur population, de sa bonne santé, de sa force de travail. À l'appui de sa thèse, Foucault rapporte deux citations : celle d'un certain Turmeau de la Morandière qui écrit en 1763 : «Il faut multiplier les sujets et les bestiaux», et celle du citoyen Moheau qui proclame en 1778 : «La population est le plus précieux trésor du souverain. Sous l'aspect financier, l'homme est le principe de toute richesse ; c'est un élément, une matière première propre à ouvrager toutes les autres et qui, amalgamée avec elles, leur donne une valeur et la reçoit d'elle». Avant d'élaborer ce concept de biopouvoir, Foucault avait décrit une autre forme de pouvoir : le pouvoir disciplinaire. Il va réunir ces deux formes, définissant ainsi le biopouvoir comme un pouvoir à double face : discipline des individus et contrôle des populations.
Examinons d'abord le pouvoir disciplinaire. L'objet du pouvoir disciplinaire, c'est le corps, le corps qui devient le corps-machine. À ce corps on va imposer des comportements, des rythmes de travail. Le pouvoir disciplinaire se manifeste au moment de la première révolution industrielle dans les ateliers, dans les fabriques. Dans les fabriques du XVIIe siècle, le savoir se transmettait d'une génération à l'autre et on ne se préoccupait pas du mode de production, ni du temps imparti à la fabrication ; ce qui importait était simplement la qualité du produit fini. À partir du XVIIIe siècle, on commence à s'intéresser aux gestes, à leur séquence, à leur rapidité, à leur efficacité. C'est ainsi qu'apparaît dans les fabriques le sinistre personnage du contremaître qui est chargé non plus seulement de contrôler si l'on fait le travail, mais aussi de l'organiser pour le réaliser plus rapidement, avec des gestes mieux adaptés. Le pouvoir disciplinaire se déploie aussi sous d'autres formes, dans les hôpitaux, dans l'armée, dans les écoles. Dans les hôpitaux il sévit avec une rigueur comparable à celle de l'armée. Il faut se représenter une école au XVIIe siècle. Les élèves forment une horde, ils sont appelés les uns après les autres auprès du professeur qui dispense à chacun un cours de quelques minutes ; puis l'élève rejoint le groupe indifférencié. L'enseignement collectif suppose une répartition spatiale régulière des élèves. Les techniques disciplinaires ont d'abord consisté en un art de la répartition spatiale des individus. Le pouvoir disciplinaire fabrique des normes. Et ce sont ces normes qu'il faut s'efforcer de réaliser. Elles définissent un modèle auquel l'individu doit se conformer. Les individus dits normaux sont ceux qui réalisent la norme, et les anormaux ceux qui n'y parviennent pas. La norme est un modèle, et le normal correspond à la réalisation avérée de ce modèle.
Quelle est la finalité du pouvoir disciplinaire ? Elle se résume à une phrase : elle vise à l'extorsion des forces de travail et à leur maximalisation en vue d'une production. C'est la psychiatrie qui va faire communiquer la norme du pouvoir disciplinaire et la norme biologique. En effet, à partir de la fin du XIXe siècle, les troubles du comportement sont rapportés à une anomalie psychique relevant de la médecine. De ce fait, tous les écarts comportementaux, aussi minimes soient-ils, vont être considérés comme l'expression d'une pathologie. D'où un glissement, dans le sens où le pouvoir disciplinaire, à partir de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, se réfère à un horizon théorique qui est moins celui du droit que celui de la médecine. Le droit prend maintenant appui sur la médecine. Ce qui fait dire à Foucault : «Nous devenons une société essentiellement articulée sur la norme» 2.
La biopolitique apparaît postérieurement au pouvoir disciplinaire tant dans la pensée de Foucault que dans la chronologie historique. Foucault a vite compris les limites du pouvoir disciplinaire, qui ne pouvait pas rendre compte d'un certain nombre de phénomènes. D'abord, la discipline s'adresse toujours à quelqu'un, elle fait prévaloir le règne de l'un. Ensuite, le pouvoir disciplinaire ne prend pas en compte le rôle de l'État. Le pouvoir disciplinaire se décompose en réalité en une multitude de micro-pouvoirs disséminés dans différentes corporations : l'armée, l'atelier, l'école, l'hôpital. Comment concevoir un pouvoir qui serait aux mains de l'État et qui s'exercerait non pas sur un individu en particulier, mais sur un ensemble d'individus ? Voilà pourquoi Foucault va concevoir un autre forme de pouvoir, le biopouvoir. Le pouvoir disciplinaire, avec les stratégies de surveillance et de dressage du corps individuel, apparaît à l'âge classique. Le biopouvoir, le pouvoir sur la vie, ne se manifeste qu'à la fin du XVIIIe siècle. Son émergence suppose une mutation épistémologique fondamentale, l'apparition du concept de la vie. L'ère de la biopolitique commence donc au seuil du XIXe siècle.
L'objet de ce pouvoir n'est plus l'individu mais la population. Foucault dans ce fameux cours du 17 mars 1976 avait énoncé une vision synthétique de ces deux formes de pouvoir : «Les disciplines avaient affaire à l'individu et à son corps... La biopolitique a affaire à la population.». Et il ajoute : «Il ne s'agit absolument pas de se brancher sur le corps individuel, comme le fait la discipline [...]. [Il s'agit] de prendre en compte la vie, les processus biologiques de l'homme-espèce» 3. Il est question cette fois d'assurer la sécurité des populations, qui deviennent au XVIIIe siècle, comme nous l'avons dit plus haut, le principe même du pouvoir du souverain ; pouvoir d'autant plus fort que la population sur laquelle il s'exerce est nombreuse et témoigne d'une vitalité productive. Cette prise de conscience est contemporaine, nous dit Foucault, d'une dissémination massive du mot population observée par les historiens entre 1753 et 1756. La population se présente désormais, à travers de nouvelles sciences comme la démographie, à la fois comme un phénomène naturel et comme un objet scientifique connaissable.
Comment se manifeste le biopouvoir ? Le biopouvoir est un pouvoir qui opère en prenant appui sur la vie. C'est un pouvoir qui utilise la logique du vivant pour l'infléchir, pour la réguler. Sa fonction est d'assurer la sécurité des populations. C'est pourquoi Foucault donne un nouveau nom à ce pouvoir sur la vie : «le dispositif de sécurité», qu'il individualise ainsi par rapport au dispositif disciplinaire. «Le dispositif de sécurité adopte donc la dynamique immanente de la vie. Il a essentiellement la fonction de répondre à une réalité de manière à ce que cette réponse annule cette réalité à laquelle elle répond ; l'annule, ou la limite, ou la freine, ou la règle» 4. Foucault prend pour modèle type de la normalisation biopolitique l'inoculation de la variole. Le problème posé par la variole et les pratiques d'inoculation à partir du XVIIIe illustre ce nouveau mode de pouvoir. Le taux de mortalité par la variole était de 1 sur 8, et tout enfant qui naissait avait deux chances sur trois d'attraper la variole. La variole représentait donc, à cette époque, un phénomène largement endémique à forte mortalité. Le pouvoir disciplinaire ne peut pas jouer ici, même si la discipline est appelée à la rescousse. Le problème posé à l'État est de savoir combien de personnes sont atteintes par la variole, à quel âge, avec quelle mortalité, quels risques on prend à se faire inoculer, quelle est la probabilité selon laquelle un individu risquera de mourir de variole malgré l'inoculation, quels sont enfin les résultats statistiques sur l'ensemble de la population. Le pouvoir ne s'exerce pas ici sur le mode de l'interdit ou de l'exclusion. Il opère en prenant appui sur un phénomène pour l'atténuer. Par ailleurs, Foucault souligne que la pratique de la variolisation était impensable dans les termes de la rationalité scientifique de notre époque. C'était une pure donnée, procédant de l'empirisme le plus dépouillé. Il faudra attendre Pasteur pour donner une explication rationnelle à ce phénomène.
La fonction de la biopolitique est de faire croître la vie, et plus concrètement de jouer sur les facteurs de natalité, de mortalité, de longévité. L'État met donc en place des processus de surveillance, de secours, d'aide financière, d'incitation, d'hygiène, afin d'assurer la sécurité des populations. La médicalisation de la vie humaine est donc la conséquence majeure de la biopolitique. Ainsi, pour Foucault, «le corps est une réalité biopolitique ; la médecine est une stratégie biopolitique» 5.
La norme produite par la biopolitique s'oppose radicalement à celle fabriquée par le pouvoir disciplinaire. Dans les disciplines, on partait d'une norme et c'est par rapport à ce dressage effectué par la norme qu'on pouvait ensuite distinguer le normal de l'anormal. Dans le dispositif de sécurité au contraire, la normalité biopolitique dérive d'une observation de faits expérimentaux. C'est en partant d'une donnée empirique que l'on cherche à améliorer la distribution de la normalité.
Quant à la finalité de la biopolitique, elle est, comme le pouvoir disciplinaire, liée à la production économique. Le biopouvoir parachève le disciplinaire. Le pouvoir disciplinaire, en intensifiant les performances du corps-machine, risque de l'épuiser. La biopolitique s'attache à donc à optimiser cette force en cherchant à valoriser la vie. Son rôle est d'écarter au maximum le péril de la mort consécutif au jeu disciplinaire.
Voici comment Foucault résume sa théorie du biopouvoir : «Les disciplines du corps et les régulations de la population constituent les deux pôles autour desquels s'est déployée l'organisation du pouvoir sur la vie. La mise en place de cette grande technologie à double face -disciplinaire et biologique, tournée vers les performances du corps et regardant vers les processus de la vie -caractérise un pouvoir dont la plus haute fonction désormais n'est peut-être plus de tuer mais d'investir la vie de part en part» 6.
Cette nouvelle configuration du pouvoir va avoir une incidence sur l'économie en favorisant le développement du capitalisme. Elle marque une rupture avec le précédent pouvoir qui fonctionnait selon le modèle de la souveraineté. Le modèle de la souveraineté, c'est le modèle du roi. Ce modèle du roi ne doit pas être considéré seulement comme l'expression d'un pouvoir absolu ou despotique. Ce serait oublier, nous dit Foucault, «que les monarchies occidentales se sont édifiées comme des systèmes de droit, se sont réfléchies à travers des théories de droit et ont fait fonctionner leurs mécanismes de pouvoir dans la forme du droit.» C'est à cette idée du pouvoir que nous nous référons habituellement, celle d'un pouvoir qui s'exprime sur un mode juridique, c'est à dire sur le mode du licite et de l'illicite ; un pouvoir entièrement articulé au droit. Foucault nous invite à nous «défaire d'une représentation juridique et négative du pouvoir. Renonçons à penser le pouvoir en termes de loi, d'interdit, de liberté, et de souveraineté» 7. Il existe une nouvelle forme de pouvoir qui se distingue radicalement du modèle de la souveraineté et qui consiste en une prise en charge des forces mêmes de la vie. Dans le modèle de la souveraineté, le souverain avait droit de vie et de mort sur ses sujets. Il avait entre ses mains le pouvoir de faire mourir ou de laisser vivre. Foucault oppose ce pouvoir à celui de la biopolitique, qui est ordonnée à la norme de «faire vivre et laisser mourir», selon un calcul gouvernemental où le «laisser mourir» n'est pas l'envers mais la condition du «faire vivre», d'un faire vivre optimisé.
Le biopouvoir est un pouvoir qui prend appui sur la vie, qui imite le vivant. Mais qu'est-ce que le vivant ? Pour répondre à cette question je ferai appel au philosophe Georges Canguilhem. Canguilhem se signale comme le philosophe qui a porté à son plus haut degré la réflexion sur le phénomène de la vie. Canguilhem ne soutient pas une possibilité d'objectivation de la vie. Il se range au contraire résolument du côté du vitalisme. Pour lui le vitalisme est irréfutable. Qu'est-ce que le vitalisme ? C'est cette conviction qui affirme que la vie a un fonctionnement spécifique qui échappe à notre compréhension. Il nous faut admettre que plus les sciences expérimentales démontent les mécanismes du vivant, moins ce vivant est pensable. On peut reproduire en laboratoire les conditions originaires de la vie et fabriquer quelques acides aminés ; on ne comprendra jamais comment on est passé de la «soupe primordiale», à la biodiversité que nous connaissons et au milieu de laquelle l'homme occupe une place si singulière. Il était plus facile aux Anciens de penser la vie. L'idée d'un commencement, d'une genèse, d'une histoire de la vie est étrangère à l'Antiquité. Pour les Anciens, le monde était ce qu'il avait toujours été, un cosmos immuable.
Canguilhem, même s'il reconnait en tant que vitaliste que toute compréhension du phénomène de la vie nous échappera toujours, va s'attacher à nous montrer la dynamique de cette vie. Il formule son vitalisme comme la «confiance [...] dans la vitalité de la vie» et «la méfiance permanente de la vie devant la mécanisation de la vie». Pour lui, la vie a une double polarité :
- une polarité normalisatrice, qui consiste en sa capacité à imposer à l'environnement ou à négocier avec lui les conditions de sa propre existence : «Vivre, c'est valoriser les objets et les circonstances de son expérience, c'est préférer et exclure des moyens, des situations, des mouvements. La vie, c'est le contraire d'une indifférence au milieu» 8.
- Au contraire, la maladie est la perte de cette capacité normalisatrice ; elle nous condamne à un état où l'on ne réussit pas à affronter «l'infidélité du milieu». Canguilhem définit la vie comme une activité orientée vers des valeurs vitales, c'est à dire programmée pour supprimer les valeurs négatives - la maladie, la monstruosité, la mort - qui la menacent en permanence. La vie est produite par le processus vital lui-même et non pas imposée de l'extérieur.
On ne retient en général de la pensée de Canguilhem que cette idée d'une vie autorégulatrice, capable d'autocorrection, d'une vie qui affirme sa norme vis-à-vis de l'environnement. C'est plus tard dans son œuvre que Canguilhem va reformuler sa conception de la vie et donner toute la profondeur à sa pensée en introduisant le concept d'erreur. Il va montrer que la vie se caractérise autant et peut-être plus par sa capacité à se tromper que par sa capacité normalisatrice. Il attribue d'abord à l'erreur une fonction épistémologique : la connaissance de la vie est uniquement possible grâce aux erreurs de la vie. C'est le pathologique qui nous permet de connaître le normal. Canguilhem reformule son vitalisme en reconnaissant la productivité normative de l'erreur. À la limite, la vie est ce qui est capable d'erreur. Double polarité de la vie donc, par sa capacité normalisatrice et par sa capacité à l'erreur. Dans son article «Vie» publié dans l'Encyclopédie en 1973, il écrit que «la valeur de la vie, la vie comme valeur» s'enracine «dans la connaissance de son essentielle précarité». Si elle n'était que capacité d'autorégulation et d'autocorrection, si elle n'était qu'organique, la vie serait pathologique, pour le dire comme Canguilhem. Elle serait strictement conservatrice et finalement dépérirait. Par conséquent; la vie ne s'arrête pas sur un état d'équilibre, mais elle met sans cesse cet état d'équilibre à l'épreuve et le dépasse. La vie normale est la vie normative, c'est à dire la vie qui ne se contente pas d'une norme donnée qu'elle impose à son milieu, mais qui la remet constamment en question et crée ses propres normes. Sa normativité consiste à «faire craquer les normes». Le vitalisme de Canguilhem est habité par une double logique : une logique de précarité et d'autocorrection. Ce n'est pas tout. La logique du vivant impose que la précarité excède la tendance auto-correctrice, c'est à dire que «la normalité homéostatique de l'organisme n'existe que par les écarts normatifs de ce même organisme» 9.
Quoi qu'il en soit, même si l'on peut émettre des idées sur une certaine logique du vivant, la vie, l'essence de la vie, la vie comme phénomène dépassera toujours la pensée humaine. Alors, laissons l'écrivain ou le poète exprimer le mystère de la vie. Ainsi Maupassant décrivant les sensations qu'il éprouve à l'aube, alors qu'il était venu chasser en Normandie : «L'air est plein de fraîcheur, de frissons mystérieux. [...] On aspire, on boit la vie qui renaît, la vie matérielle du monde, la vie qui parcourt les astres et dont le secret est notre immense tourment» 10.
Il reste pourtant que le savoir acquis par les sciences de la vie procure à l'homme un certain pouvoir sur cette vie même. Avec les découvertes de la génétique, l'homme est un peu devenu architecte de la vie. Nos sociétés sont continuellement confrontées à ce nouveau pouvoir. Le génie génétique, le diagnostic préimplantatoire, les possibilités du clonage bousculent les règles de la vie sociale.
Revenons maintenant à Foucault. Pour Foucault, les techniques du pouvoir imitent la dynamique propre à la vie, c'est à dire sa polarité entre le maintien et la transgression de l'équilibre vital. Ce pouvoir vise la vie comme objet mais également comme modèle de fonctionnement. Le fonctionnement des techniques biopolitiques (ou dispositifs de sécurité) suit donc une logique du vivant : il laisse libre cours aux phénomènes vitaux mais se greffe sur leur dynamique. Les techniques de biopouvoir adoptent la dynamique immanente de la vie, et travaillent en même temps à amener cette vie vers des normes sécuritaires. Les techniques biopolitiques créent les conditions favorables pour que la population puisse maintenir son équilibre intérieur. Mais elles ne se limitent pas au maintien de l'homéostasie, elles prennent en compte la dynamique transgressive de la vie en encourageant l'auto-dépassement de la vie même. Ainsi, le dispositif de sécurité est capable de créer et de modifier ses normes. Sa normativité consiste à pathologiser la vie afin de la rendre gouvernable. Les techniques biopolitiques partagent donc une double relation avec les phénomènes vitaux, qu'ils gouvernent et dont ils imitent la dynamique propre en la transposant aux normes sociales comme si elles étaient vitales.
Nous avons décrit un pouvoir omniprésent, le biopouvoir. La santé n'est pas une préoccupation annexe des États occidentaux. Elle représente une force qui structure le tissu social, force dont l'objectif est de procurer aux individus une plénitude de santé, comme en témoignent toutes les proclamations internationales. Pour Foucault, la biopolitique représente une modalité de pouvoir consubstantielle aux États : «L'homme, pendant des millénaires, est resté ce qu'il était pour Aristote : un animal vivant et de plus capable d'une existence politique. L'homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d'être vivant est en question» 11.
Voilà donc présenté dans toutes ses arcanes le concept de biopouvoir, pilier de la pensée de Michel Foucault. On ne peut malheureusement pas en rester là. Il nous faut en effet présenter un autre regard sur ce biopouvoir, et tout particulièrement celui de la biologiste Hélène Banoun. Celle-ci opère en effet une révolution conceptuelle majeure qui vient fragiliser pour ne pas dire faire voler en éclats la pensée foucaldienne. A ce biopouvoir décrit par Foucault comme une positivité, c'est-à-dire comme un facteur de gain en santé pour les populations, elle oppose un biopouvoir corrompu capable d'induire des catastrophes sanitaires à l'échelle de la planète. C'est ce biopouvoir despotique et maltraitant qu'a imposé la crise de la COVID.
Mais là n'est sans doute pas la principale critique qu'on peut adresser à Foucault. Une toute autre façon d'envisager le rapport des individus à la santé se fait jour. La santé n'est plus une prise de pouvoir sur l'individu, elle s'intéresse à l'amélioration du milieu de vie et cherche à promouvoir le concept du patient artisan de sa santé. C'est l'exigence de la Charte d'Ottawa proposée par l'OMS en 1986 qui doit nous inspirer aujourd'hui. Pour cette charte, c'est le processus qui confère aux populations la maîtrise de leur santé et des moyens de l'améliorer qui opérera un véritable changement. La tâche politique et conceptuelle qui s'impose à nous aujourd'hui consiste à nous défaire du biopouvoir comme horizon de pensée, et à recomposer un rapport de force favorisant une véritable autonomie sanitaire des populations.
source : AIMSIB
- Michel Foucault, Il faut défendre la société, séance du 17 mars 1976.Édition Gallimard/Seuil, 1997, p. 214.
- Michel Foucault, « L'extension sociale de la norme » (1976), Dits et écrits, t. III. Édition Gallimard, 1994, p. 56.
- Michel Foucault, Il faut défendre la société, séance du 17 mars 1976. Édition Gallimard/Seuil, 1997, p. 217.
- Michel Foucault, territoire, population, séance du 25 janvier 1978.Édition Gallimard/Seuil, 2004, p. 66-67.
- Michel Foucault « a naissance de la médecine sociale» (1974), Dits et écrits, t. II.Édition Gallimard, 1994, p. 207-208.
- Michel Foucault Histoire de la sexualité I : La volonté de savoir, chap. V. Édition Gallimard, coll. Tel, 1994, p. 183.
- Michel Foucault, Histoire de la sexualité t.1 La volonté de savoir, p. 115.
- Georges Canguilhem, La connaissance de la vie, Édition Vrin, 1952.
- Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF, 1943 p.77.
- Guy de Maupassant, sur l'eau, Marpon& Flamarion, p. 31.
- Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t.I, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, p.188.