
Par Guy Mettan
Qu'y a-t-il de commun entre la tuerie de Sydney et la frénésie de guerre en Ukraine ? Entre deux tireurs fous qui massacrent quinze juifs célébrant la Hanoukah sur une plage des mers du Sud et un quarteron de dirigeants européens apparemment rationnels et bien élevés mais qui poussent à une guerre à outrance dans la région du Dniepr ? Rien en apparence mais tout en réalité !
L'ancien chancelier allemand Gerhard Schröder a posé la même question à sa façon : « Depuis quand la paix est-elle devenue un crime en Europe ? »
Pour comprendre la relation entre ces événements, si dissemblables qu'ils en aient l'air, il faut lire ou relire « Le monde d'hier » de Stefan Zweig et « L'âge de la colère » de l'intellectuel indien Pankaj Mishra.
Le premier décrit la disparition de l'Europe d'avant 1914 et montre le naufrage d'une civilisation européenne basée sur la paix, l'essor des libertés, le progrès des sciences et de la culture lorsque ces idéaux humanistes sont anéantis par la défaillance de la raison et la soumission à la folie belliciste. Il critique sans concession l'aveuglement des élites et la trahison des clercs emportés par la montée vers les extrêmes.
L'Europe d'avant 1914 a été la proie du délire berserk, du nom de cette forme particulière de fureur guerrière inspirée de la mythologie viking et qui précipite celui qui en est saisi dans une rage destructrice et autodestructrice incontrôlable. Cette transe correspond à « un état modifié de la conscience où des individus perdent partiellement le sentiment d'identité ordinaire, présentent une très forte activation physiologique (force, agressivité, imprudence) et une réduction de perception de la douleur. Cet état peut être interprété culturellement comme une possession visant à se préparer psychologiquement au combat et qui se manifeste par des cris, des regards fixes et une amnésie partielle. »
A entendre les propos hallucinants du chef d'état-major de l'armée française, du secrétaire général Mark Rutte, de Friedrich Merz ou d'Ursula von der Leyen, nous sommes en plein dedans. Tous les jours, ils en rajoutent une couche. A les en croire, les Russes seraient à deux doigts d'occuper Paris et le fantôme de Poutine hanterait déjà la Chancellerie de Berlin.
Le second ouvrage, écrit par un penseur qui vit entre Londres et Delhi, a l'avantage du recul. Il montre de façon très érudite comment l'irruption de la modernité occidentale au siècle des Lumières a engendré une vague puissante de ressentiment chez la plupart des peuples contemporains, en particulier dans les couches sociales les moins favorisées, à force de promesses économiques et sociales non tenues, d'égalité jamais atteinte et de rituels démocratiques vidés de leur substance. En évacuant Dieu et en faisant de l'individu la mesure de toute chose, la modernité dix-huitièmiste a ouvert la voie à un besoin de reconnaissance insatiable, que le capitalisme sauvage puis les réseaux sociaux n'ont fait exacerber.
Je cite : « Par conséquent, deux phénomènes très remarqués dans la société européenne du XIXe siècle, l'anomie, malaise de l'individu en roue libre qui n'est rattaché que par de vagues liens aux normes sociales environnantes, et la violence anarchiste connaissent aujourd'hui une expansion stupéfiante. Que ce soit en Inde, en Egypte ou aux Etats-Unis, on constate une même tendance des individus déçus à se révolter, et des esprits confus à chercher refuge dans une identité collective et les fantasmes partagés de nouvelle communauté ». (L'Age de la colère, Zulma Essais, 2022, p. 398).
Il relie donc des phénomènes en apparence très dissemblables - Brexit, élections de Trump, montées des populismes, attentats meurtriers de desperados islamistes - à des dynamiques communes d'humiliations, de frustrations, de pertes de statut et d'atomisations sociales résultant de la destruction des liens affectifs et sociaux traditionnels par la modernité conquérante.
L'Union européenne, avec son gouvernement de technocrates anonymes et de dirigeants à la fois hyper-narcissiques et vibrionnant comme des bacilles dans un bocal, interchangeables et détachés de toute réalité sociale ou contingence économique, représente la quintessence du monstre froid, sans amour et sans visage. Rien d'étonnant donc à ce qu'elle incite ses administrés à la haine la plus sauvage et à la violence la plus destructrice. Surtout quand ses dirigeants sont eux-mêmes saisis d'envie de guerre et que sa principale puissance, l'Allemagne, semble renouer avec son passé militariste et son désir inconscient de mort, comme en attestent son absence de réaction lorsque ses alliés occidentaux ont détruit sa principale infrastructure énergétique, le gazoduc Nordstream et sa complaisance devant le plus grand massacre de civils contemporain en Palestine.
Heureusement, le reste du monde reste à l'écart de ces délétères tendances. Il ne baigne pas dans l'irénisme et n'échappe pas non plus à aux conflits violents, entre le Cambodge et la Thaïlande, l'Inde et le Pakistan, le Congo et le Rwanda, le Yémen et Israël par exemple. Mais il s'agit là de conflits vieux comme le monde, de vendettas familiales, de querelles entre voisins, sanglantes certes, mais limitées et contrôlables. Pas de folies suicidaires aux effets imprévisibles.
L'Europe s'effaçant donc du monde par sa propre faute, comme l'ont bien analysé les Etats-Unis dans leur dernière Stratégie nationale de sécurité, les puissances émergentes tentent de combler le vide en proposant de nouvelles solutions. Elles tentent de réorganiser l'ordre mondial et de reformuler l'ancien « concert des nations » en vogue au XIXe siècle.
Comment préserver la paix, éviter l'holocauste nucléaire, gérer les problèmes globaux ? Il s'agirait de recréer un nouvel espace de discussion qui réunirait les quatre ou cinq nations qui comptent en remplaçant l'Europe défaillante par l'Inde, le Japon, ou d'autres le cas échéant, autour d'un axe formé par les Etats-Unis, la Chine et la Russie.
C'est ainsi que les Etats-Unis viennent de proposer la création d'un nouveau format rassemblant les cinq pays phares de l'élite mondiale, le « Core 5 », à savoir eux-mêmes, la Chine, la Russie, l'Inde et le Japon, qui pourrait remplacer à terme le G7, auquel la Russie a refusé de se joindre si d'aventure on la réinvitait. (Cf. Politico, How a new Russia-China-US network could work, 10,12.2025).
De son côté, la Chine a lancé une Initiative pour la gouvernance globale lors du dernier sommet de l'Organisation pour la coopération de Shanghai en septembre dernier. Elle a créé, le 10 décembre, le groupe des Amis de la gouvernance mondiale qui regroupe 43 pays membres des Nations Unies. Son but est de défendre l'égalité entre pays souverains et le droit de chacun à choisir son propre système politique et social ; d'appliquer la charte des Nations Unies sans double standard ; de pratiquer un multilatéralisme authentique ; de rester centré sur l'intérêt des peuples et focalisé sur les résultats concrets plutôt que sur des principes abstraits. Il s'agit aussi d'éviter la sous-représentation du Sud global, de lutter contre l'érosion de l'autorité des Nations Unies et d'être plus efficace pour affronter les problèmes urgents : climat, fossé numérique, régulation de l'AI et du cyberespace.
On notera pour terminer une initiative genevoise, née dans la mouvance du GIPRI (Institut pour la recherche de la paix) et du GIM (Institut pour la multipolarité). Elle s'inspire du fameux Téléphone rouge qui avait permis aux blocs occidental et soviétique de maintenir le dialogue après la crise de Cuba en 1962 et d'éviter la confrontation nucléaire. La restauration patiente de la confiance avait fini par amorcer la « détente » qui a mené aux accords d'Helsinki et à la fin de la guerre froide.
Soixante ans plus tard, le monde fait face à une réalité à la fois plus complexe et plus périlleuse. Le pouvoir mondial n'est plus bipolaire. Il est quadripolaire, avec la Chine, l'Inde, la Russie et les États-Unis façonnant collectivement le cours de la sécurité mondiale, de la stabilité économique, du développement technologique et de la résilience environnementale. Les décisions prises à Pékin, New Delhi, Moscou ou Washington se propagent désormais à travers les continents d'une manière que Kennedy et Khrouchtchev auraient à peine pu imaginer. Un conflit dans un point chaud régional, un exercice militaire mal interprété ou une perturbation soudaine des marchés de l'énergie peuvent se répercuter à travers les frontières, les économies et les sociétés en minutes et en heures, et non en semaines.
Le Téléphone Rouge, conçu pour deux acteurs dans un monde binaire, ne peut pas pleinement répondre aux besoins de cet ordre quadripolaire. Il n'est pas destiné à médiatiser le réseau complexe d'interdépendances, de rivalités et de responsabilités chevauchantes qui définissent le XXIᵉ siècle. Le M4 - réunion des Quatre - émerge donc comme une solution ancrée dans la logique durable du Téléphone Rouge. Ce n'est ni un organe de gouvernance, ni une alliance secrète, ni un outil de domination. C'est un forum proposé et conçu pour adapter le principe de la communication directe et de haut niveau à un monde quadripolaire.
Son objectif est simple mais profond : offrir à la Chine, à l'Inde, à la Russie et aux États-Unis une plateforme structurée pour le dialogue, la coordination et la réduction des risques, et garantir que les décisions ayant des impacts mondiaux soient prises dans la transparence, la prévoyance et la compréhension mutuelle.
En d'autres termes, le M4 pourrait transformer l'esprit du Téléphone Rouge en une réalité opérationnelle qui reflète les complexités de la géopolitique moderne. Sa justification saute aux yeux. Imaginez un scénario dans lequel un conflit régional s'intensifie : une nation réagit à une provocation perçue ; une autre interprète mal le signal ; une troisième hésite, paralysée par des pressions internes ; et la quatrième agit de manière préventive...
Ce mode de faire aurait l'avantage de nous éviter l'apocalypse et d'échapper à la fatalité mortelle décrite dans le dernier film de Kathryn Bigelow, sorti en novembre dernier (A House of Dynamite), qui met en scène un missile nucléaire de provenance inconnue mais que personne n'arrive à stopper faute de coordination appropriée entre autorités civiles et militaires, nationales et internationales...
A méditer pendant les vœux de fin d'année.