17/09/2020 cadtm.org  14 min #179359

6 mois après les annonces officielles d'annulation de la dette des pays du Sud : Où en est-on ?

(Crédits photo : Marc Large)

Face aux demandes d'annulation de dette en provenance d'une série de chefs d'État de pays du Sud et de mouvements sociaux [1], institutions financières internationales et autres groupes de créanciers mettaient sur la table fin mars/début avril différentes initiatives [2] pour libérer des ressources financières indispensables en temps de crise sanitaire et économique. Six mois après leur lancement, où en sont ces mesures ? Répondent-elles à l'urgence de la situation et aux besoins des populations ?

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1. Rappel des faits

Février 2020, l'épidémie de Covid-19 jusque-là circonscrite à quelques pays se transforme officiellement en pandémie mondiale. Les valeurs des marchés financiers et boursiers, déjà en grande difficulté depuis l'automne 2019, s'effondrent dans la foulée. La crise sanitaire se double d'une crise économique et financière à l'ampleur inédite. Impactant de tous bords les pays du Sud, institutions financières internationales et autres grands créanciers bilatéraux se réunissent pour élaborer divers plans visant à éviter des défauts de paiement en série à l'encontre de leurs intérêts.

Fin mars 2020, Banque mondiale, FMI et G20 communiquent la mise en place de mesures de financement d'urgence à destination des pays en développement. D'annulation à proprement dit, il n'y aura donc pas

Fin mars 2020, Banque mondiale et FMI communiquent la mise en place de mesures de financement d'urgence à destination des pays en développement. Dans la foulée, ils appellent les pays du G20 à se réunir et se coordonner pour mettre en place des initiatives d'allègement des dettes bilatérales. D'annulation à proprement dit, il n'y aura donc pas.

Après s'être rassemblé, les pays du G20 ont invité les 22 créanciers bilatéraux réunis au sein du Club de Paris à l'instauration d'une Initiative de suspension du service de la dette, dite ISSD, pour les 73 pays IDA [3] - c'est-à-dire les pays les plus pauvres pouvant obtenir des financements de l'Association internationale de développement (AID - IDA en anglais), une des cinq filiales du groupe Banque mondiale - qui en feront la demande. Les volontaires retenus par le Club de Paris verront alors, sous couvert de respect de plusieurs conditionnalités, le remboursement de leur dette extérieure bilatérale (capital et intérêts compris) courant de mai à décembre à 2020 être différé et s'ajouter aux remboursements dus entre 2022 et 2024.

2. Les mesures des institutions de Bretton Woods (IBW)

L'invitation lancée par le FMI et la Banque mondiale aux créanciers bilatéraux ne manquait pas d'ironie. De fait, aucune de ces deux institutions n'a ou ne va pas procéder à des annulations de dette multilatérale (les dettes publiques dues aux institutions multilatérales, comme les IBW et autres banques de développement). Au contraire, les mesures énoncées ci-dessous s'appliquent uniquement aux pays en développement n'ayant pas d'arriérés de paiement à leur égard.

Avançant l'argument de sa solvabilité et d'une potentielle dégradation des notes des dettes souveraines des pays concernés, la Banque mondiale s'est au contraire rangée du côté des marchés financiers et des créanciers, acteurs qui par ailleurs la finance via ses émissions d'obligation. Plutôt qu'une annulation, la Banque mondiale renforcera son emprise « jusqu'à 160 milliards d'engagements au cours des 15 prochains mois (à compter d'avril 2020), afin d'aider les pays à protéger les populations pauvres et vulnérables, soutenir les entreprises et favoriser le redressement de l'économie » [4], le tout sous forme de dons (un peu) et de prêts (surtout). En réalité, depuis le début de la crise les pays les plus pauvres ont davantage remboursé la Banque mondiale qu'ils n'ont reçu d'aide de sa part [5].

Avançant l'argument de sa solvabilité et d'une potentielle dégradation des notes des dettes souveraines des pays concernés, la Banque mondiale s'est rangée du côté des marchés financiers et des créanciers

Pour le FMI, la stratégie déployée est sensiblement similaire [6]. Il a mis à disposition 100 milliards de $US de financements d'urgence sous forme de prêts à taux concessionnels ou non-concessionnels. 80 pays y avaient souscrit au 15 septembre 2020 pour un montant décaissé de 87,9 milliards de $US [7]. En parallèle, il a proposé pour 28 pays une « fausse » annulation du service de la dette dû au FMI entre le 13 avril et le 13 octobre 2020. L'opération consiste à la création d'un « fonds fiduciaire d'assistance et de riposte aux catastrophes », alimenté par des pays membres du FMI [8], montants reversés à ces 28 pays sous formes de dons, puis directement redirigé au remboursement du service de la dette dû au FMI. Le serpent se mord la queue. Cette aide artificielle, 251 millions de dollars [9], correspond à moins de 1 % du total des paiements de la dette extérieure des pays à faible revenu en 2020... Pour ces deux mesures, le FMI a précisé qu'il n'était pas nécessaire « d'adopter un programme à part entière ». Plus loin dans le texte, il appelle néanmoins les gouvernements à « appliquer des mesures appropriées pour faire face à la crise » [10]. Autrement dit, un ajustement structurel soufflé par le FMI à l'oreille des gouvernements. Le FMI n'a également pas manqué d'afficher son absence de neutralité politique, en refusant un prêt de 5 milliards au gouvernement vénézuélien en conflit ouvert avec les États-Unis, tout en accordant quelques semaines plus tard 24 milliards au Chili, actuellement présidé par Sebastian Piñera et ex de la Banque mondiale, pays traversé par des mobilisations massives contre l'austérité et la précarité depuis octobre 2019. Dans le même temps, une quinzaine de pays ont vu les financements du FMI, comportant des mesures d'ajustement, être prolongés [11].

Comme l'avait indiqué le directeur général de la Banque mondiale David Malpass fin mars, il s'agit de « rassurer les marchés », de leur « envoyer un signal fort », en conditionnant les interventions à l'approfondissement de politiques ultra libérales pour « les pays pour lesquels les réglementations excessives, les subventions, les régimes de délivrance de permis, la protection du commerce ou la judiciarisation constituent des obstacles, nous travaillerons avec eux pour stimuler les marchés, favoriser de meilleurs choix et promouvoir des perspectives d'une croissance plus rapide pendant la période de redressement » [12], le tout en plein scandale du rapport Doing Business de l'institution [13].

3. Les pays du Sud désavouent le Club de Paris

Du côté des créanciers bilatéraux, le Club de Paris a lancé l'ISSD. Destiné à 73 pays, seuls 39 en avaient fait la demande début septembre, 9 attendent la décision du Club tandis que les 30 autres ont vu leur service de la dette bilatérale à l'égard des membres du Club être reporté entre 2022 et 2024 [14].

Le peu de souscription à l'ISSD symbolise le désaveu complet des pays du Sud à l'encontre du Club et de « solutions » toujours plus obsolètes

Le peu de souscription à l'ISSD symbolise le désaveu complet des pays du Sud à l'encontre du Club et de « solutions » toujours plus obsolètes. Malgré le caractère exceptionnel de la situation, l'ISSD reste bien inférieure à la déjà insuffisante initiative PPTE lancée en 1996. En contrepartie d'un report du paiement de leur service de la dette due au Club de Paris entre avril et décembre 2020, soit un maximum de 0,4 % de la dette extérieure publique des pays dit en développement, les pays doivent compléter une lettre de demande d'ISSD adressée au duo Club de Paris/IBW, dans laquelle ils s'engagent à ne pas avoir d'arriérés envers les IBW tout en prolongeant ou en souscrivant à un programme d'ajustement auprès du FMI [15].

Les menaces appliquées par les agences de notations et des créanciers privés, visant respectivement à dégrader leurs notes souveraines et à limiter les investissements futurs, peuvent certes expliquer en partie cette faible souscription. En partie seulement, car avoir la possibilité que le Club de Paris, créancier pratiquement toujours minoritaire pour ces pays, reporte 8 mois de remboursement en contrepartie d'une surveillance rapprochée du FMI n'est guère attrayant. La France, qui tente de redonner au Club de Paris son influence d'antan [16], l'a d'ailleurs bien compris en invitant les pays du G20 à prolonger l'ISSD en 2021. Sans succès pour le moment. La Chine, souvent principale créancière de ces mêmes pays, soit directement soit via ses satellites privés, continue quant à elle de faire cavalier seul, sans pour autant se montrer plus généreuse en matière d'annulation [17].

4. Mais où sont les créanciers privés ?

A ce pied de nez de 50 % des pays pauvres envers le Club de Paris, s'ajoute celui des créanciers privés. Malgré les liens privilégiés entre ces deux catégories d'acteur, officiellement ou dans les coulisses du pouvoir et des jeux d'intérêts, le Club de Paris a fait chou blanc. Ni les appels du pied des IBW, ni les réunions entre le Club et les représentants de l'International institute of finance (IIF) n'ont réussi à convaincre les créanciers privés de concéder quelconque annulation.

Ni les appels du pied des IBW, ni les réunions entre le Club et les représentants de IIF n'ont réussi à convaincre les créanciers privés de concéder quelconque annulation

Il est vrai qu'habituellement, pour ne pas dire toujours, Club de Paris et IBW ont coutume de les rembourser préalablement à toute opération de restructuration de la dette. Avec les politiques de planches à billet et autres plans de relances libéraux appliqués par les grandes banques centrales occidentales depuis le début de la crise, couplés à leur position de créancier majoritaire, on comprend rapidement le peu d'intérêt qu'ils auraient à faire preuve d'humanité et complaisance. A moins de les y contraindre...

5. Les pays du Sud doivent s'unir

Hausse sensible de la dette extérieure publique, service de la dette à des niveaux jamais atteints depuis 2004, une vingtaine de pays en défaut de paiement, hausse des taux d'intérêts, échéances de remboursement de la dette obligataire considérables, fin du super cycle des matières premières, dépréciation des devises nationales face au dollar étasunien, ralentissement sévère de la croissance, replis des investissements et fuite des capitaux, baisse des revenus, diminution des réserves de change, avenir incertain, le tout dans un contexte de crise sanitaire, économique, écologique voire alimentaire nécessitant d'augmenter les dépenses.

En replaçant la dette dans la sphère publique, et donc politique, les États du Sud disposeraient d'une légitimité considérable pour constituer un front uni contre le paiement de la dette et forcer les créanciers à s'asseoir autour d'une table de négociation

En dépit de la conjoncture, les États du Sud n'ont obtenu aucune aide significative des créanciers et des groupes informels d'influence (G7, G20).

En l'absence de mesures d'annulation, il est nécessaire de déplacer le débat sur les règlements de dettes souveraines aujourd'hui rendu inaccessible et inaudible tant il se focalise sur des questions technico-techniques. La dette est avant tout politique. Les États du Sud disposent d'arguments solides pour procéder à des suspensions de paiement et à des répudiations. Force majeure, état de nécessité ou encore changement fondamental de circonstances, ces trois éléments sont invocables en droit international. Contrairement à la position soutenue notamment par l'économiste sénégalais Felwine Sarr [18], il faut sortir du discours moraliste faisant du remboursement de la dette une question d'honneur. Dès lors qu'elle n'a pas profité à la population, les dettes peuvent être répudiées. Des audits citoyens pourraient mettre en lumière les caractères insoutenables, illégaux, odieux ou illégitimes des dettes au regard de l'utilisation des fonds empruntés ou de l'opacité des contrats établis avec la complicité partagée des signataires. Il faut également sortir du chantage exercé par les créanciers privés et les agences de notation. Il n'est pas acceptable que ces acteurs puissent brandir des menaces financières et s'exclure par la même de toute opération d'annulation de dettes souveraines.

En replaçant la dette dans la sphère publique, et donc politique, les États du Sud disposeraient d'une légitimité considérable pour constituer un front uni contre le paiement de la dette et forcer les créanciers à s'asseoir autour d'une table de négociation. Si l'UE et les États-Unis ont su débloquer 2 500 milliards de $US pour soutenir leurs économies depuis le début de la crise, effacer la dette de 3 000 milliards de $US des 135 pays du Sud, soit 83 % de la population mondiale, ne semble pas être un obstacle insurmontable.

Notes

[1] Voir notamment, CELAG, « L'heure est venue d'annuler la dette extérieure de l'Amérique latine », 27 mars 2020. Disponible à :  cadtm.org, Collectif, « Annulation immédiate de la dette des pays d'Asie du Sud », 12 juin 2020. Disponible à :  cadtm.org et Gustave Massiah, « Le lancement de l'appel pour l'annulation de la dette publique africaine est un événement majeur », 26 juin 2020. Disponible à :  cadtm.org

[2] Déclaration commune du Groupe de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international appelant à agir pour alléger le poids de la dette des pays IDA, 25 mars 2020. Disponible à :  banquemondiale.org et Club de Paris, « Suspension du service de la dette pour les pays les plus pauvres - Addendum », 15 avril 2020. Disponible à :  clubdeparis.org

[3] Voir la liste des pays sur le site de la Banque mondiale. Consultée le 4 septembre 2020. Disponible à :  ida.banquemondiale.org

[4] Banque mondiale, « Covid-19 : le Groupe de la Banque mondiale se mobilise rapidement pour aider les pays en développement à affronter la pandémie de coronavirus », 2 avril 2020. Disponible à :  banquemondiale.org

[5] Sara Harcourt, Time for the G20 to step up on debt, ONE, 17 juillet 2020. Disponible à :  one.org

[6] FMI, « Covid-19 : la riposte du FMI, 17 avril 2020 ». Consulté le 17 septembre 2020. Disponible à :  imf.org

[7] FMI, "Covid-19 Financial Assistance and Debt Service Relief", 2 septembre 2020. Consulté le 17 septembre 2020. Disponible à :  imf.org

[8] Kristalina Georgieva, « Le conseil d'administration du FMI approuve un allégement de la dette immédiat pour 25 pays », 13 avril 2020. Disponible à :  imf.org

[9] Ibid note de bas de page n° 6.

[10] Ibid note de bas de page n° 5.

[11] Ibid note de bas de page n°6.

[12] David Malpass, Allocution du président du Groupe de la Banque mondiale, David Malpass, à la suite de la téléconférence des ministres des Finances du G20 sur le Covid-19, 23 mars 2020. Disponible à :  banquemondiale.org

[13] Isabel Ortiz, Leo Baunach, "It Is Time to End the Controversial World Bank's Doing Business Report", Inter Press Service, 2 septembre 2020. Disponible à :  ipsnews.net

[14] Club de Paris, « État d'avancement sur la mise en œuvre de l'initiative de suspension du service de la dette », 1er septembre 2020. Disponible à :  clubdeparis.org. Il faut ajouter à la liste des 28 pays, le Tadjikistan, le Lesotho et les Maldives.
Voir « Initiative pour la suspension du service de la dette - Modèle de lettre de demande ». Disponible à :  clubdeparis.org

[15] Voir « Initiative pour la suspension du service de la dette - Modèle de lettre de demande ». Disponible à :  clubdeparis.org

[16] Voir Milan Rivié, « Jeu de dupes sur la dette des pays pauvres », Le Monde Diplomatique, juin 2020. Disponible à :  monde-diplomatique.fr ou la version longue disponible gratuitement sur le site du CADTM, « Effet d'annonce, mensonge et omission sur les dettes africaines, Macron mise sur le Club de Paris », disponible à :  cadtm.org

[17] Virginie Mangin, L'Afrique dans le piège de la dette chinoise, 24 août 2020, Le Soir. Disponible à :  plus.lesoir.be

[18] A propos des dettes africaines : « Assumons nos dettes, payons-les, gérons-les comme il faut et arrêtons de venir quémander une annulation tous les vingt ans. ». Felwine Sarr in « Les européens s'inquiètent pour nous et nous nous inquiétons pour eux », Seneplus, 30 avril 2020. Disponible à :  seneplus.com

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