par Olivier Chambrin
La situation stratégique évolue fortement ; l'invasion et le maintien kiévien à Koursk, la rétractation du front ukrainien dans le Donbass, l'élection de D. Trump, l'avertissement Oreshnik, la relance de la guerre au Moyen-Orient et l'effondrement syrien, ont des conséquences sur la Russie. Tentons donc d'étudier divers événements isolément avant de les intégrer dans une analyse globale à venir. Comme toujours, il s'agit d'une réflexion à partir de sources ouvertes, en essayant de se garder au maximum des biais courants et des manipulations diverses. Après l'étude du cas syrien et de celui de Koursk nous allons tenter une analyse globale.
Une triple distinction dans l'art de la guerre
On distingue classiquement - et un peu artificiellement - trois niveaux simplifiés d'action militaire qui sont, du particulier au général :
• La tactique, définie comme la manière de disposer les forces sur le terrain pour obtenir un résultat ponctuel et immédiat au détriment de l'adversaire. Dans l'armée française «La tactique c'est l'art d'utiliser au mieux les moyens militaires en fonction du milieu et des facilités offertes par la technique, dans le but de réduire l'adversaire par le combat ou la menace du combat, car la tactique comporte, comme la stratégie, ses points d'orgue et ses silences». Général Gambiez (RFT 3.2.1 précis de tactique générale). La conception russe, héritée de l'URSS, repose sur la primauté de l'offensive, celle du feu et un commandement très centralisé. La particularité est l'intégration de la tactique dans l'art opératif, qui définit l'emploi tactique d'unités sur un théâtre pour obtenir des résultats stratégiques. Dans ce cadre, la tactique a pour but direct la destruction des forces ENI. 1
• L'art opératif est une création soviétique des années 1920 : Triandafilov insistait sur la profondeur, Varfolomev sur l'action de choc, Svietchine conceptualisa la défense stratégique et créa la notion d'art opératif, Issersson intégra la massification et l'inadaptation de la logique linéaire au profit d'un système échelonné, Toukhatchevski développa -trop- la notion d'action en profondeur et la mécanisation. Ce concept tenait compte de l'aporie de la 1GM : la taille des armées d'états modernes extrêmement résilients rendait impossible l'exploitation stratégique de percées tactiques («la bataille décisive» du modèle occidental de la guerre depuis l'Antiquité selon V.D Hanson). L'art opératif consiste donc à recourir à des opérations chaînées, programmées dans la durée, tenant compte du potentiel global de l'état en plus de sa capacité purement militaire. Les Occidentaux reconnaissent l'existence d'un niveau intermédiaire, dit opérationnel, entre tactique et stratégie, sans réellement adopter l'opératique de l'art opératif soviéto-russe. 2
• On peut définir la stratégie comme un ensemble d'actions prévisionnelles coordonnées visant à atteindre des objectifs précis, souvent à moyen ou long terme. Selon Clausewitz «La tactique est la théorie de l'emploi des forces dans l' engagement alors que la stratégie est celle de l'emploi de l'engagement en vue de la décision finale». Pour le Larousse, la stratégie est «1. Art de combiner l'action de forces militaires en vue d'atteindre un but de guerre déterminé par le pouvoir politique. 2. Art de coordonner l'action de forces militaires, politiques, économiques et morales impliquées dans la conduite d'une guerre ou la préparation de la défense d'une nation ou d'une coalition». La conception française allie art opératif et stratégie et par bien des aspects, grande stratégie 3, en s'appuyant sur la conceptualisation puis la programmation dans sa planification stratégique. Toutefois, on doit noter que notre pensée stratégique est désormais tributaire de celle de l'OTAN puisque le Centre interarmées de concepts, doctrines et d'expérimentations (CICDE) s'appuie pour définir notre processus national sur la Comprehensive Operations Planning Directive rédigée par l'Allied Command Operations de l'OTAN. Une situation d'ailleurs en adéquation avec l'article 47 du Traité de Lisbonne (V. résolution du Parlement européen du 19 février 2009). L'OTAN définit la stratégie comme «Composante d'une stratégie nationale ou multinationale, qui traite de la façon dont la puissance militaire doit être développée et appliquée dans l'intérêt du pays ou du groupe de pays».
Typologie appliquée à la Seconde guerre mondiale
En résumé, ces notions s'articulent de manière croissante et «emboîtée». Si l'on observe le dernier conflit mondial :
• Les Allemands depuis Moltke l'ancien étaient les maîtres de la tactique, mais cela conditionnait une recherche de la victoire décisive (généralement par enveloppement des forces militaires ENI) qui permettait de gagner des batailles mais pas la guerre, dans le contexte moderne 4. Après avoir influencé l'emploi des Stosstruppen pour rompre les front occidental en suivant les lignes de moindre résistance, cette philosophie détermina la Blitzkrieg, seul moyen, par une victoire rapide avant épuisement des ressources, de parvenir à compenser un double front géographique et une capacité biologique et industrielle insuffisantes pour gagner une guerre durable à grande échelle. Cette vision imprègne encore largement les militaires états-uniens (modèle de l'Air Land battle remplacé en 2001 par la Full spectrum superiority) mais elle est réduite à une dimension technique dominée par la stratégie.
• Les Soviétiques - et les Russes actuellement - ont développé une notion qui dépasse le cadre tactique et enchaîne les opérations successives dans le but plus large de rompre le dispositif opérationnel local sur les différents théâtres, et en s'enfonçant dans la profondeur afin d'atteindre les forces vives de l'État ENI pour détruire sa capacité de génération de forces. Ce primat tient compte du blocage stratégique du front occidental lors de la 1G Il s'explique par les conditions de l'effondrement de l'armée russe sur le front occidental en 1917, puis du régime impérial qui en résulta, et par la vision scientifique privilégiée en URSS (d'ailleurs dans la continuité de la vision française).
• La stratégie vise encore plus large, en associant les opérations sur plusieurs fronts et en mettant l'accent sur les capacités de production, de mobilisation et de logistique de l'adversaire, les Anglo-saxons ont particulièrement maîtrisé cette dimension. Cela s'explique par le caractère thalassocratique de la Grande Bretagne, transféré aux USA lorsque leur puissance démographique et économique en fit l'hégémon occidental en deux phases, 1917 puis 1945.
La «grande stratégie»
Théorisée notamment par le Britannique Liddel Hart, elle est aujourd'hui enseignée dans les universités et les académies militaires aux USA, principal pays - avec la RPC - depuis la chute de l'URSS, à l'utiliser en tant qu'hégémon planétaire. En effet la grande stratégie peut émaner de petits États (notamment dans le cadre d'alliances, de lutte pour la survie politique ou le développement économique) mais elle est souvent un outil de puissance pour des empires à vocation régionale voire universaliste :
• Rule Britannia (règne, Britannia) ou America First (L'Amérique d'abord)
L'héritage historique explique que ce sont les Britanniques puis les États-uniens qui l'ont développé (grand strategy). Plutôt que de devoir mobiliser des ressources, qu'ils n'avaient d'ailleurs pas depuis la guerre de Cent ans, pour mener une action globale en Europe (puis globale lorsque la marine à voile devint intercontinentale), le Royaume-Uni a misé sur sa flotte et la capacité de projection de contingents limités mais performants en tant que levier d'influence (recouvrant la définition actuelle des «effecteurs» au sens large au-delà de l'emploi tactique) sur les évolutions politiques en Europe. Ciblant systématiquement la puissance continentale susceptible de fédérer le continent, cela permit aussi de vaincre les rivaux Français, Espagnols, Portugais et Néerlandais en Outre-mer dans le cadre d'économies coloniales. Mais la supériorité locale des forces militaires britanniques n'était possible que parce les déploiements étaient intégrés à une stratégie plus globale, tenant compte des autres facteurs de puissance (économie et ressources naturelles, démographie, commerce et fiscalité, transports et technologie...). Cela peut être considéré comme la grande stratégie, un concept empiriquement mis en œuvre par d'autres grands empires (Assyrien, athénien de la ligue de Délos contre Sparte, Perses, Romains, Byzantins, Royaumes combattants chinois, Arabes et Ottomans...). La politique prédatrice de la Rome républicaine et du Principat principalement, semble particulièrement fasciner le Patriciat capitolin états-unien 5 en sus de la tradition héritée de la Grande Bretagne.
• Deutschland über alles (l'Allemagne au dessus de tout)
Après l'abandon définitif du projet impérial, la construction d'un Reich ethnique prenant le pas sur le souvenir du Saint Empire romain et germanique démantelé par Napoléon Ier, les Allemagnes réunies se sont centrées sur la domination de leur hinterland centre-européen et la Russie, et la neutralisation de la France et du Royaume-Uni. Pourtant pays de naissance de la géopolitique (Haushoffer), l'Allemagne de la 2ème GM ne sut jamais développer une véritable stratégie, paradoxalement victime de l'excellence de sa science militaire. Hitler, au-delà de sa folie génocidaire, était capable non seulement de fulgurances opérationnelles, mais avait une réelle vision stratégique (handicapée par le fait qu'il restait un esprit façonné par le XIXème siècle, peu conscient de l'émergence nord-américaine) qu'il ne put jamais réellement imposer à l'OKW. La Wehrmacht (avec l'exception de la victoire à l'Ouest en 1940, davantage imputable à des causes particulières chez ses ennemis) n'était pas un outil façonné pour la stratégie, et l'économie du Reich même après 1943 ne pouvait soutenir une grande stratégie.
• Нам нужна победа (il nous faut une victoire)
L'URSS, lorsque son existence fut assurée dans les années 1920, développa une véritable grande stratégie mondialiste, qui disparut dans une certaine mesure lorsque Staline détruisit la faction internationaliste. Confrontée au risque d'annihilation l'Union soviétique fit évoluer l'art opératif. Staline, après une première phase de panique répressive, toléra les erreurs des chefs militaires comme un apprentissage et accepta même que la STAVKA gère les opérations. Dans un appareil étatique contrôlé politiquement il conserva la maîtrise de la stratégie politique pour vaincre nazisme et Japon. L'URSS sut développer une stratégie continentale, en Europe et Extrême Orient. La lutte d'influence avec les USA imposa une globalisation, finalement partielle : Les nations européennes avaient perdu leur influence après 1945 et surtout 1956 (Allemagne dominée, Royaume-Uni vassalisé après Suez, France perdant son Empire et confrontée - déjà - à ses limites démographiques et économiques). On peut toutefois considérer, à rebours de l'impression ressentie à L'Ouest, que ces développements répondaient en réalité à une finalité défensive «de l'avant» (donc agressive). Très géo-centrée, l'assistance aux «pays frères» dans le Monde n'était finalement qu'une stratégie périphérique, para-coloniale et relativement secondaire. Cela visait le statu quo davantage qu'une résurgence du véritable internationalisme révolutionnaire qui aurait nourri une authentique grande stratégie. Actuellement, loin des phantasmes de la propagande occidentale sur le rêve supposé de recréation de l'Empire des Tsars, la Fédération de Russie s'inscrit simplement dans une continuité stratégique conditionnée par l'Histoire mais surtout la géographie, dont le but est de préserver son existence. Toutefois, cela s'inscrit dans un contexte de guerre civilisationnelle huntingtonienne et s'appuie sur un multilatéralisme qui ressortent effectivement de la grande stratégie pour un État civilisationnel comme la «Troisième Rome».
• Nous vaincrons car nous sommes les plus forts
Après le projet capétien quasi-millénaire mêlant une construction locale par extension/consolidation et un interventionnisme continental, la France a développé une grande stratégie dans le cadre de l'universalisme conquérant républicain, puis du projet européen napoléonien. Par la suite, même au faîte de sa puissance, elle n'en a plus réellement tenté. L'expansion coloniale (l'avenir allait le prouver : économiquement ruineuse, suicidaire démographiquement et douteuse moralement) fut subie pour compenser le blocage en Europe face au Deuxième Reich après 1871, plus que conceptualisée et souhaitée. La Gauche de Ferry trouva des justifications a posteriori d'une colonisation qui n'avait été ni anticipée ni planifiée et dont les objectifs n'avaient pas été fixés pour fournir un cadre clair aux opérations militaires. En Europe, les jeux d'alliance témoignent de cette absence de vision à long terme, étant plutôt des réponses ponctuelles à des menaces et des crises. Ainsi, la politique française de la fin du XIXe et du XXe siècles (hors la parenthèse gaullienne) semble avoir été bâtie en réaction à des circonstances conjoncturelles ou sous influence. C'est désormais le cas de l'intégration fédéraliste dans l'Europe, de l'intégration dans l'OTAN, des politiques migratoires et énergétiques et de la politique industrielle. Au plan militaire toutefois, l'armée française - qui aurait mérité d'être au service de décideurs politiques de meilleure qualité morale et technique - a su élaborer des stratégies correspondant au nouveau contexte post 1945, en matière de contre-subversion et de Dissuasion, réalisant une - douloureuse - bascule en délaissant les Colonies pour se tourner vers l'Europe. La définition française de la stratégie se superpose souvent à celle de la grande stratégie anglo-saxonne. Elle peut être résumée (Bauffre-Coutau Begarie-Soutou) comme étant «l'art de la dialectique des volontés et des intelligences employant entre autres la force ou la menace de recours à la force à des fins politiques». Cette définition est admise par les autorités militaires françaises, mais existe-il encore une grande stratégie décidée et animée par les responsables de l'État en France ?
Synthèse
En bref, la tactique est une opération directe militaire orientée vers les forces ennemies, l'art opératif est une action militaire combinée et orientée vers les forces mais aussi l'État ennemi, la stratégie est une réflexion militaire subordonnée à la politique. La grande stratégie dépasse le plan militaire en intégrant d'autres dimensions (économiques, diplomatiques, démographiques, politiques). Mais elle diffère de la diplomatie par son focus sur l'action militaire. Avec pour but la réalisation des intérêts de l'État qui l'applique, elle planifie des effets à long voire très long terme, par l'emploi de tous les moyens disponibles, militaires et autres, appliqués à tout le spectre d'activités de l'État adverse et des autres (alliances, neutralité...). On peut tenter - audacieusement - de résumer ainsi : La tactique permet de gagner des batailles, l'art opératif et la stratégie de gagner la guerre et la grande stratégie de gagner la paix.
Après avoir posé ces rappels préalables, nous envisagerons dans une seconde partie l'application de la grande stratégie états-unienne dans le monde contemporain, avec un éclairage particulier de l'affrontement avec la Russie par le proxy kiévien et les États ancillaires de l'OTAN.
source : Stratpol
- ENI : ennemies ou hostiles en jargon militaire.
- Le sujet a trouvé une forte actualité avec la guerre contre Kiev et l'OTAN, l'état-major russe appliquant toujours cette méthode. Les nouveaux armements interdisent toute concentration nécessaire aux offensives blindées massives de jadis. Mais le principe de combinaison enchaînée et pluri-spectrale des actions militaires reste d'actualité.
- Une notion que Foch avait explorée avant Liddel Hart et que son rôle de généralissime des armées alliées lui a permis d'affiner.
- Ce que Hitler résumait injustement en se moquant des «pas de danse» de Von Manstein, un de ses plus brillants tacticiens.
- Voir les travaux de Luttvak et de leur traduction diplomatique par Kissinger.