19/11/2025 euro-synergies.hautetfort.com  4min #296743

Visionnaires dans l'erreur

Par Juan Manuel de Prada

Source:  noticiasholisticas.com.ar

Beaucoup de récits de science-fiction se sont révélés, avec le temps, prophétiques. Leurs auteurs, de véritables visionnaires capables d'apercevoir des réalités qui, à leur époque, pouvaient sembler inconcevables, ont anticipé avec leur imagination ce que le développement scientifique et technologique rendrait possible plusieurs décennies plus tard. C'est le cas, par exemple, de Jules Verne, qui a prédit l'invention d'engins tels que la télévision, le sous-marin ou les vaisseaux spatiaux. Ou celui de Karel Čapek, qui a anticipé la création de machines qui remplaceraient le travail de l'homme, allant jusqu'à usurper sa place dans la société, machines qu'il a nommées « robots ».

Et, pour couronner le tout, l'influence de ces récits spéculatifs a largement dépassé le domaine purement scientifique pour envahir ceux de la politique et de la sociologie, comme c'est le cas, par exemple, avec des auteurs comme George Orwell ou Aldous Huxley, qui ont anticipé de nouvelles formes de tyrannie, avec une surveillance omniprésente, un langage manipulé et un divertissement « immersif » et idiotisant, des délices sur lesquels reposent nos régimes démocratiques merveilleux et opulents.

Parmi tous les auteurs classiques de science-fiction, c'est peut-être Herbert George Wells (1866-1946) qui a bénéficié de la plus grande reconnaissance littéraire, avec des œuvres emblématiques telles que La Guerre des mondes, La Machine à explorer le temps ou L'Homme invisible; cependant, aucune de ses anticipations ne s'est réalisée.

Un siècle après que Wells les ait imaginées, ses romans restent, en effet, dans son univers de fiction: les hommes n'ont pas voyagé dans le futur, les martiens n'ont pas envahi notre planète, l'invisibilité n'a pas éliminé notre pauvre enveloppe charnelle. Peut-être ma préférée parmi toutes les œuvres de Wells est La Machine à explorer le temps, où son auteur n'a pas encore sombré complètement dans le pessimisme funeste où il finira par s'engluer dans ses dernières œuvres. Le roman contient des réflexions sur certaines des obsessions les plus récurrentes de Wells (le communisme et le darwinisme, en particulier), mêlées à une intention moraliste peut-être trop accentuée, qui met en garde contre la possibilité d'un avenir inhabitable. La division de l'Humanité en deux races opposées (et également déshumanisées), une belle et douce humanité qui habite à la surface de la Terre, une monstrueuse humanité confinée dans un monde souterrain, constitue une allégorie du destin atroce où nous conduisent les différences de classe; et la fin inexorable – nous avertit Wells – d'une Humanité déshumanisée, sans solidarité ni courage, ne sera autre que l'extinction pure et simple.

Lorsque Wells exploitait sa faculté singulière de rêver (surtout de cauchemarder), il s'avérait un narrateur inégalé dans l'artifice, la technique, la finesse, la force plastique, l'humour, la variété et la pénétration intellectuelle, bien que sa conception manichéenne de l'univers l'incline toujours à la désespérance, malgré ses proclamations progressistes (ou peut-être justement pour cela).

En revanche, lorsqu'il essayait d'écrire des livres avec des programmes rigoureusement charpentés pour réformer le monde et créer des paradis sur terre (une manie messianique qui s'est approfondie au fur et à mesure qu'il vieillissait), ses livres devenaient de véritables boulets, aussi prolixes que grotesques; souvent contradictoires, mais toujours unis dans sa haine implacable contre le christianisme.

Homme d'origine modeste, de santé robuste, avec une vie sentimentale tumultueuse et des habitudes de travail très disciplinées, moitié communiste, moitié socialiste, mais toujours très anglais et obstinément antireligieux, Wells a évolué, passant de l'euphorie optimiste de sa jeunesse, propre à celui qui croit pouvoir réparer le monde en un clin d'œil, jusqu'au désespoir amer de ses dernières œuvres, où il déclare sans ambiguïté que l'espèce humaine va droit dans le mur, qu'il n'y a pas de sortie possible à cette impasse dans laquelle l'Humanité est entrée, que Homo sapiens a épuisé son cycle et qu'un autre animal devrait venir prendre le relais, suivant les lois du darwinisme.

Les anticipations littéraires de Wells ne se sont pas réalisées; cependant, en ce qui concerne les voyages dans le temps, on pourrait toujours soutenir que notre vie est un voyage constant à la vitesse d'une heure par heure. Mais que Wells n'ait pas démontré dans ses romans la prescience – prenons Verne comme exemple – ne diminue en rien leur valeur littéraire. Au contraire, ses visions politiques sur l'avenir et ses délires darwinistes nous paraissent aujourd'hui, en plus d'être ennuyeuses, complètement erronées (d'où le fait que plus personne ne les lit). Lorsque l'on professe des idées erronées ou délirantes, il vaut mieux se consacrer à une littérature pure et agréable.

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