16/05/2021 les-crises.fr  13 min #189645

Le président Biden annonce le retrait des Gis d'Afghanistan

Le fiasco afghan ou la mort de l'Empire américain - par Chris Hedges

Le leadership américain a trébuché d'une débâcle militaire à l'autre, titubant sur une trajectoire reproduisant les tristes fins d'autres puissances impériales historiques.

Source :  Consortium News, Chris Hedges
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Un hélicoptère de l'armée américaine près de Jalalabad, en Afghanistan, le 5 avril 2017. (Armée américaine, Brian Harris, Wikimedia Commons)

La défaite de l'Amérique en Afghanistan s'inscrit dans une série de bévues militaires catastrophiques qui annoncent la mort de l'empire américain. À l'exception de la première guerre du Golfe, menée en grande partie par des unités mécanisées en plein désert qui n'ont pas - et à bon escient - tenté d'occuper l'Irak, les dirigeants politiques et militaires des États-Unis sont passés en errant d'une débâcle militaire à une autre.

La Corée. Le Vietnam. Le Liban. L'Afghanistan. L'Irak. La Syrie. La Libye. La trajectoire des fiascos militaires est un parfait miroir des tristes fins des empires chinois, ottoman, russe, habsbourgeois, français, britannique, néerlandais, portugais et soviétique. Bien que chacun de ces empires se soit décomposé avec ses propres particularités, ils ont tous présenté des schémas de disparition qui correspondent à l'expérience américaine.

L'ineptie impériale se double d'une ineptie intérieure. L'effondrement de la bonne gouvernance à l'intérieur du pays, avec des systèmes législatif, exécutif et judiciaire tous aux mains du pouvoir des entreprises, garantit que ce sont des gens incompétents et corrompus, des gens qui se consacrent non à l'intérêt national mais à l'accroissement des profits de l'élite oligarchique, qui mènent le pays tout droit dans un cul-de-sac.

Les dirigeants et les chefs militaires, mus par un intérêt personnel vénal, sont souvent les bouffons d'une grande opérette comique. Comment penser autrement à Allen Dulles, Dick Cheney, George W. Bush, Donald Trump ou l'infortuné Joe Biden ? Si leur vacuité intellectuelle et morale est souvent sinistrement divertissante, elle est en revanche meurtrière et barbare envers leurs victimes.

Depuis 1941, on ne trouve pas un seul cas où on aurait vu les coups d'État, les assassinats politiques, les fraudes électorales, la propagande noire, le chantage, les enlèvements, les campagnes brutales de contre-insurrection, les massacres approuvés par les États-Unis, la torture dans des sites secrets mondiaux, les guerres par procuration ou les interventions militaires menées par les États-Unis, pas un seul cas n'a abouti à la mise en place d'un gouvernement démocratique. Les guerres qui durent depuis deux décennies au Moyen-Orient, la plus grande erreur stratégique de l'histoire américaine, n'ont laissé dans leur sillage qu'un État défaillant après l'autre. Pourtant, personne au sein de la classe dirigeante n'est tenu pour responsable.

Bourbiers

Lorsqu'elle est menée au service d'absurdités utopiques, comme l'implantation d'un gouvernement client à Bagdad, un gouvernement qui transformera la région, y compris l'Iran, en protectorats américains, ou lorsque, comme en Afghanistan, il n'y a pas de vision du tout, alors la guerre se transforme en bourbier.

L'énorme budget et les ressources considérables allouées à l'armée américaine, en tenant compte de la demande de Biden de 715 milliards de dollars pour le département de la Défense au cours de l'année fiscale 2022, soit une augmentation de 11,3 milliards de dollars, ou 1,6 %, par rapport à 2021, ne sont finalement pas une question de défense nationale. Le budget militaire pléthorique est prévu, comme l'explique Seymour Melman dans son livre The Permanent War Economy, principalement pour empêcher l'économie américaine de s'effondrer. Tout ce que nous fabriquons désormais, ce sont des armes. Une fois que l'on a compris cela, la guerre perpétuelle prend tout son sens, du moins pour ceux qui en tirent profit.

Dire que l'Amérique défendrait la démocratie, la liberté et les droits humains pourrait être une énorme surprise pour ceux qui ont vu leurs gouvernements démocratiquement élus être bafoués et renversés par les États-Unis au Panama (1941), en Syrie (1949), en Iran (1953), au Guatemala (1954), au Congo (1960), au Brésil (1964), au Chili (1973), au Honduras (2009) et en Égypte (2013). E

t cette liste laisse en dehors une foultitude d'autres gouvernements qui, bien que de type despotique, comme ce fut le cas au Sud-Vietnam, en Indonésie ou en Irak, ont été considérés comme hostiles aux intérêts américains et détruits, rendant dans chaque cas la vie des habitants de ces pays encore plus misérable.

(Illustration par M. Fish)

J'ai passé deux décennies aux confins de l'empire en tant que correspondant à l'étranger. La rhétorique fleurie qui est utilisée pour justifier la soumission d'autres nations afin que les multinationales puissent piller les ressources naturelles et exploiter une main-d'œuvre bon marché est uniquement destinée à la population domestique.

Les généraux, les agents de renseignement, les diplomates, les banquiers et les dirigeants d'entreprise qui gèrent l'empire trouvent ce discours idéaliste dérisoire. Ils méprisent, à juste titre, les libéraux ingénus qui appellent à une « intervention humanitaire » et estiment que les bons principes qui servent à justifier l'empire sont réels, que l'empire peut être un instrument au service du bien. Ces interventionnistes libéraux, idiots utiles de l'impérialisme, tentent ainsi de rendre civilisé un processus qui a été créé et conçu pour réprimer, intimider, piller et dominer.

Les interventionnistes libéraux, parce qu'ils se drapent dans de grands idéaux, sont responsables de nombreuses débâcles militaires et de politique étrangère. L'appel des interventionnistes libéraux tels que Barack Obama, Hillary Clinton, Joe Biden, Susan Rice et Samantha Power à financer les djihadistes en Syrie et à déposer Mouammar Kadhafi en Libye a transformé ces pays - tout comme l'Afghanistan et l'Irak - en fiefs guerriers. Les interventionnistes libéraux sont également le fer de lance de la campagne visant à attiser les tensions avec la Chine et la Russie.

Le personnel du département d'État des États-Unis en route vers Tripoli (Libye), le 18 octobre 2011. (Département d'État, Flickr)

On accuse la Russie d'avoir interféré dans les deux dernières élections présidentielles pour le compte de Donald Trump. La Russie, dont l'économie équivaut à peu près à celle de l'Italie, est également accusée de déstabiliser l'Ukraine, de soutenir Bachar el-Assad en Syrie, de financer le Front National en France et de pirater des ordinateurs allemands. En réponse aux allégations affirmant que Moscou serait à l'origine du piratage de SolarWinds Corp. et qu'elle a œuvré pour contrecarrer sa candidature, Biden a imposé des sanctions à l'encontre de la Russie notamment des limites à l'achat de dettes souveraines nouvellement émises.

Dans le même temps, les libéraux interventionnistes sont en train de manigancer une nouvelle guerre froide avec la Chine, la justifiant par le fait que le gouvernement chinois se livre à un génocide contre sa minorité ouïghoure, réprime le mouvement pro-démocratique à Hong Kong et fait main basse sur les brevets américains. Comme dans le cas de la Russie, des sanctions ont été imposées à l'encontre de l'élite dirigeante du pays. Les États-Unis mènent également des manœuvres militaires provocatrices le long de la frontière russe et en mer de Chine méridionale.

La conviction centrale des impérialistes, que ceux-ci prennent les traits d'un Barack Obama ou d'un George W. Bush, est fondée sur le racisme et le chauvinisme ethnique, l'idée que les Américains sont autorisés, en raison de leurs supériorités, à imposer leurs « valeurs » aux races et aux peuples moins développés par la force. Ce racisme, exercé au nom de la civilisation occidentale et de son corollaire, la suprématie blanche, rassemble les impérialistes enragés et les interventionnistes libéraux des partis tant républicain que démocrate. C'est la malédiction funeste de l'empire, immortalisée dans le roman de Graham Greene Un américain bien tranquille, et dans L'Homme flambé de Michael Ondaatje (ré-édité sous le titre Le patient anglais, qui a été à l'origine d'un film récompensé d'un oscar, NdT).

Le 9 août 1998 : L'ambassade des États-Unis après l'attaque, Nairobi, Kenya, (IDF, CC BY-SA 3.0, Wikimedia Commons)

Les crimes de l'empire engendrent toujours une contre-violence qui sert ensuite à justifier des formes plus dures de répression impériale. Par exemple, les États-Unis ont régulièrement enlevé des djihadistes islamiques combattant dans les Balkans entre 1995 et 1998. Ils étaient envoyés en Égypte - beaucoup étant égyptiens - où ils étaient sauvagement torturés et généralement exécutés. En 1998, le Front islamique international pour le djihad a déclaré qu'il mènerait une frappe contre les États-Unis après que des djihadistes ont été enlevés et transférés dans des sites noirs depuis l'Albanie. Ils ont mis leur menace à exécution en faisant exploser d'énormes camions piégés prenant pour cible les ambassades américaines du Kenya et de Tanzanie, faisant 224 morts. Bien entendu, pas plus les « transferts secrets » par la CIA que les attaques des djihadistes n'ont cessé.

Micro-militarisme

Nos fiascos militaires de quelques décennies, une caractéristique de tous les empires défunts, portent le nom de « micro-militarisme ». Les Athéniens ont recouru au micro-militarisme pendant la guerre du Péloponnèse (431-404 av. J.-C.) lorsqu'ils ont envahi la Sicile, essuyant la perte de 200 navires et de milliers de soldats. Cette défaite a déclenché des révoltes dans tout l'empire athénien.

L'empire romain, qui a connu une apogée de deux siècles, a créé une machine militaire qui, à l'instar du Pentagone, était un État dans l'État. Les dirigeants militaires de Rome, menés par Auguste, ont étouffé les restes de la démocratie anémique de Rome et ont inauguré une période de despotisme qui a vu l'empire se détruire sous le poids des dépenses militaires extravagantes et de la corruption.

L'empire britannique, après la folie militaire suicidaire de la Première Guerre mondiale, a connu sa fin en 1956 lorsqu'il a attaqué l'Égypte dans le cadre d'un différend sur la nationalisation du canal de Suez. La Grande-Bretagne humiliée a été contrainte de se replier, favorisant ainsi la prise de pouvoir de leaders nationalistes arabes comme l'Égyptien Gamal Abdel Nasser et sonnant le glas de la domination britannique sur les quelques colonies lui restant encore. Ces empires ne se sont jamais relevés.

« Alors que les empires en devenir sont souvent avisés, voire rationnels, dans l'application de la force armée à des fins de conquête et de contrôle de leurs colonies d'outre-mer, les empires en déclin sont enclins à des démonstrations de puissance irréfléchies, rêvant de coups de maître militaires audacieux qui leur permettraient de récupérer d'une manière ou d'une autre le prestige et la puissance perdus », écrit l'historien Alfred W. McCoy dans son livre In the Shadows of the American Century : The Rise and Decline of US Global Power : « Souvent irrationnelles même d'un point de vue impérial, ces opérations micro-militaires peuvent entraîner des dépenses hélas hémorragiques ou des défaites humiliantes qui ne font qu'accélérer le processus déjà en cours. »

Plus la situation se dégrade chez nous, plus l'empire a besoin de se fabriquer des ennemis à l'intérieur et à l'extérieur. C'est la véritable raison de l'augmentation des tensions avec la Russie et la Chine. La pauvreté de la moitié de la nation et la concentration des richesses entre les mains d'une minuscule cabale oligarchique, le meurtre gratuit de civils non armés par une police militarisée, la rage contre les élites dirigeantes, exprimée par le vote de près de la moitié de l'électorat pour un escroc et un démagogue et l'assaut du capitole par une foule de ses partisans, sont les signes internes de la désintégration.

L'incapacité des services de santé nationaux à but lucratif à faire face à la pandémie, l'adoption d'un projet de relance post Covid et la proposition d'un deuxième plan de relance sur les infrastructures qui attribuerait la majeure partie des quelque 5 000 milliards de dollars aux entreprises tout en éparpillant quelques miettes - des chèques ponctuels de 1 400 dollars à une population en grande détresse financière - ne feront qu'alimenter le déclin.

Février 2018 : Manifestation die-in (dans laquelle les participants simulent la mort, NdT) par Teens For Gun Reform (mouvement de jeunes demandant la réforme du second amendement (droit de détenir des armes), NdT) à la suite de la fusillade au lycée Marjory Stoneman Douglas à Parkland, en Floride. (Lorie Shaull via Flickr)

En raison de la perte d'emplois syndiqués, de la baisse réelle des salaires, de la désindustrialisation, du sous-emploi et du chômage chroniques, sans parler des programmes d'austérité punitifs, le pays est en proie à une pléthore de maladies relevant du désespoir, notamment les addictions aux opioïdes, l'alcoolisme, les suicides, les jeux d'argent, la dépression, l'obésité morbide et les fusillades de masse - depuis le 16 mars, les États-Unis ont connu pas moins de 45 fusillades de masse, dont huit personnes tuées dans un centre FedEx de l'Indiana vendredi, trois morts et trois blessés dans une fusillade dans le Wisconsin dimanche, et trois autres morts dans une fusillade à Austin dimanche. Ce sont les conséquences d'une société profondément perturbée.

La façade d'un empire arrive encore à masquer la pourriture de ses fondations, souvent pendant des décennies, jusqu'à ce que, comme nous l'avons vu dans le cas de l'Union soviétique, l'empire semble soudainement se disloquer. La fin du dollar comme monnaie de réserve mondiale marquera probablement le dernier chapitre de l'empire américain. En 2015, le dollar représentait 90 % des transactions bilatérales entre la Chine et la Russie, un pourcentage qui est depuis tombé à environ 50 %. L'utilisation des sanctions comme arme contre la Chine et la Russie pousse ces pays à remplacer le dollar par leurs propres monnaies nationales. La Russie, dans le cadre de ce mouvement d'abandon du dollar, a commencé à accumuler des réserves de yuan.

La perte du dollar comme monnaie de réserve mondiale augmentera instantanément le coût des importations. Le chômage atteindra les niveaux de l'ère de la dépression (grande dépression de 1929, NdT). Elle obligera l'empire à se contracter de façon spectaculaire. Au fur et à mesure que l'économie se détériorera, elle alimentera un hyper-nationalisme qui s'exprimera très probablement dans un fascisme chrétien.

Les mécanismes, déjà en place, pour un contrôle social total, une police militarisée, une suspension des libertés civiles, une surveillance gouvernementale à grande échelle, des lois renforcées sur le « terrorisme » qui enferment les gens dans le plus grand système carcéral du monde et une censure supervisée par les monopoles des médias numériques, permettront de bétonner sans heurts un État policier. Les nations qui sombrent dans des crises aussi graves cherchent à détourner la rage d'une population trahie vers des boucs émissaires étrangers. C'est le rôle qui sera dévolu à la Chine et la Russie.

La défaite en Afghanistan est une triste histoire familière, une histoire que subissent tous ceux qui sont aveuglés par l'hubris impérial. La tragédie, cependant, ce n'est pas l'effondrement de l'empire américain, mais le fait que, dépourvu de la moindre capacité d'autocritique et d'autocorrection, il va, en mourant, se déchaîner dans une fureur aveugle et inexpliquée contre des innocents, chez lui et à l'étranger.

Chris Hedges est journaliste. Lauréat du prix Pulitzer, il a été correspondant à l'étranger pendant 15 ans pour le New York Times, où il a occupé les postes de chef du bureau du Moyen-Orient et du bureau des Balkans. Il a auparavant travaillé à l'étranger pour le Dallas Morning News, le Christian Science Monitor et NPR. Il est l'hôte de l'émission On Contact de Russia Today America, nominée aux Emmy Awards.

Source :  Consortium News, Chris Hedges, 19-04-2021

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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