29/08/2020 reporterre.net  11 min #178584

Dans les Pyrénées, un projet de scierie géante menace les équilibres forestiers

À Lannemezan (Hautes-Pyrénées), le groupe italien Florian projette une très grande scierie. Le volume trop grand de production envisagée inquiète les professionnels du secteur et les défenseurs de la forêt.

Arette (Pyrénées-Atlantiques),reportage

Un « projet d'un autre monde, inadapté à la forêt française et pyrénéenne », pour la CGT Forêt. Une « voie écocide », pour le collectif  SOS Forêt Pyrénées, regroupant associations et syndicats professionnels de la forêt. Le projet d'installation d'une scierie industrielle à Lannemezan (Hautes-Pyrénées), porté par  le groupe italien Florian, une multinationale du bois, suscite de plus en plus de craintes des associations environnementales, de citoyens, mais aussi de professionnels de la foresterie et de la filière bois.

Porté par la communauté de communes du Plateau de Lannemezan (CCPL), qui souhaite développer l'exploitation du bois en attirant des industriels, le projet a été présenté en décembre 2019. L'objectif de la scierie italienne est de transformer 50.000 m3 de hêtres de haute qualité par an en bois d'oeuvre. Selon SOS Forêt Pyrénées, l'installation d'une telle usine impliquerait de «  mettre en vente 350.000 - 400.000 m 3 de bois, soit plus du double voire du triple de ce qui est pratiqué actuellement ».

« Notre but n'est pas de faire que les Pyrénées ne soient plus exploitées, mais qu'on les gère en respectant le milieu naturel »

Sur ces bases, le collectif craint « une dégradation importante du patrimoine des hêtraies pyrénéennes, avec de très fortes conséquences sur la biodiversité ». Une inquiétude partagée par l'Observatoire des forêts, structure associative financée par la région Occitanie, qui a produit un rapport sur le sujet. « Le projet d'installation de cette scierie industrielle sur le piémont pyrénéen ne peut être de nature à répondre au double enjeu de changement climatique et d'érosion de la biodiversité, mais bien au contraire, ne faire que l'accentuer », concluent les auteurs.

L'Observatoire des Forêts relève l'importance de laisser se développer le gros bois, mort et vivant, pour améliorer la résilience face au changement climatique ou encore servir d'habitat à des espèces, telles que  les saproxyliques - essentiellement des champignons et coléoptères -, indispensables au bon fonctionnement des écosystèmes forestiers. Selon l'association, le développement de  vieilles forêts - 4 % des forêts des Pyrénées d'Occitanie - également  recommandé par des scientifiques pour leur rôle de puits de carbone, est remis en question par un projet tel que celui de la scierie Florian, qui vise majoritairement du bois de hêtre de haute qualité, donc le plus gros.

Un dépôt de bois dans la forêt d'Issaux, dans les Pyrénées-Atlantiques.

Face aux risques environnementaux de ces coupes massives, certains voient la mise en péril de la multifonctionnalité de la forêt, qui est la philosophie de la gestion à la française, reposant sur l'équilibre entre la fonction économique, écologique et sociale des bois. C'est le cas de Dominique Dall'Armi, représentant du Snupfen, syndicat majoritaire de l'Office national des forêts (ONF), et de SOS Forêt Pyrénées au sein du  collectif Touche pas à ma forêt, créé en réaction au projet : « Notre but n'est pas de faire que les Pyrénées ne soient plus exploitées, mais qu'on les gère en respectant le milieu naturel. Or ce projet va à l'inverse de cette logique. »

« La surface forestière a augmenté, mais ce n'est pas pour cela qu'il y a beaucoup plus de bois exploitable »

Sollicité par Reporterre, le président de l'intercommunalité, Bernard Plano (Parti socialiste, PS), n'a pas souhaité s'exprimer sur le sujet. « C'est un dossier explosif », nous a fait savoir son cabinet. L'élu s'exprimera à la rentrée, le temps de préparer un « mémoire » et ses réponses aux détracteurs du « projet de valorisation de la filière bois » qu'il porte. Car l'augmentation de l'exploitation du hêtre pyrénéen permise par l'activité de la scierie italienne devra aussi permettre à la CCPL de mettre sur pied  une usine de cogénération biomasse afin de produire de l'électricité et de la chaleur avec le bois restant de moindre qualité. Il s'agit donc d'un programme industriel pensé par l'intercommunalité.

Les premiers mois ayant suivi la publication du projet, l'élu en a donc défendu son bien-fondé, en insistant sur le fait que le hêtre pyrénéen était sous-exploité. Un argument repris par le technicien chargé du dossier au sein de l'intercommunalité, Jean-Michel Noisette, qui explique à Reporterre qu'« on a jamais exploité si peu de bois d'œuvre en montagne ». Pour Dominique Dall'Armi, cet argumentaire est trop simpliste : « La surface forestière a augmenté, mais ce n'est pas pour cela qu'il y a beaucoup plus de bois exploitable. Par exemple, il y a un secteur en Ariège, où entre 1910 et 1990, la surface a doublé. Mais cette forêt n'a même pas cent ans, et elle va donner le bois que veut Florian. Au contraire, il faudrait laisser ces arbres devenir très gros. »

Hêtraie de la forêt d'Issaux, dans le Béarn (Pyrénées-Atlantiques). 

Depuis le début de l'été, trois réunions d'information destinées aux citoyens ont été organisées dans les Hautes-Pyrénées, en Haute-Garonne et dans les Pyrénées-Atlantiques. Elles ont réuni 700 personnes, selon le collectif Touche pas à ma forêt. « Il faut désormais organiser des réunions publiques dans tous les départements de la chaîne », exhorte ainsi Pascal Lachaud, adjoint au maire de Capvern, mairie voisine de Lannemezan - qui s'est opposée au projet - à la centaine de personnes présentes lors d'une réunion publique organisée le 27 juillet sur la commune.

Car jusqu'au début de l'été, c'est surtout un débat de chiffres et d'expertises qui a eu lieu. Mis devant le fait accompli, il a d'abord fallu aux associations et syndicats contre-expertiser les données proposées afin de produire un argumentaire. « Le projet nous a été présenté déjà ficelé en commission économique de l'intercommunalité, en décembre 2019, explique Pascal Lachaud (Parti communiste français, PCF), qui en était alors un de ses membres. Il n'y a pas eu de débat. » Selon l'élu communiste, s'il n'avait pas été présent à cette réunion, le dossier « passait comme une lettre à la poste ». Chez les opposants, la stratégie employée est qualifiée de « déni de démocratie ».

« Une situation de monopole pour le groupe Florian »

Sans aller jusque-là, Vincent Labarthe (PS), vice-président de la région Occitanie chargé de l'agriculture, reconnaît un problème dans la manière de faire : « On a eu une discussion avec le président de la CCPL, il va reconsidérer son approche de ce point de vue. Pour un projet de la taille de celui-là, on ne peut pas se contenter d'une décision de la communauté de communes. »

Pourtant, à l'origine, ce projet est la manifestation d'une stratégie politique nationale, celle d'un  développement industriel massif de la sylviculture.  Le programme national de la forêt et du bois prévoit ainsi une augmentation de la récolte de 12 millions de m3/an entre 2016 et 2026. Une tendance que la  Stratégie nationale bas carbone étend à 2050, expliquent Gaëtan du Bus de Warnaffe et Sylvain Agerand dans leur récent rapport « Gestion forestière et changement climatique : une nouvelle approche de la stratégie nationale d'atténuation », et qui conduirait à cette échéance à une division « par deux du puits [de carbone] actuel » de la France.

Ce programme politique est donc relayé par la région Occitanie, qui par des appels à manifestation d'intérêts, souhaite encourager des projets dans la filière bois. C'est dans ce cadre-là que l'intercommunalité du Plateau de Lannemezan a souhaité porter le projet Florian, afin de créer de la « valeur » et des emplois sur son territoire. Selon la charte officialisant le soutien à l'entreprise italienne, signée par les pouvoirs publics le 16 décembre 2019, l'installation de la scierie devrait permettre « la création directe de 25 emplois » et « induirait la création de plus de cent emplois supplémentaires dans la filière bois régionale ».

Le 27 juillet, une centaine de personnes s'est réunie à Capvern, commune voisine de Lannemezan, pour structurer un peu plus le collectif Touche pas à ma forêt et commencer à organiser une grande marche prévue les 10 et 11 octobre dans l'ensemble des Pyrénées. 

Pour Pierre Sanguinet, président de la section Occitanie de la Fédération nationale du bois, comme pour les collectifs d'opposition au projet, l'usine Florian serait au contraire meurtrière pour les scieries pyrénéennes, essentiellement des petites et moyennes entreprises (PME). Également scieur dans les Hautes-Pyrénées, Pierre Sanguinet craint que le ciblage du hêtre, très peu exploité dans les Pyrénées, ne soit un « cheval de Troie » avec pour but d'exploiter d'autres essences, telles que le chêne. La conséquence serait le « déséquilibre du marché sur lequel sont les scieries locales ». Selon la CGT Forêt, le projet tel qu'envisagé par Florian « ne pourrait générer qu'une situation de monopole pour le groupe Florian, qui une fois qu'il aura plumé les forêts et détruit le fragile tissu industriel local (...) s'en ira ailleurs récupérer quelques subventions publiques ».

« Le groupe Florian n'apporterait que 40 % de cet investissement, le reste étant du financement public »

Car une autre critique des opposants à la scierie italienne concerne le soutien financier public du projet. Selon la charte d'engagement signée fin décembre, l'installation de l'usine nécessite un « investissement de 11 millions d'euros ». D'après SOS Forêt Pyrénées, « le groupe Florian n'apporterait que 40 % de cet investissement, le reste étant du financement public ».

S'il est bien au fait du projet Florian, Vincent Labarthe assure que la région Occitanie « n'a pas reçu l'once d'un dépôt de dossier. Nous en sommes encore très en amont ». Le financement d'une étude plus poussée, « qui devrait durer dix mois », selon Vincent Labarthe, et qui sera commandée par la CCPL, doit permettre de définir la faisabilité du projet.

Contactée par Reporterre pour s'exprimer sur la conciliation du projet Florian et de la préservation environnementale, la Direction régionale de l'agriculture, de l'alimentation et de la forêt d'Occitanie, relevant de la préfecture, a dit « ne pas pouvoir donner suite à [notre] demande ». Dans un bref courriel, le groupe Florian a pour sa part déclaré à Reporterre pouvoir « affirmer qu'aucun projet industriel n'est actuellement planifié à Lannemezan ». Jean-Michel Noisette, technicien chargé du dossier au sein de l'intercommunalité du Plateau de Lannemezan, affirme au contraire que « le porteur de projet a confirmé sa volonté par écrit », en atteste « un courrier de début juillet signé par le PDG du groupe. De nouveaux échanges sont prévus début septembre », a-t-il précisé.

Hêtraies sapinières sur la commune d'Arette, dans les Pyrénées-Atlantiques, où l'entreprise Florian s'approvisionnerait. 

D'ici là, dans ce contexte flou entretenu par les pouvoirs publics, les opposants à l'exploitation massive du hêtre pyrénéen entendent donner encore plus d'écho à leur combat. Le 30 juillet, la municipalité d'Oloron-Sainte-Marie (Pyrénées-Atlantiques) a voté une délibération contre le projet. Le 27 juillet, le collectif Touche pas à ma forêt s'est réuni pour poser les premiers jalons d'une grande marche qu'ils souhaitent organiser dans l'ensemble des Pyrénées, les 10 et 11 octobre. Pour empêcher la multinationale italienne de s'installer, les opposants se sont fixé l'objectif de construire « un projet alternatif », qui serait mené par des entreprises du bois locales. En résumé, recréer un réseau industriel local pour une filière en crise depuis des années, et totalement morcelée. La tâche est immense.


Source : Benjamin Hourticq pour Reporterre

Photos : © Benjamin Hourticq/Reporterre
chapô : dans la forêt d'Issaux, dans les Pyrénées-Atlantiques.

 reporterre.net

 Commenter