21/10/2020 cetri.be  8 min #180678

Bolivie : Luis Arce remporte la présidentielle après un an de crise politique et de rebondissements

La victoire de Luis Arce et du Mas en Bolivie

 Pablo Stefanoni

Ce 18 octobre à La Paz, alors que minuit approchait et que l'absence de résultats officiels crispait l'atmosphère et alimentait les suspicions, la chaîne Unitel, très populaire et largement suivie durant la soirée électorale annonça qu'un institut de sondage avait réalisé un premier décompte rapide. Les résultats firent l'effet d'une bombe. Jusqu'aux plus optimistes de la campagne du Mouvement vers le socialisme (MAS) n'auraient pas osé l'espérer : Luis Arce Catacora dépassait nettement les 50 % de votes et devenait le nouveau président sans devoir passer de second tour. Carlos Mesa, l'ex-président incarnant le « vote utile » pour empêcher le retour du MAS était distancié de plus de vingt points.

Toutes les analyses de la campagne et de la journée électorale elle-même quant à un supposé « plafond de votes » d'Arce - considéré comme le candidat ayant le moins de marge de croissance - partirent en fumée : le MAS se prépare à revenir au Palacio Quemado fort d'un vote plébiscitaire. Même s'il n'y avait eu qu'une candidature anti-MAS, si l'opposition avait réussi à s'unir, ses voix n'auraient pas été suffisantes. Le fait que la présidente intérimaire Jeanine Áñez ait rapidement reconnu le triomphe du MAS et félicité Arce a certainement contribué à éviter que le climat de crispation et d'instabilité potentielle ne finisse par l'emporter face à la lenteur du décompte officiel, après une journée de vote exemplaire en temps de pandémie.

Le MAS a par ailleurs obtenu la majorité au parlement. Dans son bastion de La Paz, il l'a emporté par 65 % contre 32 % et a même atteint les 35 % à Santa Cruz, ville dominée par le conservateur Lui Fernando Camacho, leader des manifestations de rue de novembre de l'année passée qui, dans le cadre d'une mutinerie policière et d'un putsch militaire, avaient entraîné la chute de Morales et son exil en Argentine.

Leadership

Arce devra construire son propre leadership présidentiel, avec un Evo Morales qui reviendra en Bolivie, sans doute moins fort qu'avant mais toujours très influent, et un vice-président, David Choquehuanca, distant de Morales et ayant ses propres bases parmi la direction aymara de l'atiplano paceño. Il devra aussi montrer que son modèle économique, un des atouts du MAS durant sa décennie et demie au pouvoir, fonctionne en temps de crise économique et de profonde incertitude liée à la pandémie. Dans son discours de dimanche soir, il s'est montré humble, a esquissé une autocritique et promis l'unité nationale.

Qu'est-ce qui était en jeu dans les meetings électoraux ? Davantage que des programmes, ce sont des lectures des 14 ans de pouvoir du MAS et des douze mois de gestion de Jeanine Áñez [1] qui s'opposaient. Dès le départ, le gouvernement intérimaire de celle-ci a cherché à diaboliser le MAS, réduit à une force « narco-terroriste », dont la gestion était présentée comme un mélange infâme d'autoritarisme, de corruption et de gaspillage de ressources publiques, loin des images de succès économique diffusées par les organismes internationaux eux-mêmes. Dans cette narration caricaturale, certains allèrent jusqu'à parler d'une « dictature », au sein de laquelle il fallait chuchoter dans les cafés pour ne pas être poursuivis par l'« autoritarisme indigène ». Cependant, comme c'est souvent le cas avec les réactions anti-populistes, le revanchisme a pris le pas sur les promesses républicaines et institutionnalistes, ce à quoi il faut ajouter la gestion publique désastreuse de la crise générée par le coronavirus, qui a provoqué plus de 8000 morts d'après les données officielles.

Beaucoup ont vu dans le gouvernement Áñez une entreprise politique des classes moyennes et élevées « blanches » pour récupérer un pouvoir partiellement perdu depuis 2006. Mais le MAS, malgré la déroute de novembre 2019, a réussi à se réorganiser au départ du parlement, où il conservait sa majorité des deux tiers, et de la rue, où il demeure la seule force du pays disposant de bases. Beaucoup n'hésitèrent pas à qualifier Evo Morales de « tyran en fuite », sans se rendre compte que, malgré tout, le MAS continuait à exprimer un bloc ethnico-social plébéien. La sur-réaction répressive du ministre de l'intérieur Arturo Murillo, qui a multiplié les arrestations et les poursuites, a visé non seulement le MAS, mais aussi les différentes expressions des mouvements syndicaux et sociaux.

Sur le plan strictement électoral, Carlos Mesa a trop misé sur le « vote utile », en supposant qu'une majorité voulait à tout prix éviter un retour du MAS, et n'a même pas essayé de se connecter au monde indigène-populaire. Mais comme les élections l'ont montré, ce supposé rejet - qui paraissait total dans les médias et sur les réseaux sociaux - n'existait pas, en tout cas pas avec cette force. Le « vote utile » n'a pas dépassé 30 % des suffrages.

Un deuxième enseignement électoral est la confirmation de la difficulté des leaders conservateurs cruceños à s'imposer hors de leur bastion. Camacho, qui en 2019 paraissait avoir conquis beaucoup d'habitants de La Paz, a obtenu un résultat insignifiant dans la capitale, alors qu'il se consolidait sur le plan régional. De fait, Santa Cruz a voté « utile » pour défendre ses propres intérêts régionaux et régionalistes.

Le MAS

Dans le même temps, le triomphe du MAS montre que la force de celui-ci ne dépendait pas seulement de la figure d'Evo Morales et que les efforts de réélection de ce dernier avaient conduit le parti dans une impasse et provoqué une sorte de « contre-révolution » qui l'a chassé du pouvoir. Son incapacité à se défaire du MAS ne signifie pas que le rejet de la réélection illimitée n'était pas important. Et n'a pas empêché que le gouvernement « éviste » ait vu sa forme d'exercice du pouvoir imploser en novembre dernier. La réaction a débouché sur un coup d'État, mais l'éviction du pouvoir du MAS s'explique aussi par des mobilisations de masse (par en bas) et une crise aiguë (par en haut).

Cependant la répression et le retour aux réalités ont insufflé dans la campagne électorale une nouvelle mystique, de celles qui manquaient en 2019, lorsque la confiance envers l'appareil étatique s'était substituée à la mobilisation populaire. La crise a aussi permis l'émergence d'une nouvelle couche de dirigeants, comme Andrónico Rodríguez, le successeur de Morales à la tête des syndicats de cultivateurs de coca. Paysan licencié en sciences politiques, Rodríguez reflète la nouvelle sociologie du monde rural, de plus en plus connecté aux villes. Beaucoup de leaders ayant ce profil ont émergé durant cette campagne, ce qui a permis de reléguer plusieurs dirigeants sociaux discrédités et porteurs d'une vision prébendière de la politique et du rapport à l'État.

Dès son départ, le MAS a évolué dans une autonomie relative vis-à-vis d'un Evo Morales exilé à Buenos Aires et limité dans ses mouvements. Les parlementaires, avec Eva Copa à leur tête, ont choisi la modération face aux appels à la résistance en provenance d'Argentine. Il est certain que les appels au retour d'Evo n'ont pas été massifs. A prédominé en revanche le rejet des actes outranciers du nouveau gouvernement, comme l'incendie des « whipalas » dans les manifestations anti-MAS et d'autres épisodes considérés comme racistes, tels les références permanentes aux « hordes du MAS » et les articles de presse sur « l'ennemi public numéro un » ou le « cancer de la Bolivie ». Le « vote utile » du monde rural, urbain et périphérique populaire a finalement été à Arce, et c'est ce qui l'a fait gagner.

À la différence de la solidarité internationale « anti-coup d'État », dispersée en consignes contradictoires, le MAS a réussi à comprendre la nouvelle étape et à miser sur la solution électorale, avec ce que cela suppose de compromis, au-delà de la résistance dans la rue. Ceux qui vivaient en Bolivie ont sans doute mieux compris la complexité du scénario de novembre 2019 : l'« invitation » des militaires à Morales de renoncer, qui techniquement s'apparente à un coup d'État, était partie intégrante d'une crise politique plus large, fortement liée à la perte de légitimité de l'ancien président. Cette autonomie relative du MAS à élargi ses marges de manœuvres, tandis que le ton modéré de Arce - un économiste au profil technique obligé de jouer le jeu de la campagne, en chantant ou en jouant au basket en public - combiné à son prestige en tant que gestionnaire de l'économie a permis de répondre sans excès aux attaques de la droite.

Le futur

Le nouveau défi du MAS sera de gouverner sans le pouvoir qu'il a eu entre 2006 et 2019. Cette période « épique » de la révolution ne pourra se répéter. Sa gestion s'inscrira dans un contexte régional « post-progressiste ». Surtout, il devra se transformer en un parti plus ouvert au partage du pouvoir, accepter davantage l'idée de l'alternance, ne pas envisager l'éventualité de sa sortie des institutions comme la fin du monde.

Le scénario est néanmoins plus favorable que ce qu'on aurait pu imaginer il y a encore quelques jours : d'un côté, l'avantage conséquent dans les urnes constitue un capital électoral crucial, dans un contexte de polarisation ; de l'autre, plusieurs acteurs politiques, économiques et sociaux avaient déjà anticipé la possibilité que le MAS revienne aux affaires.

Enfin, l'esprit de la « Révolution de las pititas [2] », nom donné au mouvement de novembre 2019, a fini par s'évanouir, en dépit des livres, des suppléments de quotidiens et des reportages en tout genre pour construire un récit de « libération ». Il n'en reste pas moins que l'épisode ancre dans l'imaginaire politique l'idée que les insurrections urbaines sont une constante dans l'histoire nationale bolivienne - tant dans les changements réactionnaires que progressistes. Le nouveau gouvernement devra réconcilier les composantes d'une société traversée par des clivages ethniques, sociaux et régionaux. Toujours est-il que le fait que, dans un contexte de convulsion politique, l'issue ait pris une tournure électorale a une grande importance, pour la Bolivie comme pour le continent.

Traduction de l'espagnol : François Polet, CETRI.

Notes

[1] Sénatrice conservatrice, Jeanine Áñez a profité du vide de pouvoir suite au renversement de Morales et au refus du président du Sénat d'assumer la présidence pour prendre les clés du Palacio Quemado le 12 novembre 2019.

[2] Réappropriation de la référence ironique aux « ficelles » (pititas) déployées par les groupes de contestataires pour bloquer les rues des grandes villes.

 cetri.be

 Commenter