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 Trump agite le drapeau blanc et met fin à la guerre au Yémen

Évaluation des avertissements émis par le Foreign Affairs sur les risques d'une Allemagne raffermie et remilitarisée

Par Andrew Korybko − Le 25 avril 2025 − Source korybko.substack.com

Quelle est la probabilité qu'une Allemagne potentiellement ultra-nationaliste « se remette à négocier ses frontières ou outrepasse les délibérations qu'affectionne l'UE pour passer au chantage militaire ? »

 Foreign Affairs a émis début avril un avertissement : une Allemagne  reprenant courage et  remilitarisée pourrait poser un nouveau défi envers la stabilité de l'Europe. Foreign Affairs est convaincu que le «  Zeitenwende » [changement d'ère historique] d'Olaf Scholz, l'ancien chancelier, « est cette fois-ci concret » au sens où son successeur Friedrich Merz dispose désormais du soutien parlementaire et populaire pour  transformer son pays en Grande Puissance. Une telle transformation pourrait supposément bénéficier à l'Europe et à l'Ukraine, mais ne serait pas sans poser trois risques importants.

Selon les deux auteurs de l'article, ces risques impliqueraient : davantage de guerre hybride menée par la Russie contre l'Allemagne ; une montée du nationalisme dans les pays voisins de l'Allemagne, induite par cette montée de l'Allemagne ; et une possible explosion de l'ultra-nationalisme en Allemagne. Le catalyseur de tout cela est  le désengagement progressif des États-Unis hors de l'OTAN, induit par la re-priorisation par l'administration Trump de la zone Asie-Pacifique. Au fur et à mesure de la diminution de l'influence étasunienne, des vides politiques et sécuritaires vont se faire sentir, et d'autres acteurs vont entrer en compétition pour les remplir.

Précisons que l'article traite davantage des avantages d'une mise en œuvre retardée du « Zeitenwende » de Scholz, que les auteurs présentent comme voué à se produire depuis longtemps, et comme une réponse naturelle au catalyseur susmentionné, vu que l'Allemagne constitue de facto d'ores et déjà le pays dirigeant l'UE. Dans le même temps, évoquer les risques raffermit aux yeux de certains lecteurs leur crédibilité, leur permet d'en faire subtilement porter l'ombrage à Trump, et fait apparaître les auteurs comme prescients dans l'occurrence où ces risques devaient se concrétiser.

Prenons pour commencer le premier des trois risques. Il est prédit que l'Allemagne et la Russie vont mener l'une contre l'autre davantage d'opérations de renseignements si la première assume le rôle de dirigeante du continent en contenant la seconde, chose que celle-ci considérerait bien sûr comme une menace latente pour des raisons historiques évidentes. L'article ne fait aucune mention de la manière suivant laquelle un tel nouveau rôle allemand poserait problème aux intérêts russes, et dépeint fallacieusement toute réponse potentiellement apportée par Moscou comme une agression non provoquée.

L'article se montre plus juste au sujet du deuxième risque de montée du nationalisme dans les pays voisins en réaction à une Allemagne reprenant du poil de la bête et remilitarisée, mais n'apporte guère de détails à cet égard. La Pologne constitue sans doute le candidat le plus probable pour cela, car de tels sentiments sont déjà en cours de développement dans sa société. Il s'agit d'une réaction à la coalition libéro-globaliste au pouvoir, à sa  soumission perçue à l'Allemagne, et à des préoccupations de ce qu'une Allemagne potentiellement dirigée par l'AfD 𝕏 puisse essayer de revendiquer ce que la Pologne considère comme ses « Territoires Récupérés ».

Le dernier risque s'établit sur ce que les auteurs décrivent comme le scénario du pire d'« un appareil militaire allemand d'abord renforcé par des gouvernements politiquement centristes et pro-européens [tombant] entre les mains de dirigeants désireux de revenir sur les frontières de l'Allemagne, ou d'abandonner les délibérations menées dans le style de l'UE pour recourir à un chantage militaire. » C'est cette potentielle conséquence qu'il est le plus important d'évaluer, car celle-ci reste incertaine, alors qu'on peut s'attendre à ce que les deux premières soient des traits durables de cette nouvelle ère géopolitique en Europe.

Il faut s'attendre à ce que le résultat des élections présidentielles polonaises, le mois prochain, détermine fortement la dynamique à venir des relations polono-allemandes. Si le conservateur sortant se voit remplacé par le candidat libéral, la Pologne va sans doute soit se subordonner encore davantage à l'Allemagne, soit compter sur la France pour jouer l'équilibre entre elle-même et les États-Unis, soit  se tourner vers la France. Une victoire des candidats conservateur ou populiste, au contraire, diminuerait la dépendance envers l'Allemagne soit en équilibrant celle-ci avec la France, soit  en remontant la priorité des États-Unis.

Il est prévu que la France apparaisse de manière plus marquée dans la politique étrangère de la Pologne dans tous les cas, au vu du partenariat historique liant ces pays depuis l'ère napoléonienne, ainsi que de leurs préoccupations actuelles partagées au sujet de la menace aux deux pays que pourrait provoquer une Allemagne raffermie et remilitarisée. Les Français sont dans l'ensemble moins soucieux que certains Polonais de voir l'Allemagne revendiquer des territoires, et se montrent nettement plus anxieux à l'idée de perdre leurs chances de diriger l'Europe ou bien dans son ensemble ou bien en partie après que le  conflit ukrainien aura trouvé sa fin.

La France, l'Allemagne et la Pologne sont en compétition  les unes contre les autres à cet égard, les débouchés les plus probables de cette compétition étant soit une hégémonie allemande suivant la vision « Zeitenwende », soit une prise de contrôle conjointe par la France et la Pologne de l'Europe Centrale et Orientale, soit le retour d'un « Triangle de Weimar » pour diriger l'Europe de manière tripartite. Tant que resteront en vigueur les libres échanges de personnes et de capitaux au sein de l'UE, chose qui n'est évidemment pas garantie, mais reste probable, les chances de voir une Allemagne menée par l'AfD s'employer à revisiter ses frontières avec la Pologne sont faibles.

En effet, les Allemands suivant ce raisonnement pourraient simplement acheter des terres en Pologne et s'y installer selon leur bon vouloir, certes en s'assujettissant aux lois polonaises, qui ne sont guère différentes des lois allemandes pour ce qui concerne la vie quotidienne. En outre, si l'Allemagne projette certes de mener une escalade militaire sans précédent, la Pologne a déjà bien entamé la sienne, et ce de manière particulièrement réussie, puisque le pays est devenu  la troisième armée de l'OTAN en nombre l'été dernier.

Il est également  peu probable que les États-Unis se retirent totalement de Pologne, et encore moins de l'ensemble de l'Europe centrale et orientale, et des soldats étasuniens vont sans doute rester toujours sur place, tenant lieu de dissuasion mutuelle face à la Russie et l'Allemagne. Aucun de ces pays ne compte envahir la Pologne, si bien que cette présence serait en grande partie symbolique, dans l'objet de rassurer psychologiquement la population polonaise, historiquement traumatisée, qu'elle vit en sûreté. En tous cas, on peut en retenir que le scénario du pire évoqué par les auteurs ne va très probablement pas se produire.

En résumé, les causes en sont que : la Pologne va soit se subordonner à l'Allemagne après les prochaines élections, ou compter davantage sur la France pour équilibrer l'Allemagne (si elle ne remonte pas la priorité des États-Unis au-dessus de celles de ces deux pays) ; la libre circulation des personnes et des capitaux induite par l'UE va sans doute continuer d'exister au moins un certain temps ; et les États-Unis ne vont pas abandonner l'Europe centrale ni orientale. Ces facteurs vont donc : apaiser ou équilibrer une Allemagne ultra-nationaliste (par exemple, dirigée par l'AfD) ; et dissuader un potentiel révisionnisme allemand (que celui-ci soit légal ou militaire).

Pour conclure, on peut donc affirmer que le nouvel ordre qui est en cours de façonnement en Europe ne va probablement pas conduire à un rétablissement des risques de l'entre-deux-guerres évoqués par le scénario du pire établi par Foreign Affairs, mais plutôt à la création de sphères d'influence sans tensions militaires. Que la Pologne s'affirme fermement seule, qu'elle s'allie à la France, ou qu'elle se subordonne à l'Allemagne, il ne faut s'attendre à aucun changement de frontière que ce soit à l'Ouest ou  à l'Est, et toutes les formes de compétition germano-polonaise restent envisageables pour l'avenir.

Note du traducteur : quand les Français vont redécouvrir la notion de géopolitique et l'existence des rapports de force, ils vont véritablement tomber des nues en ouvrant les yeux sur ce type de problématique. D'ici là, continuons d'être uniformément européistes, de refuser de voir le monde tel qu'il est, et agitons nous sur notre chaise en criant : « l'Europe, l'Europe, l'Europe ». Tant que l'orchestre continue de jouer, on peut continuer de s'auto-effondrer en bons somnambules.

Andrew Korybko est un analyste politique étasunien, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la  Guerre hybride.

Traduit par José Martí, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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