15/08/2007  24 min #10344

Al Qaïda/Hezbollah : la concurrence à distance entre deux logiques d’action

Al Qaïda/Hezbollah : la concurrence à distance entre deux logiques d’action jihadistes différentes pour la captation des cœurs et des esprits de l’Umma (1).

dimanche 12 août 2007
Rayan Haddad - Cultures & Conflits

Une analyse relationnelle axée sur les logiques d’action concurrentes d’Al Qaïda (2) et du Hezbollah peut de prime abord surprendre le lecteur méconnaissant la scène moyen-orientale. Les deux parties, malgré leurs distinctions identitaires (et pas n’importe lesquelles puisque la division « sunnite / chiite » est un peu partout présentée comme la « clef de voûte analytique » d’un Orient finalement bien compliqué...), ne relèvent-elles pas finalement d’un même phénomène d’islamisme radical décrié par un grand nombre de médias contemporains ? L’approche peut de même provoquer un froncement de sourcils chez ceux qui connaissent mieux la géopolitique régionale.

Malgré la similitude parfois de leur mode de violence opérationnel (« kamikaze »), la mouvance salafiste jihadiste n’est-elle pas la manifestation d’une contestation fanatique et déterritorialisée de l’ordre mondial, alors que le « parti de Dieu » s’inscrit dans l’optique de la libération (« légitime ») d’un territoire national ? Comment dès lors parler de concurrence ? Les deux parties n’ont pas les mêmes référents idéologiques (khomeynisme / salafisme), pas la même définition de leur champ d’action ni - par conséquent - la même hiérarchisation (effective et non rhétorique) de l’ennemi (Israël dans un cas, les Etats-Unis et l’Occident dans l’autre), pas les mêmes valeurs jihadistes (illégitimité / légitimité de prendre pour cible des civils occidentaux), pas la même organisation structurelle (fortement centralisée / décentralisée), et ne s’adresseraient pas a priori à un même public islamiste (localiste ou régionaliste d’une part, transnational de l’autre).

En réalité, bien qu’elle soit virtuelle et à distance, l’objet de cet article est de montrer qu’il y a bel et bien dans certains cas concurrence idéologique entre le Hezbollah et Al Qaïda au niveau de la captation des cœurs et des esprits d’une audience panislamique mondiale, conduisant (peut-être parfois) à une logique de mimétisme, mais surtout à des stratégies de distinction entre les deux parties. Cette concurrence a pour toile de fond un contexte moyen-oriental où les sentiments anti-impérialistes battent son plein, et où l’on observe un processus de réactivation d’identités religieuses transfrontalières questionnant la légitimité de l’ordre régional. Nous proposons de présenter tout d’abord les contextes respectifs d’émergence des contestations khomeynistes et salafistes jihadistes.

Mutations du fondamentalisme islamique

Le revivalisme islamique a pris un essor considérable au début des années 1970 grâce à la conjonction de deux facteurs : la défaite des régimes panarabes « laïcisants » dans la guerre des Six Jours (1967) et l’augmentation des revenus pétroliers sur fond de guerre israélo-arabe en 1973. C’est à cette période que l’Arabie Saoudite commence à prendre un avantage idéologique déterminant sur l’influence massive qu’avaient eue auparavant les mouvements révolutionnaires « socialisants » sur les opinions publiques arabes ; des sommes considérables sont consacrées à la « résurgence de l’islam » dans tous les domaines de la vie politique, économique et sociale (3).

« Les Saoudiens se sont rendus compte que la stabilité de leur règne sur la péninsule du pétrole (...) requiert deux éléments fondamentaux : la consolidation de la légitimité religieuse sur laquelle est basé leur règne (...), et le soutien actif de la plus grande puissance occidentale, les Etats-Unis (4) ».

Seulement, la révolution iranienne de 1979 contribue à un changement radical d’atmosphère idéologique que l’intégrisme islamique « conservateur » avait entamé une décennie auparavant. La libération de la Palestine, la lutte contre le « faux panislamisme » des régimes « clients des Etats-Unis » et l’exportation de la Révolution deviennent les thèmes majeurs de la politique iranienne (5).

Désormais, deux grands types d’idéologie islamique sont en concurrence dans le monde. En participant activement au financement du jihad afghan contre l’URSS, Riyad réussit à contenir et concurrencer le zèle islamiste iranien dans les milieux sunnites et à confirmer, par conjonction d’intérêts, son alliance avec Washington (6). Mais la guerre du Golfe allait fragiliser la crédibilité islamique de la monarchie. Obligée d’assurer sa sécurité par un appel à l’aide occidentale, elle va permettre la présence de centaines de milliers de soldats américains sur la terre des lieux saints de l’islam (7). Pour la première fois allait apparaître au sein même de l’establishment religieux wahhabite, un salafisme de plus en plus opposé à la politique officielle légitimant la présence de « croisés » sur son sol sacré. A cette opposition « salafiste intellectuelle » de l’intérieur allait s’ajouter le sentiment de trahison de la mouvance salafiste jihadiste transnationale.

« C’était là le plus grand choc de sa vie (Ben Laden), parce qu’il s’agissait - selon lui - de la première fois depuis l’âge d’or de la Prophétie (soit depuis près de quinze siècles) que les impies imposaient leur hégémonie militaire sur la péninsule arabique. Il fut aussi choqué parce que les forces américaines ne pénétraient pas à la suite d’une occupation ou à l’insu du plein gré des dirigeants, mais à leur demande expresse (8) ».

Dès lors, et sans relater ses péripéties (qui l’amèneront de l’Afghanistan au Soudan en 1992, puis à faire la trajectoire inverse en 1996 (9), Ben Laden diffusera en 1996 une Déclaration de jihad contre « l’occupation américaine de la terre des lieux saints ». La création en 1998 du « Front islamique mondial pour la guerre sainte contre les juifs et les croisés » s’inscrit dans cette continuité.

Désormais, et par l’entremise d’une fatwa, « chaque musulman qui en est capable a le devoir personnel de tuer les Américains et leurs alliés, civils et militaires, en tout pays où cela est possible (10) ». Contrairement à la vision de Raymond Williams : « Pensez à l’échelle mondiale, agissez au niveau local », on pourrait dire que Ben Laden et son entourage pensent désormais localement et agissent globalement (11). C’est dans ce cadre que s’inscrivent les attentats contre les ambassades américaines en Tanzanie et au Kenya le 7 août 1998, contre l’USS Cole en octobre 2000, avant le choc du 11 septembre. Jusque-là, on ne voit pas encore quel rapport de concurrence peut exister entre Al Qaïda et le Hezbollah, bien que l’on commence à entrevoir qu’un tel état ne serait pas incohérent de la part de parties opposées (chacune à leur façon) à l’ « ordre américain » au Moyen-Orient et représentant les fils spirituels (respectivement « illégitimes » et « légitimes ») du salafisme officiel et de la prédication khomeyniste.

Contestation systémique convergente, normes et logiques d’action divergentes

« L’Amérique est le chef des criminels impliqués dans le crime de la création de l’Etat d’Israël qui reste récurrent depuis 50 ans. (...) Votre gouvernement encercle les enfants d’Irak et les massacre horriblement. Il soutient totalement les régimes corrompus dans nos pays. Peuple américain, sache que ton gouvernement te mène à une nouvelle guerre perdue d’avance. Rappelle-toi qu’il a subi la défaite au Vietnam, qu’il a déguerpi apeuré du Liban, qu’il s’est enfui de Somalie et qu’il a été frappé à Aden ». Ayman al Zawahiri, extraits de son intervention diffusée par Al Jazira, le 7 octobre 2001

« Ces jours-ci, les chars israéliens pénètrent partout pour répandre la désolation en Palestine, à Jénine, Ramallah, Rafah, Bayt Jala (...) sans que l’on entende personne élever la voix ou agir. (...) Quand des centaines de milliers de petits et grands sont tués (...) au Japon, cela ne constitue pas un crime à leurs yeux, mais juste une affaire qui peut faire l’objet d’un débat. Ce qui se passe en Irak est aussi une affaire qui peut être débattue. Mais quand des dizaines parmi eux sont tués à Nairobi et Dar al Salam, l’Afghanistan et l’Irak ont été bombardés et toute la fausseté du monde s’est tenue aux côtés de (...) l’Amérique et ceux qui la soutiennent ». Oussama Ben Laden, Al Jazira, le 7 octobre 2001

En choisissant de faire passer leur premier message après le 11 septembre sur Al Jazira le jour du début de l’offensive américaine en Afghanistan, les dirigeants d’Al Qaïda faisaient preuve d’une grande maîtrise de l’instrument médiatique. Vis-à-vis de l’audience qu’ils cherchent à capter, ils peuvent en effet se placer plus aisément dans une posture « victimaire » et faire appel à l’Umma (12) pour s’engager dans un jihad globalisé contre « les actes d’agression des croisés ». Comme le souligne Gilles Kepel, « l’attaque spectaculaire de cibles américaines (...) est censée résoudre le problème majeur qui a hypothéqué le succès des islamistes (d’Al Qaïda) jusqu’alors : l’absence d’adhésion populaire à leur projet (13) ».

Pour tenter de s’attirer la bienveillance du « public islamique », rien ne vaut aussi de soulever les questions de Palestine et d’Irak. Mais les leaders d’Al Qaïda ont été plus loin que cela ; ils ont semblé « universaliser » leur procès anti-américain en évoquant Hiroshima et Nagazaki (Ben Laden), et le Vietnam (Zawahiri). La première évocation s’inscrit dans le cadre d’une condamnation éthique, la seconde dans le cadre d’un rappel des défaites subies par l’Amérique. Sur ce plan, Zawahiri n’hésite pas à mentionner le grand revers subi par les Etats-Unis au Liban dans les années 1980, alors que celui-ci est survenu par le biais du Hezbollah chiite (14). Il ne sera pas le seul à se référer à cet épisode. A la suite du 11 septembre, le retrait des forces multinationales du Liban en 1984 sera rétrospectivement considéré par de grands responsables américains comme un faux pas stratégique majeur sur le plan de la « lutte anti-terroriste ».

« Malgré notre supériorité militaire, nous étions incapables de contrer la ferveur religieuse de cette faction soutenue par l’Iran et la Syrie. (...) Reagan ordonna aux forces américaines d’évacuer le Liban. Dans tout le Moyen-Orient, on releva la facilité avec laquelle on pouvait chasser une superpuissance (...). Des années plus tard, Oussama Ben Laden devait citer parmi les succès du terrorisme le fait d’avoir chassé les Américains de Beyrouth (15) ».

Richard Clarke (ancien responsable de la coordination antiterroriste au Conseil national de sécurité américain) ne se trompe pas ; Ben Laden avait eu l’occasion - avant même Zawahiri - de relever la « lâcheté américaine » au Liban :

« Il y a quelques jours, les agences de presse ont transmis une déclaration du ministre de la Défense américain (William Cohen), croisé et occupant, dans lequel il disait qu’il n’avait retenu qu’une leçon des explosions de Riyad et d’al-Khobar : ne pas reculer devant les lâches terroristes. Eh bien, nous disons à ce ministre (...) où était cette prétendue bravoure, à Beyrouth, après l’attentat de 1403 (1983) qui a fait de vos 241 Marines des paillettes éparpillées et des membres déchiquetés, et où est cette prétendue bravoure à Aden dont vous êtes partis précipitamment, 24 heures après les deux attentats ? »(16)

Ainsi, Zawahiri mentionne le Liban en tant que premier cas arabe et « islamique » ayant provoqué une déroute américaine, alors que Ben Laden fait mention, dans une même lignée, des attentats à la voiture piégée survenus contre des représentations officielles ou militaires américaines à Riyad en 1995, à Khobar en 1996 (indépendamment du fait de savoir si Al Qaïda était derrière ces attentats ou non (17), à Aden en 1992 (18), et tout d’abord à Beyrouth. Les méthodes du Hezbollah dans les années 1980 (19) auraient-elles constitué une « source d’inspiration » pour les leaders d’Al Qaïda, non seulement au niveau des moyens utilisés, mais aussi au niveau de l’effectivité présumée des attentats ?
En réalité, aucun élément ne permet de prouver cette hypothèse. Ce n’est donc pas dans une quelconque « filiation opérationnelle » que nous trouverons des points de convergence sectoriels entre Al Qaïda et le Hezbollah, mais dans leur contestation de l’ » ordre américain » au Moyen-Orient, étant entendu que les prémisses et la nature jihadiste de cette contestation constituent un point de divergence fondamental entre les deux parties. Le discours anti-américain de la mouvance n’est en effet pas le même que celui adopté par l’Iran et le Hezbollah. En dépit des slogans de « Mort à l’Amérique » véhiculés par les entrepreneurs de l’idéologie khomeyniste, ceux-ci prennent soin de souligner que s’ils s’opposent aux politiques officielles américaines, ils n’ont « rien contre le peuple américain » (ou d’autres peuples occidentaux) :

« Pour nous, la bataille principale est la Palestine (...). Notre problème n’est pas avec le peuple américain. (...) Notre mission envers les peuples occidentaux doit être de leur faire parvenir convenablement nos revendications et l’image de nos justes causes. (...) On ne peut pas porter un jugement global sur l’ensemble des gens en Occident. Le dialogue est absolument nécessaire ». (20)

En ce sens, il convient de relever qu’il existe une différence de nature entre les attentats « kamikazes » libanais ou palestiniens et ceux du 11 septembre au niveau de la définition de l’ennemi et de la visée contextuelle du combat (21). Ainsi, même si « le Hezbollah et la prédication khomeyniste ont les moyens d’une structuration en réseau à l’étranger (22) », voire d’une implication dans une violence opérationnelle bien au-delà des frontières libanaises (23), il reste que ce mode d’action (si avéré) constitue pour la mouvance khomeyniste, contrairement à Al Qaïda, un « cas exceptionnel » à ses règles de combat localistes (24). Mais comment le Hezbollah a-t-il réagi aux attentats du 11 septembre ?
L’Amérique sous le choc, le Hezbollah « défié »
Le retrait israélien inconditionnel du Liban-Sud en 2000 fut considéré dans le monde arabe comme le premier succès militaire remporté contre Tsahal. Le Hezbollah pouvait alors asseoir le large capital de sympathie qu’il avait acquis dans cette aire (majoritairement sunnite) tout au long de ses années de combat contre Israël. La rhétorique du « parti de Dieu » sur l’efficacité des « opérations-martyre » et du harcèlement militaire - propagée par sa télévision satellitaire Al Manar - gagnait en crédibilité dans la région (25). La « preuve » était en effet apportée que la société israélienne « occidentalisée » ne pouvait plus consentir à une logique de sacrifice afin de maintenir ses conquêtes ; que le retrait était un signe de faiblesse dont il fallait tirer profit ; qu’une décennie de négociations israélo-palestiniennes n’avait pas abouti à la restitution des territoires occupés alors qu’une décennie de résistance au Liban l’avait fait.

L’effectivité de cette rhétorique ne saurait être sous-estimée en tant que facteur d’incitation au déclenchement le 28 septembre 2000 de l’Intifada d’al Aqsa. Fort de cette victoire, le Hezbollah verra son impact politique consolidé sur la scène interne vu le grand contrôle social et sécuritaire qu’il exercera désormais de facto au Sud. Ce contrôle sera renforcé par la décision de l’Etat libanais (en fait de son tuteur syrien) de refuser l’application de l’Accord d’armistice libano-israélien de 1949, le déploiement de son armée au Sud et le désarmement du Hezbollah tant qu’une solution ne sera pas trouvée au problème des réfugiés palestiniens au Liban, et - trouvaille stratégique damascène - tant qu’Israël maintiendra son occupation des hameaux de Chebaa (26). Comme le combat jihadiste contre Israël constitue un objectif majeur du Hezbollah, comme, selon les termes de Sayyed Nawaf al Moussawi (27), « il n’est pas possible de parler du désengagement d’une partie arabe du combat avant la fin du conflit israélo-arabe », et comme la Syrie est le garant qui détient principalement les clefs de ce combat, une alliance du parti avec la Syrie est incontournable.

Suivant cette équation, le Sud reste donc ouvert aux vents de confrontation régionale... C’est dans ce contexte de consécration du jihadisme hezbollahi que surviennent les attentats du 11 septembre. De tous les partis au Liban, c’est le Hezbollah qui a la stratégie la plus élaborée quant au traitement des événements. Le fait qu’il représente le cas local le plus susceptible d’être dans la ligne de mire américaine (dans le cadre de la « lutte anti-terroriste ») n’est pas étranger à cela. Son communiqué initial comprend un degré minimal de condamnation et invite surtout à prendre garde à d’éventuelles instrumentalisations politiques des attentats de la part de Washington (28). En réalité, ceux-ci constituent un défi majeur pour le Hezbollah sur un double plan. D’un côté, alors que son « image de marque » s’est bâtie autour des « opérations-martyre » (au point de susciter un processus émulatif dans les territoires palestiniens (29), le contexte créé par le 11 septembre risquait de condamner définitivement sur la scène internationale la logique sacrificielle (30) motivant ces opérations et de favoriser la (re)labellisation du parti en tant qu’ » organisation terroriste ». D’autre part :

« Alors qu’il se considérait comme l’avant-garde jihadiste dans le monde arabe et islamique au niveau de la lutte contre Israël et les politiques américaines, il se rendait compte que cette grande attaque contre les Etats-Unis mettait en valeur Ben Laden et rendait son image subitement marginale dans cette lutte. En plus, quelles que soient critiques les positions sunnites vis-à-vis de Ben Laden, il peut représenter dans ces milieux une sorte de symbole et cela préoccupe le Hezbollah parce qu’il est soucieux de sauvegarder son capital de sympathie acquis sur la scène sunnite globale après la libération du Sud ».(31)

Ainsi, même si la Schadenfreude (32) existant dans certains milieux sunnites - au Liban et ailleurs - constituait moins une adhésion au programme de Ben Laden qu’une expression d’hostilité envers l’Amérique (liée à ses positions emplies de partialité dans le conflit israélo-palestinien), le Hezbollah se devait de réagir pour éviter, outre les risques d’amalgame sur la scène mondiale entre « terrorisme » et « résistance », ceux de marginalisation (au niveau de son combat jihadiste). Il le fera en menant une offensive discursive par le biais de son secrétaire général, « véritable maître en mass-communication (33) » :

« Il existe une grande différence entre la résistance et le terrorisme. Les terroristes n’ont pas de sentiments humains. Ce sont des assassins et des criminels politiques. Ils tuent pour tuer et non pour une cause noble (...) alors que la résistance qui combat pour les déshérités est emplie d’amour et déborde de compassion. Cherchez dans les cœurs de Sharon, Pérès, Barak, Bush père et fils et vous n’y trouverez pas de miséricorde mais vous les trouverez emplis d’égoïsme et de corruption (34) ».

Lorsque les distinctions entre « terroristes » et « résistants » sont dressées, à aucun moment Ben Laden n’est mentionné, contrairement à plusieurs dirigeants israéliens et américains, ce qui ne peut manquer de séduire le public islamiste visé (35). Lorsque Sayyed Nasrallah affirme en outre dans le contexte de la guerre en Afghanistan que les Etats-Unis « font la guerre à tous les musulmans qui refusent de se soumettre et de s’agenouiller devant eux (36) », on ne peut manquer de voir que cette catégorie - large il est vrai - inclut Ben Laden et Al Qaïda, et peut constituer un clin d’œil aux milieux sunnites qui ressentent une empathie envers eux sans pour autant souscrire à leur idéologie salafiste jihadiste.

Le Hezbollah prendra donc position contre la guerre menée par les Etats-Unis, mettant de côté l’hostilité ressentie envers les Talibans en milieu chiite. Outre la perception d’un danger militaire américain aux frontières du « parrain » iranien et le souhait objectif de voir les Etats-Unis s’enliser dans un bourbier, et même si « la nouvelle donne régionale n’était pas sans bénéfices pour Téhéran (37) », le parti était soucieux de sauvegarder son capital de sympathie auprès des milieux sunnites solidaires de la « cause afghane ». La posture du Hezbollah n’était néanmoins pas simple puisqu’il était aussi soucieux de marginaliser dans ses médias la rhétorique de Ben Laden.
On pourrait relever qu’Al Manar n’a pas diffusé les interventions du 7 octobre 2001 des leaders d’Al Qaïda (38). Le parti semblait conscient des dangers à long terme du discours salafiste jihadiste (non dénué de takfirisme). La couverture exclusive de la guerre par Al Jazira n’était donc pas sans l’indisposer, d’autant plus qu’elle était loin de laisser indifférente une certaine audience arabophone (39). Il reste que les stratégies de démarcation vis-à-vis d’Al Qaïda se feront de manière très subtile à partir de la fin décembre 2001, c’est-à-dire après la défaite apparente des Talibans contre les Etats-Unis. C’est le moment que choisit le parti pour réaffirmer la centralité pour l’Umma de la question palestinienne, tout en faisant allusion aux orientations stratégiques « erronées » prises par la mouvance :

« Ô Umma, gouvernants et peuples... Venez donc nous concentrer sur notre combat et notre bataille dans le bon endroit, au bon moment et avec la juste responsabilité. Sortons des batailles, des champs et des conjonctures erronés. Soyons responsables et répondons à l’appel de ce peuple injustement frappé et offrant des sacrifices en Palestine ».(40)

Notes
1. L’auteur tient particulièrement à remercier M. Akl Awit pour ses encouragements.

2. Lorsque nous parlerons de la mouvance dans cet article, nous nous référerons essentiellement à ses leaders reconnus (Ben Laden, Zawahiri, etc.) et à leurs déclarations à partir desquelles nous pourrons (notamment) inférer une intentionnalité stratégique.

3. Voir Corm G., Le Proche-Orient éclaté. 1956-2003, Paris, Gallimard, 3e éd., 2003, pp. 316-317.

4. Darwish N., « ’An al mujtama’ al saoudi aydan », An Nahar, 6 novembre 2001, p. 10.

5. Voir Djalili M.R., Diplomatie islamique. Stratégie internationale du khomeynisme, Paris, PUF, 1989.

6. Voir Clarke R., Contre tous les ennemis. Au cœur de la guerre américaine contre le terrorisme, Paris, Albin Michel, 2004, pp. 82-83.

7. L’ensemble du territoire de l’Arabie Saoudite (où pour les musulmans s’est manifestée la révélation divine par l’intercession du Prophète) est considéré comme sacré.

8. Hussein F., Al Zarkawi. Al jîl al thâni lil Qaïda, Beyrouth, Dar al Khayal, 2005, p. 149.

9. Kepel G., Fitna. Guerre au coeur de l’islam, Paris, Gallimard, 2004, p. 156.

10. Voir Kepel G., Jihad. Expansion et déclin de l’islamisme, Paris, Gallimard, 2e éd., 2002, pp. 474-476. « Le jihad (...) se voit donc ici déterritorialisé et étendu à l’univers (...), ce qui constitue une rupture claire avec la tradition classique », in Kepel G., Milelli J-P. (dir.), Al-Qaida dans le texte. Ecrits d’Oussama ben Laden, Abdallah Azzam, Ayman al-Zawahiri et Abou Moussab al-Zarqawi, Paris, PUF, 2005, p. 66.

11. Voir Lomnitz C., « Le monde après le 11 septembre » (table ronde, Paris, 8 octobre 2001), Critique internationale, n°14, janvier 2002, p. 60.

12. « Pour ceux qui s’y reconnaissent, l’Umma se passe de justification. Elle est le territoire actuel de l’islam, mais aussi sa mémoire, et l’un comme l’autre sont balisés par un lien de solidarité qui, s’il n’implique pas de rupture avec l’universel ou avec la contemporanéité, n’en est pas moins un lien spécifique », in Farag I., « Ces musulmans venus d’ailleurs : la Bosnie vue d’Egypte », Maghreb Machrek, n°151, janvier-mars 1996, p. 42.

13. Kepel G., op. cit. , p. 101.

14. Le 18 avril 1983, un attentat vise l’ambassade américaine à Beyrouth (63 morts dont 17 Américains et 8 hauts responsables de la CIA). Le 23 octobre 1983, un autre vise le quartier général des Marines (241 morts) et celui des militaires français (58 morts). Ces attentats imputés au Hezbollah avaient entraîné le retrait des forces multinationales du Liban le 31 avril 1984.

15. Clarke R., op. cit., pp. 67-68. Nous parlons de perception rétrospective à la lumière de la « légèreté » de certains commentaires passés : « Après de lourdes pertes françaises et américaines, nous nous sommes retirés dans la confusion et le désordre et avec un certain sentiment de colère. La position des Etats-Unis dans le monde arabe s’en est-elle ressentie pour autant ? Probablement pas. Pour nous aujourd’hui, il ne s’agit que de quelques décisions et actions américaines au Proche-Orient parmi d’autres », Brown D. (ancien envoyé spécial du président Ford au Moyen-Orient), « La politique des Etats-Unis au Liban », in Kodmani-Darwish B. (dir.), Liban : espoirs et réalités, Paris, IFRI, 1987, pp. 187-188.

16. Extraits de la Déclaration de jihad de 1996, in Kepel G., Milelli J.-P. (dir.), op. cit. , p. 55.

17. L’implication d’activistes salafistes jihadistes n’est pas avérée dans ces attentats. Clarke évoque des responsabilités iraniennes (Voir Clarke R., op. cit., pp. 155-160) sans que celles-ci soient à leur tour avérées.

18. « Ben Laden fait ici allusion aux attentats contre les deux hôtels Gold Mohur et Mövenpick à Aden, le 29 décembre 1992 (...). Les attentats ne tuèrent aucun soldat américain (...). Cependant, les attentats entrèrent dans la mythologie jihadiste comme un véritable succès, car les forces américaines quittèrent le Yémen quelques jours seulement après les explosions », Kepel G., Milelli J-P. (dir.), op. cit., p. 54.

19. Le parti nie avoir perpétré les attentats (susmentionnés) au Liban et les attribue à des mouvances khomeynistes indépendantes. Un avis que ne semble pas partager Alain Chouet (ancien chef de poste des services extérieurs français à Beyrouth). Voir Charara W., Domont F., Le Hezbollah : un mouvement islamo-nationaliste, Paris, Fayard, 2004, pp. 125-127.

20. Entretien avec cheikh Ali Khazem, dignitaire chiite proche du Hezbollah, mars 2004.

21. Comme le souligne Joseph Maïla, « la similitude de la technique meurtrière ne doit pas conduire à des amalgames. (...) Contrairement aux artificiers du 11 septembre, les “bombes humaines” palestiniennes (...) agissent à chaud, sous la pression continuelle d’un environnement oppressant et, plutôt que pour une Palestine islamiste, meurent sans doute d’abord pour l’obtention d’une patrie », in Arkoun M., Maïla J., De Manhattan à Bagdad. Au-delà du Bien et du Mal, Paris, Desclée de Brouwer, 2003, p. 175.

22. Entretien avec Waddah Charara, sociologue libanais, spécialiste des questions islamiques, août 2004.

23. Un mois après l’assassinat par Israël le 16 février 1992 de Sayyed Abbas al Moussawi (prédécesseur de Sayyed Nasrallah) avec sa femme et son enfant, survient un attentat contre l’ambassade israélienne en Argentine tuant 29 personnes. Un mandat d’arrêt international est lancé en 1999 contre Imad Mughniyeh (haut responsable sécuritaire du Hezbollah). Le 25 octobre 2006, le procureur général de Buenos Aires accuse le gouvernement iranien et le Hezbollah d’être également impliqués dans l’attentat visant en 1994 l’Association mutuelle israélite (85 morts) dans la capitale argentine. A signaler que plusieurs observateurs argentins mettent en doute ces conclusions en soulevant les cas d’incompétence et les irrégularités dans la conduite de l’enquête mais aussi le « manque de preuves concluantes » dans cette affaire.

24. Le « cas exceptionnel » étant pour Al Qaïda dans cette configuration ses opérations localistes en Arabie Saoudite. Voir Laurens H., « Les Etats-Unis et l’Orient arabe » in Salam N. (dir.), Le Moyen Orient à l’épreuve de l’Irak, Paris, Actes Sud Sindbad, 2005, p. 25.

25. Ces opérations ont eu lieu pour la première fois en milieu khomeyniste libanais à la suite de l’invasion israélienne de 1982. Elles visent à combler une asymétrie militaire vis-à-vis d’Israël, à le dissuader de toute velléité d’invasion du Liban, à encourager l’Intifada et raviver l’espoir de libération en Palestine. Voir Qassem N. (vice secrétaire général du Hezbollah), Hizbullah : al manhaj, al tajriba, al mustaqbal, Beyrouth, Dar al Hadi, 2004, pp. 66-69.

26. Ces hameaux de 25 km² (passés sous contrôle syrien en 1957) seront occupés par Israël en 1982 en même temps que le Golan. Pour l’ONU, elles relèvent de la résolution 242 et non de la 425 exigeant le retrait des forces israéliennes du Liban. Voir Kaufman A., « Who owns the Shebaa Farms ? Chronicle of a territorial dispute », The Middle East Journal, vol. 56, n°4, automne 2002, pp. 576-596.

27. Chargé des relations internationales au sein du Hezbollah, entretien, mars 2004.

28. Voir An Nahar, 17 septembre 2005, p. 5.

29. Sur ce concept, voir Rosenau J., « Toward the study of national-international linkages » in Rosenau J., (ed.), Linkage Politics. Essays on the Convergence of National and International Systems, New York, The Free Press, 1969, p. 46.

30. Sur la vivacité de cette logique en milieu chiite, voir Nicolas G., « De l’usage des victimes dans les stratégies politiques contemporaines », Cultures & Conflits, hiver 1992-1993, pp. 141-143.

31. Entretien avec Sayyed Hani Fahs, dignitaire relevant du Conseil supérieur chiite, août 2004. Le Conseil est l’instance religieuse représentative de la communauté chiite au Liban. Ses membres n’adhèrent pas au concept de wilâyat al faqîh (« jurisprudence du docte ») et portent allégeance à Sayyed Sistani à Najaf.

32. Désigne en allemand une « joie maligne et méchante ». Voir Arkoun M., Maïla J., op. cit. , p. 40.

33. Dixit Waddah Charara, entretien en août 2004.

34. An Nahar, 27 novembre 2001, p. 13.

35. A notre sens, la force de la tournure discursive du Hezbollah réside dans la multiplicité des « tiroirs rhétoriques » ouvertement adaptables aux divers publics visés. Le « public chiite » - auquel est directement destiné le message - peut facilement se retrouver dans les qualifications de « résistants ». D’un autre côté, le discours sur les « terroristes » peut très bien éveiller dans l’imaginaire de ce public, l’ombre d’Al Qaïda (produit d’une pensée salafiste takfiriste qui considère les chiites comme « impies »), outre celle d’Israël et des Etats-Unis. Ce public a en effet la possibilité de lire au départ une différence implicite au niveau de l’approche « martyrologique » entre le Hezbollah et Al Qaïda - « ils tuent pour tuer et non pour une cause noble » -, surtout que le discours commence par ce thème sans qu’il ne soit encore fait mention d’Israël et des Etats-Unis. Quand ces ennemis seront nommément désignés, le discours aura rétabli de manière performative sa visée panislamiste.

36. Voir An Nahar, 5 novembre 2001, p. 14.

37. Voir Bayart J.-F., « Que peut gagner l’Iran ? », Critique internationale, janvier 2002, n°14, p. 23.

38. Voir Amin A., « Tajamo’ al ‘ulama’ al muslimîn al jadîd ! », An Nahar, 22 octobre 2001, p. 10.

39. Al Jazira a souvent accordé de manière engagée une tribune aux thèses des Talibans et de leurs sympathisants. Il nous semble clair que c’est une orientation islamiste tribunitienne qui a prédominé lors de sa couverture de la guerre, même s’il existe également en son sein des orientations importantes « panarabistes » et libérales.

40. Discours de Sayyed Nasrallah lors de la Journée de Jérusalem, banlieue sud de Beyrouth, Al Intiqad, 21 décembre 2001, p. 3.


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