02/09/2020 tlaxcala-int.org  11 min #178774

Il faut en finir avec les fake news rétrospectives sur l'enlèvement d'Aldo Moro Lettre ouverte de 27 historiens et chercheurs italiens contre les thèses complotistes des médias

Various Authors - Autores varios - Auteurs divers- AAVV-d.a.

Stop aux élucubrations sur l'enlèvement d'Aldo Moro, aux récits complotistes construits en dépit des critères logiques les plus élémentaires, sans aucune corrélation, ni respect de la chronologie, vérification des sources, aux informations rapportées qui finissent en affirmations totalement improbables attribuées à des défunts que naturellement personne ne peut confirmer ou infirmer. Un groupe d'historiens et de chercheurs, aux origines, parcours et horizons différents, ont dit stop. Dans une lettre ouverte, ils invitent la communauté des chercheurs et le monde de la communication à ne plus avaliser de telles approches et à rétablir le respect de la méthodologie historiographique. La lettre a été motivée par les nombreux compte-rendus journalistiques qui ont fleuri à l'occasion du quarantième du massacre fasciste de Bologne (2 août 1980), et qui, de manière directe ou allusive, établissaient un lien abusif entre la bombe à la gare et l'affaire Moro (1978).


« J'y vois que dalle : j'ai besoin d'un complotologue »

Différents organes de presse insistent en reproposant à leurs lecteurs de faux mystères et des fantasmes récurrents de complot concernant l'enlèvement d'Aldo Moro. Ce qu'on a également retrouvé dans le Manifesto du 2 août. À l'occasion des quarante ans du massacre de Bologne, un article de Tommaso di Francesco et une intervention de Saverio Ferrari évoquent ce sujet, bien qu'il n'y ait aucun rapport avec le thème traité. Nous faisons en particulier référence au passage suivant : «... Catracchia, l'administrateur pour le compte du SISDE (Service pour les informations et la sûreté démocratique) des immeubles de la rue Gradoli, où au numéro 96 se trouvait le repère des Brigades rouges loué par l'ingénieur Borghi, alias Mario Moretti, où Aldo Moro fut au départ retenu prisonnier ».

C'est une affirmation sans fondement qui pousse le lecteur à croire qu'un lien occulte entre le SISDE et les Brigades rouges existe : un lien qui, en réalité, a toujours été infirmé par les recherches historiographiques et les conclusions des procès. Au contraire, l'activité judiciaire et celle des diverses commissions d'enquête ont déterminé que M. le député Moro n'a jamais été séquestré dans les locaux de la rue Gradoli, qui servaient en revanche de base à deux brigadistes, Mario Moretti et Barbara Balzerani. La dernière commission d'enquête parlementaire sur l'affaire Moro a même effectué un test ADN sur les personnes qui fréquentaient l'appartement de la rue Gradoli, pour conclure à l'absence d'empreintes génétiques pouvant être attribuées à Moro.

Sur l'épisode de la location rue Gradoli, il faut préciser que des preuves claires ont émergé dans différentes cours d'assises. Il nous apparaît nécessaire de les signaler, nous en établissons ci-dessous la liste en quelques lignes :

1. L'ingénieur Borghi/Moretti a obtenu les locaux du numéro 96 de la rue Gradoli en location suite à une annonce réglementaire en décembre 1975, comme l'attestent les dossiers ;

2. Les bailleurs étaient M. Giancarlo Ferrerò et Mme Luciana Bozzi, propriétaires de l'appartement par acte notarié en date du 01/07/1974 ;

3. Il est prouvé qu'il s'est agi d'une transaction entre privés, sans implication de la figure de l'administrateur ;

4. Le SISDE, le nouveau service secret civil, a été créé en 1977, c'est-à-dire deux ans après la signature du contrat de location pour la base brigadiste.

5. Il est évident que le contrat de location entre les brigadistes et les conjoints Ferrerò ne pouvait de ce fait avoir une quelconque implication avec le SISDE, alors inexistant par ailleurs.

6. Il convient en outre de rappeler que, comme chacun sait, la base des Brigades rouges du numéro 96 de la rue Gradoli a cessé d'être un « repère » en 1978, au moment précisément où Moro a été séquestré.

7. Pour éviter tout rapprochement injustifié et trompeur, il convient de souligner que la base des Noyaux armés révolutionnaires (NAR, groupe fasciste) se trouvait en revanche au numéro 65 de la rue Gradoli et que, quoi qu'il en soit, leur séjour remonte à 1981. Un autre extrémiste de droite avait en réalité habité au numéro 96 de la rue Gradoli (Enrico Tomaselli de Terza Posizione), mais en 1986, c'est-à-dire plusieurs années après les faits en cause. Pour une documentation plus complète, il faut cependant préciser qu'il ne s'agissait pas du même local que celui qui avait été occupé à l'époque par les Brigades rouges. Pour finir, il apparaît que ce n'est pas l'administrateur Catracchia qui a loué le studio à Tomaselli, mais un autre extrémiste de droite, le fils d'un magistrat de Cassation, Andrea Insabato, propriétaire du petit appartement et par ailleurs, futur auteur de l'attentat au siège du Manifesto en décembre 2000.

8. En tout état de cause, même les supposés 24 appartements liés à différentes sociétés immobilières (qui de manière hâtive et arbitraire se trouvent attribués aux Services) sont achetés dans les années qui suivent l'enlèvement de Moro.

9. Notamment, dans les actes se trouvent consignées les propriétés immobilières de Vincenzo Parisi, préfet de police à Grosseto en 1978, ayant fait ensuite partie des effectifs du SISDE dès 1980 (dont il devient directeur en 1984), puis chef de la police en 1987.

10. L'intense activité du dirigeant Parisi, dont les appartements étaient au nom de ses filles Maria Rosaria et Daniela, ne semble pas faire resurgir de profonds mystères. À toutes fins utiles, ce sont des actes notariés concernant le numéro 75 qui apparaissent une première fois un an et demi après l'enlèvement d'Aldo Moro tandis que les actes suivants, qui concernent le numéro 96, sont établis dans la deuxième moitié des années 80 : quatre et neuf ans après la signature du contrat de location en 1975 par les Brigades rouges.

11. Lorsqu'on évoque l'immeuble de la rue Gradoli, ces dates ne sont habituellement pas signalées aux lecteurs. En revanche, pour cette occasion comme pour bien d'autres, la précision chronologique est nécessaire pour une interprétation pondérée des faits à l'enseigne de la méthodologie historique. Une analyse correcte du déroulement des faits, des sources et du lien de cause à effet infirme vivement toute implication possible d'entités sans lien direct avec la lutte armée dans laquelle se lancent les Brigades rouges en 1970. C'est pourquoi nous dénonçons un manque de respect des critères de vérité et de logique les plus élémentaires dans la reconstruction des événements et des circonstances, une dégénérescence particulièrement grave de et dans la presse italienne.

Matteo Antonio Albanese, Gianremo Armeni, Andrea Brazzoduro, Frank Cimini, Marco Clementi, Andrea Colombo, Silvia De Bernardinis, Elisabetta Della Corte, Christian De Vito, Italo Di Sabato, Eros Francescangeli, Mario Gamba, Marco Grispigni, Davide F. Jabes, Nicola Lofoco, Carla Mosca, Paolo Persichetti, Giovanni Pietrangeli, Francesco Pota, Ottone Ovidi, Nicola Rao, Ilenia Rossini, Elisa Santalena, Vladimiro Satta, Davide Serafino, Giuliano Spazzali, Davide Steccanella, Ugo Maria Tassinari

Rome, 12 août 2020

Qui sont les signataires de la lettre :

Cette intervention a été rédigée par un groupe conséquent d'historiens et de spécialistes, depuis longtemps engagés dans des recherches d'une importance historique significative sur les Brigades rouges et les autres formations de combat, et plus généralement sur les mouvements subversifs des années soixante-dix. Quelques informations synthétiques ci-dessous.

Matteo Antonio Albanese est chercheur à l'université de Padoue et auteur du tout récent ouvrage "Tondini di ferro e bossoli di piombo. Una storia sociale delle Brigate rosse"(Pacini editore).

Gianremo Armeni, sociologue, il a publié plusieurs livres sur la lutte armée : "Questi fantasmi, il primo mistero del caso Moro" (Tra le righe libri), "Bi. Erre. I Fondatori" (Paesi Edizioni), "Buone regole. Il vademecum del brigatista"

Andrea Brazzoduro, chercheur (auteur de l'essai "Soldati senza causa. Memorie della guerra d'Algeria", Laterza), rédaction "Storie in movimento/Zapruder", revue trimestrielle d'histoire du conflit social à laquelle collaborent plus de trois cents historiens.

Frank Cimini, chroniqueur judiciaire, historien polémiste qui défend les mouvements des années soixante-dix, il a été le directeur responsable de "Controinformazione", d'"Autonomia" e de "Sinopsis", et il a fondé le site giustiziami.it

Marco Clementi est historien, professeur à l'université de Cosenza, auteur de nombreux essais dont "La pazzia di Moro" (Mondadori), "Storia delle Brigate rosse" (Odradek), "Brigate rosse dalle fabbriche alla campagna di primavera" (Derive Approdi).

Andrea Colombo, ancien militant de Potere Operaio, il a suivi pendant de nombreuses années l'affaire Moro dans Manifesto et a écrit "Un affare di Stato, il delitto Moro quarant'anni dopo» (Cairo editore).

Silvia De Bernardinis, chercheuse, a écrit une thèse de doctorat sur"Lotta di classe e lotta armata nella crisi fordista degli anni 70 in Italia: le Brigate Rosse".

Elisabetta Della Corte, sociologue, professeur à l'université de Calabre.

Christian De Vito, historien, chercheur à l'université de Bonn, il est l'auteur de"Camosci e portachiavi"(Laterza), un essai sur les prisons de haute sécurité.

Italo Di Sabato fait partie des fondateurs de l'Osservatorio sulla la Repressione (Observatoire de la répression), un organisme qui depuis 2007 coordonne des études, recherches, débats et séminaires ayant pour thème la répression, les lois spéciales, la situation dans les prisons.

Eros Francescangeli, chercheur à l'université de Parme, il a publié"Arditi del popolo: Argo Secondari e la prima organizzazione antifascista, 1917-1922"(Odradek), membre de la rédaction de"Storie in movimento/Zapruder".

Mario Gamba, journaliste spécialiste de musique contemporaine, il a travaillé pour le Manifesto, Alias, L'Espresso, Reporter, Outlet et le Tg3. Il a écrit une chronique mémorable de l'enterrement de Prospero Gallinari et a publié dans Alfabeta2 une contribution intitulée"Memoria ed esorcismo".

Marco Grispigni est un spécialiste des mouvements sociaux et politiques des années soixante et soixante-dix. Il a publié plusieurs ouvrages :"Il Settantasette"(Il Saggiatore);"Elogio dell'estremismo. Storiografia e movimenti"(Manifestolibri);"Gli anni Settanta raccontati a ragazze e ragazzi"(Manifestolibri);"Quella sera a Milano era caldo. La stagione dei movimenti e la violenza politica"(Manifestolibri);"Il 1968 raccontato a ragazze e ragazzi"(Manifestolibri).

Davide F. Jabes, historien, chercheur indépendant et consultant éditorial. Il est coauteur du livre"Impero. The Axis Powers'V-1 Carrying Capital Ship"(Fonthill).

Nicola Lofoco, journaliste spécialisé dans le terrorisme italien et international, il est l'auteur de"Il caso Moro, misteri e segreti svelati"(Gelso Rosso). Il collabore avec Huffington Post et gère son propre site  http://www.nicolalofoco.it

Carla Mosca, ancienne journaliste de la Rai, elle a couvert pour le service public les principaux événements judiciaires en lien avec les années soixante-dix. Elle a écrit avec Rossana Rossanda e Mario Moretti"Brigate Rosse, una storia italiana"(Oscar Mondadori).

Paolo Persichetti, ancien brigadiste réfugié à Paris, il a enseigné la sociologie politique à Paris 8 Vincennes-Saint Dénis. Il est aujourd'hui chercheur indépendant et auteur du blog"  Insorgenze.net". Il a collaboré avec Liberazione et Il Garantista. Avec Oreste Scalzone il a écrit"Il nemico inconfessabile"(Odradek) et il ets le coauteur de"Brigate rosse dalle fabbriche alla campagna di primavera"(Derive Approdi).

Giovanni Pietrangeli, chercheur, membre de la rédaction de"Storie in movimento/Zapruder".

Francesco Pota, chercheur, membre de la rédaction de"Storie in movimento/Zapruder".

Ottone Ovidi, historien, chercheur à l'université Paris 10 Nanterre, membre de la rédaction"Storie in movimento/Zapruder".

Nicola Rao, journaliste et essayiste, auteur de plusieurs livres sur l'histoire du terrorisme de droite et de gauche. Sur les Brigades rouges, il a publié l'ouvrage"Colpo al cuore. Dai pentiti ai metodi speciali. Come lo Stato uccise le Br. La storia mai raccontata", éditions Sperling&Kupfer.

Ilenia Rossini, chercheuse, membre de la rédaction "Storie in movimento/Zapruder".

Elisa Santalena, est une historienne, professeure à l'Université de Grenoble, spécialiste des prisons de haute sécurité, elle est coautrice de"Brigate rosse dalle fabbriche alla campagna di primavera"(Derive Approdi).

Vladimiro Satta, ancienne documentaliste de la commission Stragi, elle est l'autrice de"Odissea nel caso Moro"(Edup),"Il caso Moro e i suoi falsi misteri"(Rubettino),"I nemici della Repubblica"(Rizzoli).

Davide Serafino, chercheur et enseignant, il a publié « La lotta armata a Genova. Dal Gruppo 22 ottobre alle Brigate rosse (1969-1981)", Pacini, 2016, membre de la rédaction de Passato e presente.

Giuliano Spazzali, avocat pénaliste, il a été l'un des principaux représentants du "Soccorso Rosso Militante" (Secours rouge militant). Il a défendu les anarchistes du Circolo Ponte della Ghisolfa dans l'affaire de Piazza Fontana, puis, par la suite, également de nombreux protagonistes de la lutte armée. Ila publié l'essai "La zecca e il garbuglio" (Machina Libri).

Davide Steccanella, avocat pénaliste, polygraphe, il a à son actif de nombreux essais dont "Gli anni della lotta armata. Cronologia di una rivoluzione mancata" (Bietti Editore), "Le indomabili. Storie di donne rivoluzionarie" (Pagina Uno), "Le brigate Rosse e la lotta armata in Italia" (Narcissus.me). Il est l'auteur du roman "Gli sfiorati" (Bietti), un récit autobiographique situé immédiatement après les principaux événements subversifs en Italie. Chaque année il publie "L'Agenda Rivoluzionaria" (Mimesis), une chronologie quotidienne des faits en lien avec des figures et des histoires du XXème siècle rebelle.

Ugo Maria Tassinari, journaliste et enseignant, il a été le fondateur historique du site (dédié à l'extrême droite italienne) et aujourd'hui du blog AlterUgo. Il a écrit plusieurs essais et dirigé de nombreuses publications, dont "Biennio Rosso" d'Oreste Scalzone (Sugarco) et "Evasioni. Melfi: operai in fuga dalla fabbrica penitenziario e altre storie" d'Elisabetta Della Corte (Immaginapoli).

Courtesy of  Tlaxcala
Source:  insorgenze.net
Publication date of original article: 17/08/2020

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