28/11/2021 les-crises.fr  12 min #198532

Facebook devient Meta et souhaite monétiser toute votre existence

Le virage de Mark Zuckerberg vers le « métavers » a pour but d'ajouter une strate numérique supplémentaire à notre réalité. Mais la nouvelle marque Meta de Facebook n'augmente pas votre réalité - elle veut tout simplement en tirer plus d'argent.

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Source :  Jacobin Mag, James Muldoon
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

[Un métavers est un monde virtuel fictif. Le terme est régulièrement utilisé pour décrire une future version d'Internet où des espaces virtuels, persistants et partagés sont accessibles via interaction 3D, NdT]

Mark Zuckerberg, PDG de Facebook Inc, prend la parole lors de l'événement virtuel Facebook Connect au cours duquel la société a annoncé son changement de nom en Meta, le 28 octobre 2021. (Michael Nagle / Bloomberg via Getty Images)

Vous vous connectez et vous vous retrouvez dans un bar virtuel pour écouter votre patron raconter des blagues. Pendant ce temps, la première agence immobilière du métavers est en train de vendre des propriétés hors de prix dans un Londres virtuel, et les joueurs se disputent des jetons non fongibles [jeton cryptographique qui représente un objet numérique tels une image, une vidéo, un fichier audio, auquel est rattaché une identité numérique, NdT]. Bienvenue dans le Zuckervers, un endroit que personne ne réclamait mais dans lequel nous pourrions bientôt tous passer beaucoup de temps.

Jeudi, Facebook a changé son nom en Meta, un changement qui s'inscrit dans une évolution plus large vers ce que l'on appelle le métavers, un réseau d'expériences interconnectées auquel on accède en partie grâce à des casques de réalité virtuelle (RV) et des appareils de réalité augmentée (RA). Selon les propres termes de Zuckerberg, « on peut considérer le métavers comme un véritable environnement internet, dans lequel on ne se contente pas de regarder du contenu, mais où on en fait partie ». Les exemples les plus frappants de ce phénomène sont les réunions de bureau virtuelles avec des lunettes RV, la pratique des jeux dans un vaste univers en ligne et l'accès à une strate numérique recouvrant le monde réel grâce à la réalité augmentée.

Propriétaire de Facebook, Instagram, WhatsApp et de la société de réalité virtuelle Oculus, la holding désormais connue sous le nom de Meta prévoit de créer un monde interconnecté dans lequel notre travail, notre vie et nos loisirs se dérouleront tous au sein de son infrastructure - en monétisant tous les aspects de nos vies. Pour l'instant, tout cela relève encore du domaine du fantasme. Mais c'est cependant le fantasme de l'un des hommes les plus puissants du monde, et c'est pour cette raison que tout cela mérite notre attention.

Bienvenue dans le Zuckervers, un endroit que personne n'a réclamé mais dans lequel nous pourrions bientôt tous passer beaucoup de temps.

Dans un essai influent, Matthew Ball, spécialiste du capital-risque, écrit que « le Metavers sera un lieu où l'on investira et où l'on construira de véritables empires, et dans lequel ces entreprises richement capitalisées pourront s'approprier pleinement un client, contrôler les API [interface de programmation d'applications, Ndt] et les données, l'économie des unités, etc. » Ce qui semble un peu effrayant...

Meta espère qu'en faisant du buzz autour de son projet, d'autres entités seront encouragées à le suivre et à développer le projet. C'est comme construire un bureau de poste et un magasin et appeler ça une ville. Meta espère ainsi rallier suffisamment d'entreprises à son projet pour que, bientôt, nous l'utilisions tous, que cela nous plaise ou non.

Des casques pour tous

Le métavers n'est pas un bluff. Il serait erroné d'y voir un simple stratagème concocté pour détourner l'attention de la myriade de scandales auxquelles l'entreprise est confrontée. Il ne s'agit pas non plus d'un simple changement de nom visant à donner à l'entreprise une nouvelle couche de peinture, à l'instar de Philip Morris qui s'était rebaptisé Altria Group en 2003.

La société de Zuckerberg a investi massivement dans des dispositifs de réalité virtuelle (RV) et veut devenir l'acteur dominant sur le marché des casques. Elle fait le pari que sa gamme de casques RV et de lunettes RA sera un jour aussi incontournable que les smartphones. Selon certaines estimations, l'entreprise aurait déjà vendu cinq ou six millions de casques RV au prix de 300 dollars, ce qui représenterait un total de près de 2 milliards de dollars. Mais même cette branche de l'entreprise ne gagne pas encore d'argent ; il se dit que, avec environ dix mille personnes travaillant sur les dispositifs RV, l'entreprise perd entre 5,4 et 6,4 milliards de dollars en frais d'exploitation.

Il y a un risque réel que tout cela soit simplement un flop. Les consommateurs ne se sont pas précipités pour adopter la technologie de la RV et, dans quelques années, il se pourrait que seuls Zuckerberg, Nick Clegg, le responsable de la communication de Facebook, et Sheryl Sandberg, la directrice de l'exploitation du géant des médias sociaux, tiennent des réunions dans un métavers autrement vide. Mais Goldman Sachs a prédit que l'industrie de la RV et de la RA pourrait atteindre la valeur de 80 milliards de dollars par an d'ici 2025, avec un taux de croissance annuel cumulé de 40 à 80 %. Si on en croit ces prévisions en tout cas, le métavers ne sera pas qu'une simple opération de relations publiques pour aider Meta à écouler plus de gadgets.

Quand votre vie devient un service

Les plates-formes numériques créent un environnement dans lequel notre travail, notre vie sociale et nos loisirs se déroulent de plus en plus dans des contextes numériques prêts à être monétisés. L'idée sous-jacente du métavers est de repousser l'horizon de cette appropriation de la vie humaine dans tous les aspects de notre existence. Meta veut étendre son emprise et dépasser le simple réseau social mondial pour devenir la seule infrastructure numérique où les gens mèneront leur vie quotidienne.

Meta veut étendre son emprise et dépasser le simple réseau social mondial pour devenir la seule infrastructure numérique où les gens mèneront leur vie quotidienne.

En 2005, Zuckerberg imaginait Facebook comme « un annuaire en ligne » qui pouvait être utilisé « pour rechercher des gens et trouver des informations les concernant ». Facebook était surtout une base de données de contacts dont on pouvait extraire des informations. Mais l'entreprise revendique également une vocation sociale, censée être centrée sur la transparence : Zuckerberg a décrit comment « tout l'accès supplémentaire à l'information et le partage changerait inévitablement les affaires du vaste monde. »

Au cours des années suivantes, Facebook n'a plus été présenté comme un outil numérique mais comme un moyen pour les gens de se contacter, de partager des expériences et de se regrouper. Après les bouleversements politiques de 2016, Zuckerberg a commencé à parler de Facebook en des termes résolument épiques, grandioses, à savoir qu'il fournissait l'infrastructure de communication mondiale pour un processus historique mondial : « C'est le combat de notre époque. Les forces de la liberté, de l'ouverture et de la communauté mondiale contre les forces de l'autoritarisme, de l'isolationnisme et du nationalisme. »

Le 22 juin 2017, lors du tout premier sommet des communautés Facebook, Zuckerberg a annoncé une évolution de la mission de Facebook : passer de la mise en relation de personnes à la construction d'une communauté mondiale. Son virage vers le métavers est l'étape suivante logique de ce projet. À l'époque, Zuckerberg avait parlé de fournir l'infrastructure numérique de la vie communautaire du XXIe siècle par le biais des groupes Facebook. Cette fois-ci, Meta veut prendre une longueur d'avance sur ses rivaux en étant propriétaire de la prochaine génération d'infrastructure pour un internet personnifié.

Pour Meta, le but ultime est d'être, non plus un service dont on se sert, mais plutôt l'infrastructure qui vous permet de vivre.

Meta est dans le business de la construction du monde

Comme il en va de l'eau pour les poissons, Meta veut devenir le support impalpable qui imprègne toute notre existence. Il ne s'agira plus d'un choix que vous faites mais plutôt de l'espace dans lequel les choix sont mis à votre disposition. En d'autres termes, ce n'est pas l'entreprise qui sponsorise l'événement, c'est le stade dans lequel il se déroule. L'idée est que Meta sera une société holding en charge d'un écosystème florissant de produits et de services interconnectés, tous intégrés de manière transparente dans un monde hybride capable d'extraire sans effort des bénéfices à chaque étape du processus.

Pour Meta, le but ultime est d'être, non plus un service dont on se sert, mais plutôt l'infrastructure qui vous permet de vivre.

Vous auriez la possibilité de jouer à des jeux, télécharger des contenus et vous abonner à des services, et tout cela serait automatiquement prélevé sur votre compte. Les produits bancaires et d'investissement seraient intégrés dans le monde métavers afin qu'une partie de votre salaire soit automatiquement transférée dans la devise de ce monde.

Nombre d'entreprises se disputeraient des tranches de ce monde, mais les incitations à établir des monopoles verticaux et horizontaux seraient encore plus fortes. Les entreprises dresseraient des barrières pour contrer les services interopérables, et il serait plus commode pour les clients de rester dans un jardin clos où tout serait transférable et connecté.

Il a toujours été trompeur de penser que les plates-formes sont des intermédiaires neutres facilitant les transactions. Mais aujourd'hui, même ce faux-semblant serait de l'histoire ancienne, dans la mesure où les entreprises du métavers joueraient un rôle plus actif dans la configuration de l'architecture numérique des mondes virtuels. Même les plates-formes numériques actuelles sont des environnements sociaux et économiques complexes qui ont été développés grâce à des décennies de recherche en psychologie sociale. Mais dans ces nouveaux mondes, les barons de la technologie établiront les règles et créeront de vastes systèmes pour orienter les utilisateurs vers des comportements qui seraient rentables pour l'entreprise.

Le capitalisme dans le monde des métavers

Dans le cadre du capitalisme numérique, les entreprises les plus lucratives étaient principalement des agences de publicité. Apple a tout de même réussi à vendre des produits de consommation haut de gamme. Mais le modèle économique du capitalisme de surveillance de Google et Facebook consistait plutôt à offrir aux gens des services gratuits en échange de leurs données, ces dernières étant ensuite analysées et vendues.

Il ne s'agit pas seulement de collecter des données, il s'agit d'être propriétaire des serveurs et des mondes numériques.

Dans un monde de capitalisme des métavers, on verra les grandes entreprises technologiques s'orienter davantage vers les équipements et les infrastructures, parce qu'être propriétaire du cadre à l'intérieur duquel d'autres services peuvent être offerts acquiert de la valeur. Il ne s'agit pas seulement de collecter des données, mais d'être maître des serveurs et des mondes numériques. On a déjà pu voir Big Tech commencer à dépenser sans compter dans des câbles internet sous-marins et des centres de données afin de réduire les coûts du transport de données. Alphabet et Amazon ont chacun dépensé près de 100 milliards de dollars pour investir dans des infrastructures et autres actifs à valeur fixe. De plus en plus, l'idée que les firmes technologiques sont des entités à faible valeur ajoutée qui suivent les traces de Nike et d'autres grandes entreprises de sous-traitance semble dépassée.

Un deuxième changement fondamental consiste en la diversification des sources de revenus et le rôle moins important des données et de la publicité. Au premier trimestre 2021, 97,2 % du revenu total de Facebook provenait de son activité publicitaire. Le métavers présente un éventail plus large de sources de revenus, cela va du matériel qui lui sert de support jusqu'aux jeux, services et contenus qui le composent. Meta peut commencer à proposer du contenu par abonnement, vendre des biens et des expériences virtuels et faire payer aux autres entreprises l'accès à son monde. Le flux des données vers la publicité existera toujours, mais il fera partie d'un plus grand portefeuille d'actif.

Les entreprises spécialisées dans les plates-formes qui offraient un seul service seront désormais plus susceptibles de se lancer dans l'offre d'une gamme de services dans un monde connecté. Reste à savoir comment le métavers sera réparti entre les entreprises technologiques concurrentes. Il est difficile d'imaginer que Meta sera prêt à laisser ses concurrents s'installer dans sa partie du metavers ou à le concurrencer à armes égales. Mais d'autres seront probablement désireux d'investir si des signes montrent que le hardware commence à être rentable.

Les investissements massifs dans les technologies de RV et de RA vont également créer un besoin accru de « micro-travailleurs » précaires et mal payés pour programmer les algorithmes. Le moteur du métavers sera le monde physique et très réel de conditions de travail abusives - principalement des travailleurs des pays du Sud. Comme l'a récemment affirmé Phil Jones dans Work Without the Worker, la « tanière occulte de l'automatisation » est en fait « un ensemble mondialement dispersé de réfugiés, d'habitants de bidonvilles et de victimes de l'occupation de leur pays, dispersés dans le monde entier, contraints par la paupérisation ou par la loi, d'alimenter le système d'apprentissage automatique d'entreprises comme Google, Facebook et Amazon. »

Surenchère entrepreneuriale

Le metavers sera-t-il construit de manière responsable ? Bien sûr que non. Au contraire, il sera construit de la manière qui semblera la plus rentable pour Meta. Tout problème qui émergera sera traité comme une question de relations publiques au fil de l'eau tandis que la compagnie imprime de l'argent à un rythme record. Peu importe l'inquiétude de quelques législateurs quand on possède non seulement l'infrastructure numérique de ce monde là mais aussi le métavers tout entier ?

Le « métavers » de Zuckerberg est un monde dans lequel les utilisateurs passent sans problème d'un environnement appartenant à une entreprise à un autre. Le fondateur de Facebook a assuré au public que cette nouvelle aventure serait construite de manière responsable et en partenariat avec d'autres. Mais à la lumière de l'avalanche de preuves d'actes répréhensibles révélées par la lanceuse d'alerte Frances Haugen, il est difficile de croire que même les alliés les plus proches de Zuckerberg gobent cette légende.

A propos de l'auteur

James Muldoon est maître de conférences en sciences politiques à l'université d'Exeter et auteur de Platform Socialism : How to Reclaim Our Digital Future From Big Tech (à paraître).

Source :  Jacobin Mag, James Muldoon, 28-10-2021
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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