11/08/2022 infomigrants.net  5min #213614

Dans le nord de la France, les migrants victimes de « la politique du laisser-mourir »

Dans le carré musulman du cimetière nord de Calais, plusieurs sépultures ne sont identifiées que par un numéro. Crédit : François-Damien Bourgery

Hassan* voulait simplement faire sa toilette. Ce jeune migrant sud-soudanais de 22 ans est mort noyé, mardi 10 août, dans le canal de Bourbourg situé à proximité d'un campement informel de Grande-Synthe. Ce jour-là, "quand ils l'ont vu, ses compagnons de route l'ont sorti de l'eau et ont commencé un massage cardiaque, raconte Marie Chapelle, coordinatrice de l'association Utopia 56 pour la ville. Ils ont appelé les secours, mais il n'y avait plus rien à faire. C'était trop tard". La préfecture du Nord, elle, a précisé à l'AFP que la mort du jeune homme était dû "à une chute accidentelle".

Quelles qu'en soient les circonstances, "ce drame aurait pu être évité, déplore la militante. Si les exilés avaient accès à un dispositif d'accueil digne, si seulement Hassan avait pu prendre une douche, il ne serait pas mort dans ce canal sale et dangereux, où naviguent des bateaux de marchandises".

Hier, un jeune homme a perdu la vie près des campements de Grande-Synthe. Devant ses amis impuissants, il s'est noyé. Une mort de plus qui n'a rien d'un accident, elle est le résultat des politiques criminelles à nos frontières. Nos pensées vont à ses proches.

Le nord de la France est depuis des années une zone de transit pour des milliers de migrants qui souhaitent gagner le Royaume-Uni. Si de nombreuses personnes meurent tous les ans sur le chemin pour l'atteindre -  en mer, ou en passant par l'Eurotunnel - d'autres perdent aussi la vie avant même de tenter un passage de l'autre côté de la Manche.

Le 30 juin, Osman** n'a pas survécu à ses blessures, provoquées deux jours plus tôt par un accident sur la départementale 601 en direction de Loon-Plage. Percuté par un camion, le jeune Somalien de 25 ans vivait depuis quelques semaines dans le campement qui jouxte cette route, près de Dunkerque. Après quelques jours d'enquête, la police a conclu à un suicide.

Un mois plus tôt, le 29 mai, Meretse,  un Éthiopien de 28 ans, est mort percuté par un train de marchandises, à Calais. Le jeune homme dormait aux abords des rails, dans son sac de couchage. Épuisé par des années d'errance dans la région, il avait entamé des démarches pour rentrer dans son pays, via la procédure de retour volontaire proposée par l'l'Office français de l'immigration et de l'intégration (Ofii).

Le 10 mars, Omar Ismaïl, originaire du Soudan, est mort, tout comme Osman, percuté par un véhicule sur l'autoroute A16, à hauteur de Nouvelle-Église près de Calais.

"Errance imposée"

Suicide ou accident : pour les associations présentes sur place, ces décès sont dans tous les cas les conséquences directes et dramatiques "de la politique de non-accueil de la France", de "l'errance imposée", et du "traitement inhumain réservé aux personnes en situation d'exil", déplore Marie Chapelle.

Entre 300 à 400 personnes vivent dans le campement de Grande-Synthe, près de Dunkerque, en attendant de pouvoir passer au Royaume-Uni. Image d'archives. Crédit : Mehdi Chebil pour InfoMigrants

"Si les personnes étaient accueillies de manière correcte, s'il n'y avait pas cette pression policière permanente sur eux, nous n'en serions pas là, regrette aussi Maël Galisson, membre de l'association Gisti, qui a constitué  une importante base de données sur les exilés morts dans la région. Ne pas savoir ce que l'on va manger, comment se laver, où boire, le tout en faisant attention à la police, pousse les migrants à s'aventurer sur des zones à risques".

Pour le chercheur, cette politique est, de plus, "totalement contre-productive". "On aura beau faire du nord de la France un enfer pour les exilés, rien ne changera. Vous n'empêcherez pas une personne qui a tout quitté de vouloir atteindre son but".

Un hangar où s'entassaient jusqu'à 1 500 personnes

Cette politique du "laisser mourir, qui fait des exilés des quantités négligeables", est pourtant appliquée depuis les prémices de cette route migratoire, il y a plus de vingt ans. Déjà, au début des années 2000, des exilés mouraient sur le territoire, où rien n'avait été fait pour les accueillir.

Le 6 septembre 2001, Sabir, un ressortissant irakien de 19 ans, est mort après avoir été écrasé par un véhicule sur une route longeant l'ancien camp de Sangatte. Ce "Centre d'accueil de réfugiés" créé par l'Etat en 1999, d'abord de manière provisoire, a accueilli au total 63 000 personnes jusqu'en 2002, dans des conditions déplorables. "Cet immense hangar de tôle grise" était "planté en pleins champs", décrit Violaine Carrère dans un article de la revue  Plein droit publié en 2003.

Dans "ce lieu trop haut, trop vaste, où les bruits et les voix résonnaient... se tenaient, désœuvrés, attendant leur tour pour la douche ou pour des soins infirmiers, dessinant une longue file aux heures des repas, 800 à 1500 jeunes hommes". D'après le Haut-Commissariat aux Réfugiés de l'ONU (HCR), le centre comptait au quotidien, au moins 1 700 personnes. À certaines périodes de l'année, jusqu'à 3 000 migrants, originaires d'une cinquantaine de pays, pouvaient y patienter.

Mohammad, originaire d'Irak, a été poignardé dans cette structure, le 15 avril 2002. Il a été enterré dans le cimetière de la ville.

Dans le camp de Sangatte, fermé en novembre 2002, s'alignaient les tentes disposées pour accueillir les exilés. Crédit : Gisti

Depuis deux décennies donc, les tombes de migrants morts viennent peupler les cimetières de la région. Certaines pierres tombales ne mentionnent parfois qu'une date de naissance, un prénom, ou un surnom. Car la recherche d'informations sur la personne décédée et la quête pour retrouver ses proches dans le pays d'origine peut relever du parcours du combattant. D'après Maël Galisson, ce travail est largement laissé à la charge des associations "qui, pourtant, n'ont pas forcément le temps ni les moyens de le faire".

Les autorités, quant elles, "expédient le problème", assure-t-il. "Comme on cherche à invisibiliser les exilés à la frontière, on cherche à ce que leur mort reste inaperçue".

Depuis son décès à l'hôpital le 30 juin, le corps d'Osman, le jeune Somalien, repose aujourd'hui sous une pierre blanche et vierge de toute inscription, dans le carré des indigents d'un cimetière de Lille. Utopia56 a bien tenté de contacter son entourage, via d'autres exilés, des membres de la communauté somalienne ou l'ambassade de Somalie. En vain. "Pourtant, déplore l'association, il existe aujourd'hui et quelque part, une famille qui ignore le décès de son fils, de son frère ou de son ami".

*, ** Les prénoms ont été modifiés

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