09/09/2020 tlaxcala-int.org  12 min #179058

L'enfer social de l'Usamérique : l'histoire de Kabir

 Chris Hedges

NEWARK, New Jersey - Robert "Kabir" Luma avait 18 ans quand il s'est retrouvé dans la mauvaise voiture en mauvaise compagnie. Il allait payer cette erreur de jugement de 16 ans et 54 jours de sa vie, enfermé pour un crime auquel il n'avait pas participé et dont il ne savait même pas qu'il allait être commis. Libéré de prison, on l'a jeté à la rue, sans ressources financières et avec 7 000 dollars de dettes, en raison des amendes et des frais qui lui avaient été infligés par le système judiciaire. Il s'est retrouvé sans ressources dans un refuge pour sans-abri à Newark [New Jersey], en compagnie d'autres personnes démunies, toxicomanes et malades mentaux. Le refuge était sale, infesté de poux et de punaises.

Mr. Fish

« On est obligé d'enchaîner ses aliments dans le réfrigérateur », racontait-il, dans un sweat-shirt usé et déchiré, quand je l'ai rencontré à la gare de Newark. « Il y a une chaîne à la porte. Il n'y a pas de cuisinière. Il y a un micro-ondes qui est sur sa fin. Il pue. J'essaie de positiver. »

Kabir - son surnom, qui signifie "grand" en arabe, lui a été donné en prison à cause de son puissant gabarit de 1,88 m pour un poids de 120 kg - vit dans l'enfer du système de castes créé par le système judiciaire usaméricain. Il est stigmatisé comme un criminel pour le restant de ses jours, bien qu'il ait été incarcéré pour un crime pour lequel, dans la plupart des autres pays, il aurait purgé une toute petite peine ou pas de peine du tout. On lui refuse l'aide sociale, les bons d'alimentation, le logement social, le droit de vote, le droit de faire partie d'un jury, la possibilité de percevoir la sécurité sociale pour les 40 heures par semaine où il a passées en prison, l'interdiction de pratiquer des centaines de professions. Il est écrasé sous le poids d'anciennes amendes et de frais de justice qu'il ne peut pas payer. Il est victime de discrimination en matière d'emploi en raison de son casier judiciaire.

Kabir est l'un de ces dizaines de millions de citoyens usaméricains de seconde zone, dont la plupart sont des personnes de couleur pauvres, qui ont été dépouillées de leurs droits civiques et humains fondamentaux et sont soumises à vie à une discrimination légale. Aux USA, un tiers des hommes noirs sont classés comme des anciens criminels. Kabir, sans que ce soit sa faute - à moins qu'être pauvre et noir soit une faute- vit piégé dans un enfer social duquel il n'y a presque aucune issue. Cet enfer social alimente les manifestations de rue dans tout le pays autant que l'indignation devant les meurtres arbitraires commis par la police - en moyenne trois par jour- et la violence policière. C'est un enfer imposé à presque tous ceux qui sont coincés dans ce que Malcolm X appelait nos « colonies internes ».

Cet enfer est l'œuvre des patrons milliardaires et de leurs laquais dans les deux principaux partis politiques qui ont trahi la classe ouvrière et les travailleurs pauvres afin dépouiller les communautés de leurs emplois et de leurs services sociaux, de réécrire les lois et les codes fiscaux, pour amasser des fortunes faramineuses et renforcer leur pouvoir politique et économique aux dépens des citoyens. Tout en dépouillant le pays, ces milliardaires, avec les politiciens vendus qu'ils ont achetés, dont Joe Biden, ont méthodiquement construit des mécanismes brutaux de contrôle social, faisant passer la population carcérale de 200 000 en 1970 à 2,3 millions aujourd'hui et transformant la police en mortelles forces paramilitaires d'occupation intérieure. Kabir est une victime, mais c'est une victime de trop.

J'ai rencontré Kabir en 2013 lors d'un cours de l'université Rutgers que je donnais aux détenus de la prison d'État de l'East Jersey, pour l'obtention de crédits universitaires. Auditeur attentif de la station de radio WBAI de New York, il m'avait entendu sur les ondes et avait dit à ses amis qu'ils devraient suivre mon cours. La classe -Kabir y avait attiré les écrivains les plus talentueux de la prison-, a écrit une pièce intitulée Caged [En cage], qui a été jouée par le Passage Theater de Trenton en mai 2018. La pièce a été jouée à guichet fermé presque tous les soirs, avec un public trop familier de la douleur de l'incarcération de masse. Elle a été publiée cette année par Haymarket Books. C'est l'histoire des cages, celles qui sont invisibles dans la rue et celles qui sont bien réelles en prison, qui définissent leur vie.

La douceur et la gentillesse de Kabir, son sens contagieux de l'humour et de l'autodérision, ont fait qu'on l'adore dans la prison. La vie l'avait malmené, mais rien ne semblait pouvoir entamer sa bonne nature, son empathie et sa compassion. Il aime les animaux. L'une des expériences les plus tristes de son enfance, m'a-t-il dit, s'est produite lorsqu'il n'a pas été autorisé à visiter une ferme avec sa classe parce qu'il avait la teigne. Il rêvait de devenir vétérinaire.

Mais l'enfer social de l'USAmérique urbaine est le grand destructeur de rêves. Il frappe et agresse les enfants des pauvres. Il leur apprend que leurs rêves, et finalement eux-mêmes, ne valent rien. Ils se couchent le ventre vide. Ils vivent dans la peur. Ils perdent leur père, leurs frères et leurs sœurs à cause de l'incarcération massive, et parfois même leur mère. Ils voient leurs amis et leurs parents se faire tuer. Ils sont régulièrement expulsés de leur logement ; le sociologue Matthew Desmond estime que 2,3 millions d'expulsions ont eu lieu en 2016, soit quatre par minute. Une famille sur quatre consacre 70 % de ses revenus au loyer. Une urgence médicale, la perte d'un emploi ou une réduction des heures de travail, des réparations de voiture, des frais d'obsèques, des amendes et des contraventions, signifient une catastrophe financière. Ces familles sont harcelées par les créanciers, les prêteurs-escrocs et les agences de recouvrement, et sont souvent poussées à la faillite.

Cet enfer social est implacable. Il les épuise. Il les emplit de colère et d'amertume. Il les conduit au désespoir et à la détresse. Le message que leur renvoient les écoles dysfonctionnelles, les lotissements décrépis, les institutions financières mercenaires, la violence des gangs, leur précarité et les abus policiers permanents, c'est qu'ils sont des déchets humains. Le fait que Kabir et mes autres élèves soient capables de conserver leur intégrité et leur humanité face à cette agression, de défier chaque jour cet enfer pour faire quelque chose de leur vie, d'être les premiers à tendre la main aux autres avec compassion et sollicitude, fait qu'ils comptent parmi les personnes les plus remarquables et les plus admirables que j'aie jamais connues.

Kabir- il parle de son nom officiel, Robert Luma, comme de son nom d'esclave - a été élevé par sa mère à Newark. Il n'a rencontré son père, qui était originaire d'Haïti et parlait peu l'anglais, que trois fois. Kabir ne parle pas le créole. Son père et lui pouvaient à peine communiquer. Kabir était en prison quand son père est mort en Haïti. Kabir était le cadet de trois enfants. Sa famille vivait au rez-de chaussée d'une maison à Peabody Place, à quelques pâtés de maisons de la rivière Passaic. Sa grand-tante, qui avait adopté sa mère et qu'il appelle sa grand-mère, vivait au premier étage avec son mari. La pension et les économies de son grand-oncle pourvoyaient aux besoins de la famille. Mais pour la génération de sa mère, les emplois bien rémunérés assortis d'avantages sociaux et de pensions de retraite, garants de stabilité et de dignité, avaient disparu.

Il y avait des heurts. Sa mère, qui le laissait souvent aux soins de sa grand-mère, avait une flopée de petits amis, dont certains étaient violents.

Quand il était petit, il était constamment taquiné et brutalisé à cause de ses vieilles fringues élimées. Comme il était sensible et replié sur lui-même, ces brimades ont gâché son enfance.... Il est devenu grand, fort, passionné d'haltérophilie, mais les silences embarrassés qui ponctuent ses histoires de brimades montrent que la douleur est toujours là.

Il était en cinquième année à l'école quand la catastrophe est arrivée : la mort de son grand-oncle, qui faisait fonction de grand-père. La précarité s'est installée. Sa famille a perdu sa maison. Ils ont déménagé dans une maison délabrée de la rue Hudson. La nuit où ils ont emménagé, elle a pris feu. Ils ont tout perdu. Ils sont retournés squatter leur ancienne maison, sans rien. La famille a fini par déménager dans la rue North Park à East Orange. Ensuite ça a été une série d'expulsions brutales et de déménagements. On l'a ballotté d'école en école. La famille a squatté des maisons abandonnées sans électricité qui hébergeaient aussi des dealers et des drogués.

« Ça m'a tué l'envie de vivre », dit-il. « J'avais des envies de suicide. Je n'avais aucun port d'attache. Où que j'aille, il y avait toujours du grabuge. Même à la maison, il n'y avait pas de paix. Pourquoi habiter là ? Quel est l'intérêt d'habiter là ? Pas de vraie vie de famille. Pas de père. Ma mère m'ignore. Les autres membres de notre famille ne sont pas vraiment présents. Notre structure familiale était en miettes, aucune aide de ma tante ou de mon oncle. Nous étions tous déboussolés, nous vivions dans un monde à part. »

Un jour, Kabir avait huit ou neuf ans, un homme parlait à sa mère sous le porche. Un autre homme a arrêté sa voiture et s'est mis à tirer sur l'homme qui parlait avec sa mère. L'homme armé a poursuivi sa victime jusque dans la maison.

« Mon petit frère est tout nu dans la baignoire », raconte Kabir. « Je suis dans le salon à côté de l'entrée. Ma grand-mère est à l'étage. Il commence à tirer. Je cours chercher mon petit frère. Il sort de la baignoire tout nu. On se tire par derrière et on court dans la maison d'à côté. Ma mère était dans le vestibule, elle les suppliait d'arrêter. Des choses comme ça. Je ne peux pas me sentir en sécurité dans mon propre foyer. »

Sa scolarité s'est réellement terminée en huitième année [équivalent de la quatrième en France, NdT]. Il s'est mis à fumer de l'herbe, « à perturber les cours, à faire le pitre. » Il était « très déprimé. » Il buvait le plus gros de la nuit et dormait presque toute la journée.

« Je dealais un peu, de la drogue,» dit-il. « Je n'ai jamais été bon à ça. Je n'étais pas patient. J'ai tendance à rêver. Je suis plutôt un philosophe. J'aime bien les gens. Je ne suis pas un type de la rue, même si j'ai traîné dans les rues. »

Trois mois après ses 18 ans, il a été arrêté. C'était sa première arrestation. Il était dans une voiture avec trois hommes plus âgés. Ces hommes plus âgés décidèrent de dévaliser « Ol'Man Charlie » [le vieux Charlie], qui tenait une épicerie. Les hommes sont entrés dans le magasin. Il est resté dans la voiture en écoutant la chanson « Wanksta », du rappeur 50 Cent.

Il se souvient : « Ils sont revenus à la voiture. Ils avaient l'air paniqué. Ils ont dit, « Man, j'ai été obligé de tuer Charlie. Il allait prendre son flingue. Mu m'a dit de le buter. » Dans ma tête, ça me semblait irréel. Je n'ai été témoin de rien. C'était comme si on me racontait une histoire. Je n'arrivais pas à me rendre compte. Même si je savais qu'ils allaient entrer dans le magasin pour le braquer. J'étais hébété. Nous avons continué à rouler. Ils sortaient de la voiture pour braquer des gens. Ils n'arrêtaient pas. En même temps, je me sentais coincé. Je me disais : si je me casse, ill pourrait y avoir des représailles. »

La police l'a amené au poste pour l'interroger. Il a été emmené dans une pièce où se trouvait les éléments de la scène de crime, y compris l'arme utilisée pour tuer Charlie. Il a essayé d'être aussi vague que possible, mais il ne voulait pas mentir.

« La pièce était pleine de ces enfoirés», raconte-t-il. « Ils devaient être au moins sept. Il y avait ce vieux mec, un gros blanc. Il avait des taches sur la peau. Comme s'il fumait trop. Dès qu'il est entré, il m'a filé une grosse beigne. Il était gros et grand. Il m'en a vraiment filé une bonne. Pow ! Il a dit : « Cette histoire ne tient pas debout. Tu dois nous raconter ce qui s'est passé, putain. » Dans ma tête, je me sentais tellement coupable de tout ce cauchemar. Il m'a giflé à assommer un bœuf. Pow ! C'était la première fois qu'on m'arrêtait pour quoi que ce soit. Je leur raconte ce qui s'est passé. Le rapport d'expertise balistique confirme que c'est bien la même arme qui a été utilisée pour tuer Charlie. Ils commencent à rafler des gens. Mes deux [co-accusés] étaient parmi les derniers. »

« Je me sentais terriblement coupable. Quelqu'un était mort à cause de cette merde. Si j'avais été intelligent, j'aurais su que c'était le prix à payer pour un braquage. Vous avez dans les mains le pouvoir de vie et de mort. J'ai balancé, j'ai tout avoué. La culpabilité était plus forte que tout. Ils ont fini par arrêter des gens. J'ai été inculpé de complicité de meurtre. Homicide pendant un braquage. Bien que je n'aie jamais quitté la voiture. Je n'ai jamais fait feu. Mais la loi frappe tout le monde pareil. »

Il a passé trois ans et demi dans la prison du comté avant d'être condamné et d'être incarcéré à la prison d'État.

« Mon meilleur atout, c'est mon rapport avec les gens », dit-il. « Parfois je déprime un peu parce que tout cela m'accable. J'ai l'impression de ne jamais être sorti de la misère. Vous voyez ce que je veux dire ? Si ce n'était pas mon éducation, c'était la prison. Maintenant, je suis recraché dehors à l'âge adulte. Je n'ai jamais vraiment accompli ce qu'un homme adulte aurait dû faire. Je ne sais pas conduire. On ne m'a jamais appris à conduire. Je suis parti à 18 ans. Je n'ai pas de chez moi. J'ai 35 ans. Si je ne trouve pas de chambre, c'est direct le refuge. Quand tu rencontres des gens aisés, des gens qui ont de l'argent, la façon dont ils te regardent. À la façon dont ils te regardent, tu peux presque lire dans leur esprit. Tu sais, quand les gens se sentent supérieurs à toi. Tu sais, quand on te maltraite, que ce soit à l'école, dans un magasin ou dans certains quartiers où ils ont l'impression que tu n'es pas à ta place. Et puis, on vous fait constamment miroiter des rêves roses à la télévision, sachant que c'est la chose la plus éloignée de notre réalité. Ensuite, nous regardons la triste réalité - c'est comme s'ils s'en moquaient. C'est soit trop drôle, soit c'est une preuve d'insensibilité. Ou bien, ce n'est même pas vrai ».

La pandémie a créé un besoin urgent de travailleurs de première ligne, ceux qui sont suffisamment désespérés pour travailler à bas salaire et accepter d'être sacrifiés. Il y a quelques semaines, Kabir a réussi à trouver un emploi dans un supermarché. Les jours où il doit être au travail à 6 heures du matin, il marche plus d'un mile sur les 2,3 miles qui le séparent de son domicile pour se rendre au supermarché, en raison de l'irrégularité des services de bus de Newark à cette heure-là du matin. Il fait nuit lorsqu'il part. Il croise les familles de sans-logis, parfois avec enfants, qui dorment dans la rue, les quelques prostituées qui essaient d'aguicher quelques clients, et les drogués dans les vapes, avachis contre des murs d'immeuble. C'est son USAmérique. C'est notre USAmérique. Et notre honte.

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Courtesy of  Tlaxcala
Source:  scheerpost.com
Publication date of original article: 22/07/2020

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