
par Mounir Kilani
À Kiev, pendant que missiles et blackouts rythment le quotidien, l'intime se réinvente en expérience premium. Entre résilience revendiquée, discours thérapeutique et marketing bien huilé, la guerre devient aussi un marché - où le trauma se décline en produits adaptés, à condition d'en avoir les moyens. Quand le conflit s'éternise, même le désir finit par trouver son business model. Bienvenue chez N'JOY, le sex-shop qui emballe la guerre en opportunité lifestyle chic et inclusive.
Le concept store de l'intime sous les sirènes
Au cœur d'une Kiev bombardée depuis février 2022, N'JOY continue de briller - avec une ironie si cruelle qu'elle en devient presque comique. Ouvert en février 2025 par trois entrepreneuses «visionnaires», dont la star businesswoman Svitlana Paveletska, cet «espace d'éducation sexuelle» se veut moderne, décomplexé, accessible aux personnes à mobilité réduite - comme si le trauma collectif pouvait se décliner en concept store globalisé, entre un latte bio et un atelier sur la résilience orgasmique.
Design lumineux et ludique signé Nastia Mirzoyan, atmosphère cosy qui fleure bon Berlin ou Brooklyn : tout est calibré pour effacer les clichés du sex-shop glauque et transformer l'intime en expérience premium. On y vient autant pour un jouet érotique «adapté» que pour une leçon de bien-être post-traumatique - parce que, évidemment, rien ne dit «normalisation» comme un présentoir chic au milieu des sirènes d'alerte aérienne.
Le hors-champ : ceux que le marché ne voit pas
Mais ce décor soigneusement scénographié produit aussi son hors-champ. Ceux qui n'entrent jamais dans ces lieux n'apparaissent ni dans les reportages design ni dans les stories Instagram : vétérans en zones rurales, soldats démobilisés loin de Kiev, couples éclatés par la mobilisation ou l'exil, femmes seules vivant avec des pensions amputées comme les corps qu'elles sont censées compenser.
Pour eux, la sexualité n'est ni atelier à 1200 hryvnias ni parcours de soin premium, mais une variable dissoute dans la fatigue, la honte et une précarité où l'allocation mensuelle d'un blessé grave équivaut à peine au prix d'un vibromasseur «adapté» en vitrine. Le marché ne les exclut pas par cynisme idéologique, mais par logique économique : ils ne constituent ni une cible solvable ni une vitrine médiatique.
Un positionnement génialement opportuniste dans le conflit
La vraie prouesse - et la source d'une ironie abyssale - réside dans ce marketing frontal de la guerre. N'JOY intègre dès l'ouverture les «besoins spécifiques» des vétérans : amputés, traumatisés de l'ESPT (État de Stress Post-Traumatique), tous ces héros qui reviennent du front avec des corps abîmés et des âmes en miettes.
Vibrateurs mains libres, accessoires pour mobilité réduite, partenariats avec sexothérapeutes... L'intime devient fonctionnel, inclusif, et surtout soigneusement emballé en argument commercial irrésistible.
En 2025, cette orientation «humanitaire» culmine avec un espace dédié à la réhabilitation sexuelle... parce que rien ne vaut un rayon premium pour rappeler que la sexualité reste essentielle, même quand le pays compte des dizaines de milliers d'amputés. Un atelier Retrouver l'intimité peut y coûter l'équivalent d'une demi-pension d'invalidité militaire. Des chiffres terrifiants, rarement assortis d'un accès universel gratuit... pendant que l'aide internationale finance prioritairement les armes plutôt que les prothèses... intimes ou non.
Le besoin est réel, reconnu par les experts. Mais il se heurte à un décalage fondamental de temporalité : la reconstruction intime est lente, non linéaire, faite de rechutes et de silences ; le marketing, lui, exige visibilité immédiate, cycles courts et normalisation accélérée. Là où le corps blessé réclame durée et continuité, l'économie de guerre urbaine impose rythme, narration et rentabilité. Ce décalage n'est pas secondaire : il structure tout le malaise.
Les fondatrices, Svitlana Paveletska en tête, défendent une mission quasi philanthropique : briser les tabous dans une société encore conservatrice. Difficile de contester - sauf quand cela prend la forme d'un slogan sexy pour booster les ventes.
Le contraste élite, avec une ironie presque caricaturale
Le profil de Paveletska rend l'ironie encore plus savoureuse, presque trop parfaite pour être vraie. Cofondatrice du respecté éditeur Knyholav et d'une agence de communication primée, elle devient en novembre 2025 la fiancée officielle de Dmytro Kuleba - oui, l'ex-ministre des Affaires étrangères (2020-2024), ce visage grave de la diplomatie pro-occidentale sous Zelensky, celui qui suppliait le monde pour des missiles pendant que d'autres supplient pour l'électricité.
Le couple, ensemble depuis 2021 et amis depuis plus de 20 ans, incarne l'élite kiévienne cosmopolite : hyper-visible sur les réseaux, posts filtrés avec soin, mode de vie qui tranche radicalement avec les pénuries, les mobilisations forcées et les sacrifices du commun des mortels. Pendant qu'une Ukraine survit sous les blackouts et les sirènes, l'autre pose avec bague de fiançailles et lance des boutiques où la résilience se monnaye en rayon dédié.
Un marketing qui divise, amuse les cyniques et fait grincer des dents
Sur Instagram et Telegram, N'JOY n'hésite pas : posts sur l'intimité pendant les alertes aériennes, sur le sexe avec un partenaire au front, ou sur la redécouverte d'un corps mutilé. Ateliers Sexe et guerre, conférences avec experts... Paveletska parle de normalisation sincère - «Les militaires ont besoin de réhabilitation sexuelle» -, une vérité incontestable, emballée ici en contenu viral et accrocheur.
Les médias occidentaux et ukrainiens saluent souvent l'initiative : Forbes Ukraine célèbre l'ouverture, Dezeen et Wallpaper vantent le design inclusif, un article allemand loue l'aide aux vétérans. L'innovation en temps de guerre reste une valeur sûre - surtout quand elle monétise la résilience sans déranger les équilibres.
Mais ce ton flirtant avec l'érotisation du trauma provoque rires amers et critiques acerbes. Pourquoi une boutique privée premium au centre de Kiev plutôt qu'un programme public financé par les milliards d'aide ? Dans un pays où les vétérans peinent à obtenir des prothèses basiques ou un suivi psychologique gratuit, cette sophistication fait sourire jaune.
La question n'est pas morale, elle est structurelle : quand l'État gère la mort et la mobilisation, le marché hérite du plaisir, de la réparation et de l'intime. Une division biopolitique implicite, jamais débattue, installée par défaut à mesure que la guerre s'enlise.
Instrumentalisation prévisible dans la guerre informationnelle
Fin 2025, les médias russes s'emparent de l'affaire pour dénoncer la «décadence» kiévienne : une élite privilégiée qui vend la souffrance nationale en gadgets intimes pour amputés. Propagande évidente, mais qui amplifie une polémique interne déjà bien réelle.
Les médias ukrainiens mainstream restent prudents : couverture positive sur l'éducation sexuelle, silence gêné sur le grotesque potentiel. Priorités obligent : infrastructures énergétiques en ruine, pertes territoriales, fatigue généralisée. L'intime paiera plein pot.
Fracture sociétale béante, avec un cynisme assumé
N'JOY cristallise une Ukraine fin 2025 profondément clivée : d'un côté, une élite urbaine agile, capable d'innover, de communiquer et de monétiser des niches - même le trauma post-guerre ; de l'autre, une population épuisée par les coupures, les morts et une mobilisation brutale.
Ce phénomène n'est ni inédit ni spécifiquement ukrainien. Les guerres longues ont toutes vu émerger des économies parallèles de l'intime : sexualité compensatoire, bien-être thérapeutique, spiritualités de marché. Quand la paix ne vient plus, la société cesse de l'attendre : elle segmente, adapte, vend.
L'intime au marché : symptôme d'une guerre sans fin
À l'hiver 2025-2026, alors que le conflit s'enlise dans l'attrition, N'JOY symbolise la normalisation de l'exception. La guerre ne suspend plus le marché : elle l'oriente, le stimule, le rend plus créatif et plus premium.
La sexualité devient un marqueur paradoxal d'adaptation : preuve que même sous les missiles, on peut consommer, aimer, innover... si l'on en a les moyens.
Pendant ce temps, les blessés s'accumulent, les prises en charge publiques restent fragmentaires. Le vide institutionnel laisse le terrain aux acteurs privés - rapides, efficaces, sans comptes à rendre.
Quand l'aide internationale finance armes et générateurs mais délègue l'intime au marché, une hiérarchie des souffrances s'installe : certaines visibles et subventionnées, d'autres reléguées aux rayons spécialisés, où le prix d'une consultation avec un sexothérapeute partenaire excède le salaire mensuel médian à Kiev - option cadeau discret.
Sur les réseaux ukrainiens, l'indignation initiale a laissé place à une lassitude cynique. Plus personne ne s'étonne vraiment que certains transforment le trauma en business pendant que d'autres survivent à peine. Cette fatigue dit tout : une société qui tient encore, mais fracturée entre ceux qui emballent la résilience et ceux pour qui elle reste brute, sans filtre ni produit adapté.
Dans les guerres qui durent, la question n'est plus de savoir si l'on peut encore vivre, aimer ou désirer, mais à quel prix, dans quels lieux, et pour qui.
sources
• Article détaillé sur l'ouverture par Svitlana Paveletska et ses associées
forbes.ua
• Design du magasin par Nastia Mirzoyan
dezeen.com
• Mention de l'inclusivité pour les personnes à mobilité réduite et focus sur les handicaps
insider.ua
• Profil de Svitlana Paveletska et fiançailles avec Dmytro Kuleba (novembre 2025)
unn.ua
• de : «Sexualität im Krieg : Eros in Kyjiw» (30 août 2025)
taz.de