Par Jacques Cheminade
La France a pris, le 1er juillet, la présidence du Conseil européen. Le « non » irlandais et l’effondrement du système financier et monétaire international font que ce soit au sein d’une tempête. L’Europe est en panne dans le pire des contextes. C’est une panne de l’idéal et de la finalité. Faire semblant que les choses vont leur train habituel serait désastreux. Sombrer dans un pessimisme impuissant conduirait au naufrage. Alors, que faire ? Prendre conscience que c’est précisément au sein des tempêtes que l’on peut changer de cap et ramener le vaisseau à bon port, comme le Pantagruel du Quart Livre. Il est clair que l’intérêt véritable des Etats et des peuples d’Europe occidentale ne peut être représenté et protégé par les institutions bruxelloises et leurs politiques actuelles. La Tour de Babel financière et bureaucratique a été rejetée trois fois par les peuples français, néerlandais et irlandais. La scène européenne, telle qu’on a pu la voir lors du Conseil des 19-20 juin, est un théâtre d’ombres parcouru par des nains politiques dont les mains sont menottées et les pieds d’argile. L’Empire britannique, c’est-à-dire le réseau d’intérêts financiers multinationaux qui a élu Londres comme centre d’opérations, contrôle l’UE de l’extérieur, notamment par une gestion suicidaire de l’euro qui rend l’Europe impuissante face aux spéculations et fait des salaires et de la consommation des Européens des « valeurs d’ajustement ». L’Europe du Traité de Rome est devenue celle des marchands du temple.
C’est ce que je voudrais dire d’abord à Nicolas Sarkozy. Le moment des paroles lourdes est en effet venu. Nous devons recréer une espérance. Avec des critères de mobilisation de nature à inspirer enfin un sursaut républicain, venant des meilleures sources de notre culture française et européenne de bâtisseurs de cité, celle qui a engendré la Renaissance, l’essor de l’Amérique et les droits et les devoirs de l’être humain. Cela exige de nous que nous regardions par delà nos institutions qui ont échoué et nos frontières trop courtes, à l’Ouest vers les Etats-Unis et à l’Est vers la Russie, l’Inde et la Chine, comme des lieux permettant de faire naître un nouvel ordre économique mondial redonnant priorité au travail, à l’équipement de l’homme et de la nature et à un accroissement de la densité démographique à l’opposé du malthusianisme financier dominant aujourd’hui partout. De cet ordre, l’Europe peut et doit être un pivot, rendant justice à l’Afrique en coopération avec la Chine et l’Inde, retrouvant un horizon non plus de l’Atlantique à l’Oural, mais de l’Atlantique à la mer de Chine. En se dissolvant dans un ensemble supérieur ? Non, bien entendu, mais en donnant l’exemple, en se libérant de l’emprise du système anglo-saxon pour servir cette cause de l’universel et de l’humanité évoquée par De Gaulle le 18 mars 1964 à l’Université de Mexico.
L’insurmontable contradiction de Nicolas Sarkozy
Je pense qu’intuitivement Nicolas Sarkozy ressent ce que j’exprime ici. N’a-t-il pas déclaré, le 1er juillet sur France 3, qu’« il faut changer notre façon de construire l’Europe » ? Cependant, il voudrait « changer » tout en continuant à servir ceux qui l’ont porté au pouvoir. Il ne veut pas remettre en cause le principe générateur du mal européen actuel, ce que le président de la Commission, José Manuel Barroso, a appelé lors d’une récente Conférence de presse, « la nature impériale de notre Union, un empire que nous nous sommes imposés à nous-mêmes ». C’est le principe, le point commun, des Traités de Maastricht, d’Amsterdam, de Nice et de Lisbonne. Nicolas Sarkozy détruit en fait sa crédibilité en essayant de changer certaines règles du jeu pour épouser la protestation des peuples, tout en restant au sein de la règle du jeu majeur. Il est victime du dilemme d’avoir été élu grâce au soutien d’intérêts financiers associés aux marchés mondiaux, et donc aux opérations de la City, qui espèrent le voir se comporter comme un agent d’influence britannique à la mode Arnault-Bolloré-Bernheim. Et en même temps, en populiste attentif, il ressent la pression du peuple et des institutions françaises, traditionnellement opposés au libéralisme économique et à un supra-nationalisme anti-souverainiste. Il sait que les Carla et les Ingrid ne pourront lui servir éternellement de rideau de fumée. C’est pourquoi, prisonnier de sa contradiction, plus il hausse le ton en public, plus il se voit contraint de faire le contraire de ce qu’il proclame, d’où son état de tension permanent et quasi-pathologique.
Je ne suis pas de ceux qui s’en moquent. Je lui demande simplement d’en sortir.
Car si certaines de ses initiatives récentes sont intéressantes, elles ne peuvent aboutir faute d’horizon.
On l’a vu ainsi s’en prendre virulemment au commissaire britannique et affidé de Tony Blair, Peter Mandelson, et au directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), Pascal Lamy. Il a ainsi lancé, au Conseil européen du 19 juin : « Un enfant meurt de faim toutes les trente secondes et nous devrions aller négocier une coupe de 20% de la production agricole européenne. Honnêtement, je pense qu’il n’y a qu’une seule personne partageant cette opinion : c’est M.Mandelson ». Lorsque M.Lamy, socialiste saisi par la débauche de la mondialisation financière, a dévoilé son intention de convoquer les Etats les plus influents du commerce mondial, le 21 juillet à Genève, pour forcer un accord désastreux, l’Elysée, profitant de sa présidence, a aussitôt annoncé l’organisation d’une réunion des ministres des Affaires étrangères de l’Union pour encadrer M.Mandelson. On peut donc donner crédit à Nicolas Sarkozy de tenter d’éviter le pire.
La position française sur la crise alimentaire mondiale est meilleure que celle de la plupart des autres Etats européens. Michel Barnier, notre ministre de l’Agriculture, a ainsi appelé à un « Global New Deal » agricole à l’échelle de la planète et a proposé que les négociations agricoles soient retirées du cadre de l’OMC pour ne plus être soumises à une priorité commerciale. Nicolas Sarkozy a souligné le droit pour tout Etat de « protéger » ses productions et son peuple, contre les conceptions néo-libérales de Mandelson. Le Président français veut mettre l’énergie en priorité sur l’agenda européen, défend les professions victimes de la hausse du prix du pétrole et entend mettre le nucléaire au service du développement des pays du Sud, notamment méditerranéens.
Tout cela est intéressant, mais Nicolas Sarkozy reste dans la matrice des traités européens et de l’espace militaire défini par l’OTAN, ce qui le condamne non seulement à ne pas trouver les moyens financiers de sa politique mais à servir de fait des intérêts qui lui sont opposés.
Changer de cap pour une vraie Europe
Changer de cap : la manière de le faire serait pour le président de la République de saisir l’occasion de son voyage en Irlande, le 11 juillet. Au lieu de défendre un moribond, le Traité de Lisbonne, il devrait enclencher une rupture digne de ce nom, en jouant sur l’effet de surprise. Il devrait d’abord dire au peuple irlandais : « Je vous ai compris. Par delà les raisons apparemment contradictoires de votre "non", un non est un non, et je ne vais pas nous faire injure, à vous autres et à moi-même, en vous demandant de revoter. Je suis fatigué de tenter de remettre de la raison dans une maison de fous, et par conséquent nous allons ensemble construire une autre maison européenne, une vraie, pas un temple victorien. Détruisons pour cela la Tour de Babel de Bruxelles et construisons une Europe des patries et des projets qui serve le bien commun et non les marchés, les générations futures et non le capital fictif. Nous ne voulons pas d’une Banque centrale européenne dont le mode de fonctionnement bloque par définition le financement des grands projets dont nous avons besoin, nous ne voulons pas des articles 104, |1 du Traité de Maastricht ni 123 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, qui sont autant de menottes financières. Je propose un Nouveau Plan Marshall à l’échelle du monde, un Global New Deal, une ardente obligation pour nous tous, celle de rétablir les droits du développement et du travail humain contre nos ennemis communs, les gnomes de la City et de Wall Street, avec les peuples américain, russe, indien et chinois d’abord, puis avec tous les peuples et les Etats-nations du monde. Vous autres Irlandais, qui avaient accueilli le général De gaulle en 1969 et qui êtes un phare entre l’Europe et l’Amérique, avez acquis le droit d’être aux premières loges ».
Malheureusement, Nicolas Sarkozy ne prononcera pas ces paroles, car il est lié aux intérêts et à la fascination de l’Empire britannique, comme il l’a prouvé lors de son récent voyage au Royaume Uni. L’homme qui rêvait de coucher à Buckingham Palace n’est pas à la hauteur de sa mission.
Cependant, les forces de la City et de Wall Street, du fait de la gravité de la crise, ne peuvent plus gratifier leurs propres amis et doivent agir, pour sauver leurs pyramides de dettes, comme des incendiaires de l’économie physique et des peuples. Alors, on peut espérer, si notre courant rooseveltien s’étend aux Etats-Unis et si la Russie, l’Inde et la Chine continuent à se rebiffer, que l’Europe sortira de son sommeil de la raison. Mon dernier mot à Nicolas Sarkozy sera donc : « Le Titanic coule. Messieurs les Français, tirez-vous les premiers, les autres suivront ».