24/12/2019 reseauinternational.net  11 min #166546

Législatives britanniques : majorité absolue pour Johnson selon un sondage à la sortie des urnes

Boris Johnson - Un Jacobin peu probable, défiant le paradigme d'aujourd'hui

par Alastair Crooke.

La question du Brexit est réglée (avec le résultat clair de l'élection) : Nous pouvons maintenant exhaler notre souffle retenu, et avec un soupir de soulagement, nous enfoncer plus profondément dans nos fauteuils, et tourner notre attention vers d'autres questions. Ou, le pouvons-nous ? La vie est-elle sur le point de se normaliser ? Peut-être pas.

En l'espace de six mois, Johnson, en tant que Premier Ministre, a acquis un état de démoralisation et de conflit total, et l'a transformé en un triomphe politique. Depuis que Johnson a pris le pouvoir, son impact a été révolutionnaire : il a « réussi », il a fait l'impossible, mais en faisant exactement le contraire de ce que le rationalisme conventionnel aurait attendu.

Il était là, à la tête d'un gouvernement minoritaire et contre un parlement extrêmement hostile et irritable. Que ferait un dirigeant rationnel dans de telles circonstances ? Être émollient ; rallier les gens à sa cause ; chercher des appuis ? Pas Johnson. Non, il s'est simplement débarrassé de l'aile la plus libérale de son parti - le condamnant ainsi à être un Premier Ministre avec une « majorité » atteignant moins 40 % - et devant par conséquent faire face à une série de défaites de ses politiques par n'importe quel groupe de députés qui voulaient lui mettre des bâtons dans les roues.

Il a couronné cette « singularité » comportementale particulière en déclarant explicitement qu'il sacrifierait les sièges des Conservateurs des Home Counties (Comtés Domestiques) (les Métropolitains) dans un pari pour briser le « Mur Rouge » des Travaillistes du nord du Pays de Galles et des sièges « rouges » (c'est-à-dire Travaillistes) du nord de l'Angleterre. Certains de ces électeurs - aujourd'hui conservateurs - n'avaient jamais voté pour les Conservateurs. Certains avaient voté Conservateurs pour la dernière fois au 19e siècle. Quelle arrogance. Mais cela a fonctionné - et Johnson a maintenant la chance de redéfinir la Grande-Bretagne, car peu de politiciens - jamais - n'ont eu une telle occasion.

Le fait est qu'un tel radicalisme - un tel comportement à contre-courant - ne se termine pas, ne se terminera pas avec le succès électoral de ce mois-ci. Johnson a véritablement inversé la carte politique du Royaume-Uni - en s'éloignant de la norme de l'après-guerre - d'une manière que d'autres politiciens d'autres pays ne peuvent que noter et, peut-être, chercher à imiter pour leur propre situation. Son approche radicale peut offrir une « étude de cas » sur la manière de sortir de l'immobilisme de l'Europe d'après-guerre.

Nombreux sont ceux qui nieront - en disant qu'il ne s'agit que d'une affaire paroissiale britannique - que tout cela concerne le Brexit. Et que le résultat des élections n'était qu'une victoire des pro-Brexit, plutôt que de constituer la refonte de la « politique nationale ».

Bien sûr, il est encore tôt. Des erreurs seront commises. Pourtant, on passe à côté de l'essentiel : « Johnson et son équipe ont une vision très différente du Brexit : Johnson a affirmé dans son  interview au Spectator pendant la campagne que le vote en faveur de quitter l'UE était motivé par l'inégalité régionale. Ce diagnostic signifie qu'il prescrit un Brexit aboutissant à un modèle économique qui fonctionne mieux pour l'ensemble du pays ».

« Ce sera la priorité, et cela confondra ceux qui pensent que ce gouvernement est une sorte de triomphe de l'économie du laisser-faire... Il pense à la façon dont le gouvernement peut relever les régions du pays qui ont été négligées. Il s'intéresse à la stratégie régionale et industrielle, à des projets qui sont mal vus dans les cercles de centre-droite«. Ou, en d'autres termes, comment offrir aux « déplorables » qui ont langui économiquement dans les électorats du Mur Rouge, une meilleure économie - et un cadre de vie revitalisé.

Pour être clair - c'est le contraire du laisser-faire.

Une partie du pays - de son « étendue » nationale - en grande majorité blanche, en grande partie ouvrière, plus pauvre que la moyenne, et maintenant plus âgée que la moyenne - était la composante principale du Parti Travailliste. Elle était restée fidèle au Parti Travailliste, même si celui-ci s'était transformé, sous la direction de Blair, en un mouvement totalement en accord avec le Consensus de Washington et la « bulle de Davos ».

Au fil du temps, cependant, le nouveau vote des Travaillistes a diminué, est devenu plus métropolitain, plus riche, plus diversifié, plus jeune et plus instruit, ou, en d'autres termes, plus « Davos ». Alors que le vote conservateur est devenu plus pauvre, plus blanc, plus âgé, moins éduqué et plus provincial - plus semblable au déplorable électorat du Parti Républicain aux États-Unis, en somme.

Voici le point. La dynamique sous-jacente ne concerne pas seulement le Brexit, comme Johnson le voit, mais elle concerne l'endroit où l'expérience économique néo-libérale et financiarisée d'aujourd'hui a emmené la Grande-Bretagne et le monde. La richesse s'est écoulée des 60 % - de la périphérie - vers un centre métropolitain d'élite. Pas seulement en Grande-Bretagne, mais partout ailleurs.

Nous pouvons maintenant assister à une expérience audacieuse sur le point de se dérouler, axée sur l'arrêt de l'aspiration de toute richesse supplémentaire dans le centre métropolitain. Et si l'expérience réussit, si le domaine public dans « l'étendue » nationale peut effectivement être amélioré, si le gouvernement Johnson peut y parvenir, cela deviendra un projet pilote pour beaucoup d'autres. Tout indique que Johnson entend poursuivre cet objectif - en vrai « Jacobin ». Cummings et Johnson envisagent une véritable révolution culturelle dans la gouvernance du Royaume-Uni.

C'est le message plus général qui ressort du résultat des élections au Royaume-Uni. Les métropolitains, « leaders » de Davos de la gauche actuelle - que ce soit au Royaume-Uni, aux États-Unis ou en Europe - sont coupés de leur base (comme les Travaillistes) et négligent les préoccupations de leurs électeurs de l'arrière-pays. Il suffit de regarder le partenaire de coalition d'Angela Merkel, les Sociaux-Démocrates (SPD), pour comprendre pourquoi l'élection britannique n'est pas une simple affaire paroissiale britannique. Le SPD vient d'élire une nouvelle direction radicale - hostile à la coalition au pouvoir - en réaction à son effondrement en tant que force politique, précisément parce qu'il s'est lui aussi éloigné du cœur de son électorat.

Comment Johnson compte-t-il s'y prendre ? Comment dynamiser l'étendue dégradée de l'arrière-pays, comment remédier à son délabrement ? Là encore, Johnson opte pour des réponses non standardisées : par l'État qui investit massivement dans la R&D pour amorcer et incuber l'activité technologique entrepreneuriale (une reconnaissance de la « guerre » technologique croissante entre les États-Unis et la Chine, et de la nécessité pour les États européens d'avoir les moyens de trouver une nouvelle niche, entre deux géants qui piétinent). Et en investissant dans les infrastructures de transport, et dans les ports francs. L'idée est simple : avoir des zones où les marchandises peuvent circuler sans payer de droits de douane. Les Conservateurs se sont engagés à en créer dix (c'est-à-dire à étendre et à déplacer l'activité économique autour de la Grande-Bretagne).

Dans une récente  interview, Ashton Carter, l'ancien Secrétaire US à la Défense, parlant de la Chine, déplore que le paradigme US du libre-échange et du marché libéral - dont on pensait il y a peu que l'ascension était absolue - soit aujourd'hui, de manière inattendue, remis en cause par d'autres modèles économiques : par des économies mixtes, comme celle de la Chine, ayant certains aspects d'un laissez-faire, l'économie de marché, mais avec le tout soumis à une direction étatique.

N'est-ce pas exactement ce que l'équipe de Johnson semble avoir à l'esprit ? Une remise en question radicale du paradigme économique dominant ? Les dirigeants chinois le comprendraient immédiatement.

Et bien qu'il soit trop tôt pour « spéculer », cela pourrait-il être aussi un premier pas, éloignant Johnson du modèle US dominant de gestion monétaire pour les économies d'aujourd'hui ? S'agit-il là des signes supplémentaires d'une tendance que Carter trouve si troublante ?

La carte politique du Royaume-Uni a déjà été inversée. Et maintenant, son modèle économique est en passe d'être refondu (soit vers un nouveau cadre lié à l'Europe ; soit comme une plate-forme de négociation radicalement libre). Le Manifeste des Conservateurs penchait en faveur du modèle économique de l'UE, et répudiait implicitement l'idée d'un « Singapour sur la Tamise » - pas d'allégements fiscaux radicaux ; impôt sur les sociétés maintenu à 19% ; taux d'imposition sur le revenu restant dans la partie supérieure des niveaux de l'OCDE (alignés sur l'UE plutôt que sur le monde extérieur) ; et seulement des changements (modestes) à l'assurance nationale (avec un œil sur les électorats du Mur Rouge). Pourtant, Johnson est finalement confronté à un choix binaire : soit le Royaume-Uni s'engage dans l'orbite réglementaire et commerciale des États-Unis, soit il reste dans l'orbite plutôt différente de l'UE, entouré par des clauses maximalistes « avec des règles de jeu équitables », et pas complètement débarrassé de la législation européenne.

Johnson surprendra-t-il également dans ce cas ? La pensée conventionnelle est qu'il n'est tout simplement pas possible de négocier un accord commercial d'ici fin décembre 2020 (la date butoir que les Conservateurs se fixent eux-mêmes).

Cela signifie-t-il que le Premier Ministre se contentera alors d'un accord de libre-échange rapide et standard comme l'ALE avec le Canada ? Même si Johnson souhaite moins d'alignement du Royaume-Uni sur les règlements européens que ce que l'UE acceptera, l'UE ne peut offrir à Johnson qu'un ALE Canada moins (c.-à-d. des droits de douane). Est-ce que cela ferait l'affaire ?

Est-ce que Johnson pourrait encore une fois prendre un virage inattendu ? On ne sait pas encore si le gouvernement a décidé en détail ce qu'il veut pour la Grande-Bretagne. Et il est trop tôt pour juger si l'UE cherchera à « élever la barre » pour Johnson en matière de « règles du jeu ».

Mais abandonnerait-il ses projets de rééquilibrage de l'économie britannique à deux vitesses, juste pour le plaisir de se mettre d'accord avec une UE inflexible ? Il pourrait précisément perdre les partisans du Mur Rouge qu'il doit consolider en tant que Conservateurs « bleus ». Le fait est qu'avec une majorité de 80, et une arrivée de nouveaux députés, qui doivent tous leur élection à Johnson, il a une liberté remarquable pour prendre des décisions stratégiques sur l'avenir.

Avec le Brexit, le triomphe électoral de Johnson marque la « fin du début » de l'histoire des douloureuses transformations structurelles qui seront exigées du peuple britannique - et non une fin en soi.

Le livre de Johnson sur Churchill, « Le Facteur Churchill«, publié en 2014, porte le sous-titre « Comment un seul homme a fait l'histoire«, qui semble illustrer la conviction de Johnson que la vie peut être pliée à la volonté d'un homme déterminé. Ce dont Johnson hérite, cependant, c'est d'une série de décisions stratégiques que la personnalité seule ne résoudra pas : des compromis à faire dans les relations de la Grande-Bretagne avec l'Europe après le Brexit, à la reconstruction des économies du Mur Rouge, et à la recherche de la nouvelle « niche » économique britannique.

Aucun de ces défis n'est insurmontable, mais ils exigent que Johnson soit aussi efficace avec le pouvoir qu'il l'a été pour l'obtenir. Nous imaginons que Whitehall sera choqué de constater à quel point il pourrait se montrer radical (et impitoyable) dans la refonte de l'ordre réglementaire, juridique et économique de Whitehall. D'autres aussi considéreront cette « révolution » de Johnson-Cummings avec un intérêt particulier - comme un élément décisif pour l'avenir.

source :  Boris Johnson: An Unlikely Jacobin, Challenging Today's Paradigm

traduit par  Réseau International

 reseauinternational.net

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