13/04/2020 frustrationmagazine.fr  21 min #172206

A-t-on vraiment besoin des « Csp+ » ?

On entend beaucoup dire qu'avec l'épidémie de coronavirus, des métiers peu "prestigieux" voient leur utilité sociale mise en valeur : factrices, agent de nettoyage, infirmières, brancardiers... Les moins payés accomplissent les tâches les plus utiles et certaines personnalités appellent (timidement) à les revaloriser. Mais ce que l'épidémie montre aussi, de façon très vive, c'est que les mieux payés sont souvent les plus inutiles et parfois les plus nocifs.

« CSP+ » veut dire « catégorie socio-professionnelles plus ». C'est un terme journalistique qui trouve son origine dans une définition statistique mais qui a été médiatisé par les experts du marketing et de la communication pour désigner le groupe des cadres du public et du privé. Mais pourquoi "plus" ? Il y aurait donc des catégories socio-professionnelles "moins" ? On dit "Plus"

  • Parce qu'ils ont plus de « responsabilités » que les autres, et ne manquent pas de le rappeler : ce sont des gens qui occupent de postes non manuels situés en amont où en surplomb de la chaîne de production capitaliste. Il s'agit des personnes qui conçoivent, qui encadrent et qui dirigent les autres, pour le compte de la grande bourgeoisie ou de l'Etat. Ils prennent des décisions (ou vérifient, « valident », contrôleur, surveillent des décisions), et les autres exécutent. Ils ne produisent rien eux-mêmes mais le font bien faire aux autres, en leur expliquant quelle procédure suivre.

  • Parce qu'ils ont plus de « diplômes », ce qui fait dire aux politiques et journalistes qu'ils sont les gens les plus « qualifiés ». Cette affirmation semble faire l'impasse sur le fait que les grandes écoles et formation de prestige des cadres sont d'abord des lieux qui apportent un réseau, une façon de se comporter et et surtout une très grosse estime de soi, la vie y étant ponctuée de rituels destinés à faire comprendre aux étudiants leur propre supériorité vis-à-vis du reste du genre humain. Ces diplômes sont autant de titres à exercer des métiers intellectuels et la garantie d'être mieux payé, à tel point que, dans bien des écoles de commerce, ils s'achètent via des frais d'inscription élevés.

  • Parce qu'ils gagnent (nettement) plus d'argent que les autres. Un cadre du privé gagne en moyenne 4000 euros net par mois contre moins de 1600 euros en moyenne pour un employé. ( insee.fr). Ils sont juste en dessous de la catégorie « chefs d'entreprise » en niveau de revenu et constitue le groupe qui connaît l'évolution la plus favorable ces dix dernières années. C'est principalement pour cette raison que c'est la catégorie pro la plus courtisée par les grandes villes qui mettent tout en œuvre pour les attirer : construction d'immeubles dit "de standing" dans des "éco-quartiers", ouvertures d'espaces branchés et organisation d'évènements Cette nécessité a été théorisée par un consultant en urbanisme de renommée mondiale et au nom de marque de dentifrice : Richard Florida. Il a amené au début des années 2000 la notion de « classe créative », qui regroupe les professions des arts, de l'encadrement et de la science. Cette classe serait indispensable aux villes du XXIe siècle car elles apportent main d'œuvre qualifiée pour les entreprises « innovantes » et pouvoir d'achat pour les activités commerciales et de loisirs. Il est même allé jusqu'à affirmer que pour attirer cette classe créative, il fallait un pourcentage de gays (mais pas trop) et un pourcentage d'activités et de lieux « bohème » (mais pas trop). Bref, il décrivait Paris.

  • Parce qu'ils vivent mieux et plus longtemps que les autres. ce n'est pas ce qui est mis en avant quand on parle des « CSP+ », qui ne « comptent pas leurs heures » et qui ont « énormément de responsabilités ». Pourtant, ils souffrent moins du travail que les autres, sont peu victimes d'accident du travail, vivent 5 ans de plus que les ouvriers en moyenne  et plus longtemps en bonne santé. En raison de leur place dans le processus de production ils peuvent, pendant l'épidémie, travailler à distance, depuis chez eux. C'est une inégalité de plus dont ils bénéficient. Cependant, parce qu'ils sont une courroie essentielle dans la machine capitaliste, ils subissent aussi de plus en plus l'intensification du travail et les abus managériaux en tout genre.

  • Parce qu'on les voit plus à la télé que les autres. Si ce groupe constitue 10,1% de la population de 15 ans et plus,  il représente 70% des personnes qui apparaissent à la télévision (tout programme confondu) : personnes interrogés aux JT, personnages de fiction, témoins de reportage et « experts »... c'est d'abord par leur facilité d'accès que les journalistes, producteurs et réalisatrices viennent mettre en scène cette catégorie sociale : moins secrète que la grande bourgeoisie, la classe des cadres a pignon sur rue et vis à coté des journalistes... qui font eux-mêmes partie de cette catégorie-là. Il est plus facile pour eux de tendre le micro à l'ami de leur collègue, à la sœur de leur stagiaire, au collègue de leur père et c'est encore plus vrai avec l'accélération du temps journalistique et la réduction générale des moyens d'enquête. C'est pour ce genre de raison sociologique que la majorité des personnages de fiction sont des cadres, metteuses ou metteurs en scène, artistes déprimés et journalistes overbookés, à l'image du petit univers social étriqué dont on nous inflige le spectacle à Cannes ou à la cérémonie des Césars.

  • Parce qu'ils sont nettement mieux représentés en politique que les autres. La grande bourgeoisie envoie régulièrement les siens en politique (on pense à Serge Dassault par exemple), mais préfèrent déléguer la tâche politique à ses fidèles (à l'image de Nicolas Sarkozy, maire de Neuilly adoubé par ses riches habitants). 76% des députés élus en 2017 sont cadres et professions intellectuelles supérieures, avec une préférence pour les professions de cadres du privé et du public, avocats et médecins. Alors qu'au cours du XXe siècle, le clivage droite-gauche était un clivage petit et grande bourgeoisie - classes laborieuses (ouvriers, employés, professions intermédiaires). La « gauche » au XXIe siècle a laissé tomber ces dernières au profit des cadres et donc de la bourgeoisie : En 2011, le "think tank" Terra Nova, proche du Parti socialiste  déclarait que ce dernier devait arrêter de s'adresser aux ouvriers et employés pour miser sur « les diplômés », qui serait plus « ouverts et tolérants ». Les cadres et professions intellectuelles ne sont pas ingrats puisque ce sont ceux qui votent le plus, toute élection confondue et  qui ont par exemple le plus voté pour Macron.

Pour reconnaître un.e cadre sup'

Une petite histoire des cadres

On connaît la musique, que les moins de quarante ans ont dû entendre durant leurs cours d'histoire-géographie à l'école : On vivrait dans une « société de la connaissance », en cours de « tertiarisation », et donc ce serait le boom du « secteur des services ». Tout ça pour dire que la classe ouvrière a disparu et qu'elle aurait été remplacée par les cadres (le premier groupe pèse plus de 20% de la population et le second à peine 10%, mais le bourgeois historien se projette toujours plus loin que vous). Toutes ces évolutions seraient liées à la façon dont l'économie s'est mondialisée et s'est complexifiée. Quand une entreprise X située dans la ville Y regroupait sur un même site la production, la conception et la direction, la grande entreprise W se déploie dans le monde entier et se repose sur un réseau de filiales, de sous-traitants et de fournisseurs. Pour arriver à gérer avec cohérence cet ensemble, il a fallu le recrutement et la formation massive d'un groupe professionnel composé de gestionnaires, de contrôleurs et d'évaluateurs. C'est ce qu'on appelle dans une grande entreprise les "fonctions supports", et nous vous avons donné l'explication officielle de pourquoi la catégorie des cadres a tant pris son envol depuis 30 ans. Les véritables explications sont nettement moins flatteuses.


Financiarisation du capitalisme et âge d'or de Powerpoint en entreprise

En réalité, le développement des emplois d'encadrement dit « qualifiés » est principalement lié à financiarisation de l'économie capitaliste. Il s'agit du processus par lequel l'ensemble de l'économie a été soumise, de façon autoritaire, à des objectifs croissants voire quasi inatteignables de rentabilité pour les actionnaires. Il ne s'agit pas d'une évolution naturelle, bien au contraire : des lois ont permis ces évolutions, en déréglementant le travail, modifiant les normes financières et les règles douanières. Cette évolution a touché les entreprises privées de plein fouet et a nécessité le renfort de spécialistes de la pensée gestionnaire, qui peut être résumée à une question simple : comment mettre en place le plus d'outils de suivi possible de façon à donner aux actionnaires la possibilité, même illusoire, de contrôler de façon la plus rationnelle et profitable possible la production ?

C'est ainsi que tout un secteur fait de consultants, d'auditeurs, d'évaluateurs, de contrôleurs, de responsables des ressources humaines a vu le jour à l'orée des années 1980 et s'est développé depuis pour "faire remonter au top management" des données sur le fonctionnement de leur propre entreprise (qu'ils ne sont plus du tout en mesure d'appréhender), et "faire redescendre les décisions" au niveau des fonctions supports, puis des filiales, puis des usines, puis des sous-traitants des usines. L'objectif est bien de maximiser les profits issus du travail d'autrui : par leur réflexion financière, organisationnelle, procédurale, les cadres sont celles et ceux qui assurent aux actionnaires que tout est mis en oeuvre pour leur rapporter le plus de dividendes possibles. Ainsi va le quotidien des sièges de grandes entreprises en France, comme ailleurs dans le monde.

Concrètement, cela donne au pays une sous-classe composée de cadres qui "ne comptent pas leurs heures", comme le dit la formule consacrée, qui vivent en accord avec les fuseaux horaires de tous les pays où leur "World Company" (qui peut être française) est implantée. Du coup, ils ne vivent pas vraiment, mais compensent avec un nombre de congés payés  supérieur à la moyenne durant lesquels ils partent décompresser à l'autre bout du monde.

L'essor des « bullshit jobs »

Le gros problème de cette sous-classe, c'est que sa place n'est jamais réellement assurée et manque de concret. Une partie de ses membres aspirent à rejoindre la grande bourgeoisie au firmament, mais leur rôle est bien de faire tenir le système, de "faire monter" et surtout, "faire redescendre". C'est parfois peu satisfaisant, d'autant plus que cela se traduit par le développement de ce que l'anthropologue britannique David Graeber appelle les "bullshit jobs", qu'on pourrait traduire par "boulots à la con", c'est-à-dire des métiers dont même celles et ceux qui les occupent peinent à expliquer leur utilité. Consolider les comptes d'un grand groupe mondial, être "digital content manager", gérer la "com interne" d'une grande entreprise en produisant des "news" internes que personne ne lira vraiment

Pas étonnant que l'anglais soit devenu la langue favorite de ce groupe professionnel, qui peut ainsi mettre à distance la réalité avec des expressions obscures, l'essentiel étant de ne pas chercher à dire vraiment ce qu'on fait et pourquoi on le fait, car sinon tout son petit monde s'effondre.

 "Do you speak bullshit english ?" - Comment l'anglais d'entreprise renforce la classe dominante (Partie I)

Et parfois, c'est le craquage, et on part faire le tour du monde, on prend une année sabbatique où l'on part élever des chèvres bio dans la Creuse ou on se reconvertit en tant qu'ébéniste. Ne nous en plaignons pas car c'est souvent le seul moment où des journalistes vont parler d'un emploi manuel : quand il est occupé par un ex-cadre glamour.

L'ascension des consultants en rabotage de coût et des apporteurs de supplément d'âme

C'est à cause des contours flous et souvent frustrant de leurs fonctions qu'au groupe des cadres d'entreprise s'est adjoint un groupe des consultants en rabotage de coût et des apporteurs de suppléments d'âme. Les premiers sont là pour vérifier que les cadres font bien leur travail, en identifiant toute source « d'efficience » possible. Car ils restent des salariés comme les autres, soumis à des actionnaires et à leur appât du gain. Ils sont donc une grosse source de dépense et tout est mis en oeuvre, dans les entreprises contemporaines, pour les faire travailler plus et coûter moins. Un exemple : le développement à outrance du télétravail par exemple a permis aux entreprises de faire des économies : moins de bureaux à entretenir, par la mise en place du "flex office" (il n'y a plus de bureau attiré, chacun s'installe où il veut et comme une partie des semaines de tout le monde se font en télétravail, cela fait des locaux moins grand) et intensification des heures de travail par une frontière abolie entre chez soi et son travail. Des consultants en rabotage de coût sont passés par là.

Pour accompagner l'intensification du travail, il a fallu adjoindre le second groupe des apporteurs de supplément d'âme chargés de donner artificiellement du sens à un travail de courroie de transmission de plus en plus ingrat. Par exemple en faisant de « l'évènementiel d'entreprise » afin d'unir les équipes et organiser des grand messes auto-satisfaisantes. Afin de mener à bien ce genre de mission, on peut compter sur les fameux « chief happiness manager », pour « manager du bonheur », professionnels chargés d'imaginer comment améliorer la vie de bureau. Mais il y a aussi celles et ceux qui multiplient les productions visant à mettre en valeur le caractère vertueux et écologique de l'activité d'une entreprise n'ayant pourtant pour seule visée que l'augmentation du taux de profit : ils apportent le supplément d'âme. Un rapport sur le tri des déchets dans les bureaux d'Areva, un partenariat avec des ONG pour la paix dans le monde chez Dassault, quelques slogans larmoyants pour les salles de réunion de Sanofi et le tour est joué. Les cadres parviennent grâce à ces prouesses à se convaincre qu'ils ne travaillent pas que pour dégager du profit mais aussi pour des "valeurs", une "mission", une "vision du monde" que leur entreprise défendrait.

Fin 2019, la vidéo de présentation de son entreprise "d'événementiel d'entreprise" par un jeune entrepreneur dynamique devenait virale : nombreux sont celles et ceux qui se demandaient si c'était une parodie de bullshit entrepreneurial ou la réalité. Il s'agit bien d'une vidéo authentique.

Bref, dans le secteur privé vous avez donc celles et ceux qui produisent, nettoient, accueillent ou fabriquent qui sont les moins payés et considérés. Au-dessus vous trouvez celles et ceux qui gèrent, contrôlent, coordonnent, conçoivent des procédures sensées permettre aux premiers de faire leur travail de la façon la plus « efficiente » possible. On a récemment adjoint le groupe de celles et ceux qui auditent, vérifient, évaluent ainsi que des gens qui surveillent leur niveau de « bien-être » et communiquent pour donner un supplément d'âme à tout ça.

Au-dessus de ce beau monde règne la grande bourgeoisie qui possède. Sans le concours des groupes intermédiaires, son édifice s'effondrerait, c'est pourquoi elle offre pouvoir d'achat et prestige à ses cadres. Non pas parce qu'ils produisent de « la valeur ajoutée », comme ils le prétendent, mais parce qu'ils s'assurent qu'elle remonte bien vers eux. Dans le grand parasitage de notre travail que la bourgeoisie mène chaque jour, les cadres sont des complices actifs mais souvent totalement inconscients : à la fois proxénètes de travailleurs et dealeurs de came actionnariale, nombre d'entre eux se sente pourtant des professionnels rigoureux, passionnés et au service d'une cause qui les dépasse.

La pyramide de l'inutilité : une représentation du monde du travail actuel

Austérité budgétaire et petits caporaux d'Excel dans le secteur public :

La même logique et la même classe de cadre s'est développée dans la fonction publique, avec un même objectif financier : depuis les années 1990, l'Etat français (sous tous les gouvernements confondus) s'est converti au "New Public Management". Il s'agit d'une théorie selon laquelle pour réduire la dette publique (véritable fléau des temps moderne, aka argument massue des bourgeois pour en finir avec les conquêtes ouvrières et ouvrir de nouveaux marchés), il faut appliquer au public les mêmes méthodes de gestion que dans le privé.

L'âge des gestionnaires a donc débuté dans le public, avec des dégâts déjà bien documentés, comme dans les hôpitaux où le "bed managing" (management des lits) a remplacé la prise en charge inconditionnelle des patients. Ce sont souvent de bons petits soldats, d'autant plus docile qu'on les convainc dans leurs écoles qu'ils sont, littéralement, l'incarnation de "l'intérêt général", et que leur capacité à résister aux gaspillages budgétaires de celles et ceux qui sont sur le terrain constitue une vertu. Eux aussi se sont vu adjoindre le groupe des consultants en rabotage de coût, qui facturent largement au contribuable la destruction progressive de ses services publics.

 "Moi, j'ai préféré partir pointer au chômage que participer au démantèlement de l'Etat." Joan, ex-salarié des big four, nous raconte la consultocratie

C'est ainsi qu'on se retrouve avec des directeurs d'Agence Régionales de Santé, chargé de l'austérité budgétaire et élaborant avec le concours de toute une masse de cadre des plan miracles d'économie. L'un d'entre eux, dans le Grand Est,  a carrément assumé de poursuivre la « trajectoire budgétaire » (ces gens manient l'art de parler des choses de façon à faire abstraction de leurs conséquences humaines), visant la réduction des lits d'hôpitaux, même en pleine crise pandémique.

Un petit conte au coronavirus pour juger de l'utilité de cette classe

Le groupe des cadres fait donc tenir l'économie capitaliste malgré toutes ses contradictions et rabote le secteur public. Celles et ceux qui pensent qu'on n'a pas de meilleur système économique en stock diront donc que, bon gré mal gré, ils font tenir le monde. Est-ce toujours vrai en période pandémique ? Pas sûr. Une belle histoire d'usine qui ferme et de pénurie de masque va nous aider à y voir plus clair côté prestige du métier, utilité sociale et « haut niveau de responsabilité ».

Durant 44 ans, une usine située dans la commune de Plaintel dans les côtes d'Armor fabriquait des masques de protection. Vous savez, ces masques qu'il était inutile de porter au début de l'épidémie et que l'on va bientôt demander à tout le monde de porter, ces masques dont la France manque tellement qu'elle va en acheter en Chine. En 2005, un accord est signé avec l'Etat Français pour la livraison régulière de masques, ce qui assure à l'usine une production régulière. Mais les commandes s'arrêtent en 2009, à cause de l'incurie des hauts cadres du public et des ministres de la santé successifs qui n'ont pas été foutu de faire leur travail de prévention des épidémies, ce qu'on leur reproche désormais et à juste titre. On imagine la petite ligne budgétaire qu'un cadre du public avide de mesures d'économie a du aller traquer.

Un scandale épidémique maintenant, l'indifférence totale au moment où l'usine a fermé

Combien de consultants pour changer une ampoule ?

Pour autant, l'usine continuait de tourner, pour d'autres clients. En 2010, elle est rachetée par le groupe américain Honeywell (leur crédo « Nous aidons nos clients à établir une culture durable de la sécurité »). Lequel se met à agir comme n'importe quel groupe privé avec ses entités : la mise sous pression en vue d'augmenter le taux de profit, et le déploiement d'un système de contrôle et de constantes remontées chiffrées d'information. « Ils appellent ça le 'Honeywell operating system', raconte  un ex-salarié à Radio France, « ce qui correspond en fait au lean management, c'est-à-dire : l'usine maigre. Le but est de supprimer tous les gaspillages à travers une multitude de procédures souvent ubuesques. Réfléchir, c'était déjà commencer à désobéir. Il fallait appliquer les standards... même complètement idiots. Il y avait un système baptisé '5 S' qui établissait toute une série de règles pour un rangement poussé à l'extrême : chaque poubelle, téléphone ou même revue devait avoir une place bien déterminée. C'était du grand n'importe quoi. Honeywell appliquait également la technique du gemba, un mot japonais qui veut dire 'sur le terrain'. Le but était de faire venir les managers en force au sein de l'usine, ce qui stressait énormément les salariés."

Cela vous semble délirant ? Dites-vous que c'est ce qui se passe dans la majeure partie des grands groupes contemporains. Combien de cadres bullshiteurs pour obtenir un résultat pareil ? Plusieurs dizaines.

  • D'abord, il y a le cabinet de consultant qui a mis au point l'ensemble des concepts bidons nécessaires à ce qui n'est qu'un serrage de vis en bonne et due forme. Dans cette usine ça s'est appelé le « gemba », mais dans d'autres entreprises, on utilise le « kaizen » (mot japonais pour « amélioration continue »). Les mots japonais sont à la mode dans le management moderne.

  • Ensuite, il y a le cabinet de consultant qui est venu former les cadres d'Honeywell à cette solution miracle. Puis, il y a l'ensemble des directeurs (directeur des opérations, directeur régional, directeur de l'audit) qui ont organisé des réunions avec leurs équipes pour mettre au point ce système dans chacune des filiales et usines.

  • Enfin, il y a les managers locaux chargés de mettre au point le système et surtout de « faire remonter » l'information qui sera ensuite « validée » par différents services chargés du « reporting » (terme d'entreprise désignant l'ensemble des procédures contraignant les salariés à dire ce qu'ils font, comment ils le font, à quelle heure et en portant quelle couleur de vêtement). Tout ça pour... améliorer la rémunération des actionnaires d'Honeywell.

C'est ça, la « société de la connaissance » que l'on nous vend.

La suite de l'histoire a aussi mis au travail une bonne dizaine de cadres, certainement des services financiers et juridiques du groupe Honeywell, et ce afin de pouvoir justifier plusieurs vagues de licenciements « pour motifs économiques ». Pour y parvenir, ces gens ont dû justifier d'une faible rentabilité et de mauvais résultats de l'usine de Plaintel... alors que le groupe était largement bénéficiaire. Il a donc fallu tricher sur la présentation des résultats,  ce que montre bien le rapport de l'expertise commandée par les salariés au moment de l'ultime vague de licenciement en 2018. Mais puisque la loi Travail de Myriam El Khomri et les Ordonnances de Pénicaud venaient juste de faire en sorte qu'un licenciement économique puisse être justifié même en cas d'excellents résultats financiers à l'échelle mondiale, les licenciements ont été acceptées par l'administration et l'usine a fermé. La production de masques à quant à elle été délocalisée en Tunisie, et les appels à l'aide des élus locaux auprès du gouvernement sont restés lettre morte.

Moins de deux ans plus tard, une pandémie mondiale se déclenche et le personnel hospitalier comme l'ensemble de la population manque de masques. Et l'on s'étonne : pourquoi ne produit-on pas un objet aussi basique (qui ne nécessite pas de matières premières rares) en France ? Parce que des gens « diplômés » et « responsables » ont tout fait pour que ça n'arrive plus.

Ni responsables, ni compétents : ce que l'épidémie dit de nos « CSP + »

Quelle est la morale de ce conte navrant ? Elle est la suivante : alors que la centaine d'ouvrières et d'ouvriers sur place s'est battue pour maintenir son outil de production, des dizaines de hauts cadres ont dépensé toute leur énergie et leur « qualification » à l'achever pour intensifier la remontée de dividendes. Les seconds sont la catégorie professionnelle la mieux payée en raison de ses « responsabilités » et de ses « compétences ». A quels moments ces caractéristiques qui leur valent tant d'égards dans notre société et des revenus si importants ont-elles été mises en action ici ? Où est la profondeur de vue économique et sociale dans cette histoire ? Où est-elle, l'expertise des hauts cadres et le résultat de leurs heures passées en réunion ?

On peut bien sûr se dire qu'une telle épidémie, « personne ne pouvait la prévoir ». Peut-être, mais certains plus que d'autres. Et ces grandes entreprises qui se prétendent « leader de la sécurité des personnes » comme Honeywell le pouvaient plus que d'autres, si elles n'étaient pas obsédées par leur taux de profit à défaut de la poursuite d'une mission économique, au sens premier du terme : la participation aux activités d'une collectivité humaine relatives à la production et à la distribution des services. Autrement dit, en poursuivant des objectifs capitalistes, ces hauts cadres ont contribué à des résultats anti-économique : un pays qui n'a plus accès aux biens de premières nécessités sanitaires.

Tous ces cadres ont-ils mis en branle ces « grandes responsabilités » qui leur confère prestige et respect ? Bien au contraire, l'ensemble de ces gens ont produit et alimenté leur irresponsabilité collective. Le sens premier du terme de « responsabilité » implique la prise en considération des conséquences de ses actes mais également la probabilité d'en souffrir. C'est tout le contraire qui se passe puisque la classe cadre française, en détruisant l'appareil productif à coup de mode de contrôles et pression financière, n'a en aucun cas souffert de ce qu'elle a engendré. Elle a enrichit les actionnaires pour le compte desquels elle travaille, n'a pas dû en tirer grand profit pour elle-même, mais n'a pas souffert des conséquences... jusqu'à cet instant où la décrépitude de notre économie (au sens réel du terme) menace la santé de tout le monde.

En France, la colère monte, et nous sommes de plus en plus nombreux à estimer que les riches, dont Macron est le président, doivent passer à la caisse. A la question : avons-nous besoin d'actionnaires ? La réponse que la crise économique et financière qui arrive apportera sera certainement : non. Mais lorsque nous regardons l'action des (ir)responsables cadres du public et du privé, nous pouvons pousser notre réflexion plus loin : avons-nous réellement besoin des « CSP+ » ?

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