Source : Fair, Joshua Cho
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Mohsen Fakhrizadeh
Si un empire ou l'un de ses représentants devait assassiner un citoyen d'un État ennemi officiel, quel genre de prétextes attendrait-on de ses propagandistes pour justifier ce meurtre ? C'est une expérience de réflexion utile pour examiner comment les médias dominants ont couvert l'assassinat du scientifique nucléaire iranien Mohsen Fakhrizadeh, manifestement par les forces israéliennes, le 27 novembre.
A en juger par la façon dont les médias dominants ont couvert l'assassinat du général iranien Qassem Soleimani au début de l'année (FAIR.org, 09/01/20), on pourrait s'attendre à ce que les journalistes américains présentent Fakhrizadeh comme une sorte de nébuleuse « menace pour la sécurité nationale », même s'il y a peu de preuves pour étayer cette accusation. En janvier, les médias ont blanchi les propos de l'administration Trump selon lesquels Soleimani « planifiait activement plusieurs attaques imminentes » au Moyen-Orient lorsqu'il a été tué, bien qu'il ait été révélé par la suite qu'il se rendait en fait en Irak pour assister aux pourparlers de paix régionaux avec l'Arabie saoudite (Grayzone, 06/01/20).
Bien que le récit de l'Iran sur la façon dont Fakhrizadeh a été tué ait considérablement changé depuis l'assassinat - d'abord en rapportant une embuscade et une fusillade entre les gardes du corps de Fakhrizadeh et plusieurs hommes armés, à l'Iran qui accuse maintenant Israël d'avoir utilisé une « arme télécommandée » pour perpétrer le meurtre - ce qui n'a pas changé, ce sont les multiples médias occidentaux qui couvrent l'événement dans le contexte du « programme d'armes nucléaires » inexistant de l'Iran.
Les médias occidentaux se contredisent, certains affirmant que Fakhrizadeh a participé à un programme d'armement iranien aujourd'hui disparu, tandis que d'autres suggèrent qu'un programme secret de développement d'armes nucléaires est toujours en cours. Certains rapports reconnaissent que l'existence d'un programme d'armes nucléaires iranien, présent ou passé, n'est qu'une allégation des services de renseignements américains et israéliens, tandis que d'autres traitent ces allégations comme des faits.
Le Washington Post (28/11/20) a écrit que bien que Fakhrizadeh ait été considéré comme le responsable de l'effort démantelé de l'Iran pour construire une arme nucléaire il y a près de deux décennies, il a joué un rôle beaucoup moins important dans les programmes actuels de l'Iran concernant les réacteurs et l'enrichissement de l'uranium.
USA Today (27/11/20) a rapporté que la « déclaration » de l'Iran selon laquelle « son programme nucléaire est destiné à des fins pacifiques et civiles uniquement... a été accueillie avec un scepticisme international » - bien que la position officielle des services de renseignements américains soit que l'Iran a mis fin à ses tentatives de fabriquer une arme nucléaire en 2003.
La NPR [Nuclear Posture Review] du 27/11/20 est allée plus loin, décrivant Fakhrizadeh comme « un scientifique iranien de haut niveau que l'on croit responsable du développement du programme nucléaire militaire du pays » - sans aucune précision de la date à laquelle ce programme était censé avoir eu lieu. Business Insider (27/11/20) a décrit Fakhrizadeh comme le « père du programme nucléaire moderne de l'Iran et soupçonné de superviser certains aspects de la recherche sur les armes nucléaires du pays », tandis que le magazine New York (27/11/20) l'a décrit comme le « père du programme d'armes nucléaires » de l'Iran. USA Today (27/11/20) a fait passer Fakhrizadeh pour un super-vilain, le caractérisant comme un « scientifique iranien qu'Israël a crédité d'être le maître d'œuvre du programme nucléaire militaire secret de la République islamique, aujourd'hui disparu. »
Le New York Times (27/11/20) a écrit :Le plus grand scientifique nucléaire iranien, longtemps identifié par les services de renseignement américains et israéliens comme la figure de proue d'un effort secret pour concevoir une ogive atomique, a été tué par balles vendredi dans ce que les médias iraniens ont appelé une embuscade en bord de route alors que lui et ses gardes du corps se déplaçaient à l'extérieur de Téhéran.
Pendant deux décennies, le scientifique Mohsen Fakhrizadeh a été la force motrice de ce que les responsables américains et israéliens décrivent comme le programme secret d'armes nucléaires de l'Iran. Son travail s'est poursuivi après que l'Iran ait officiellement mis fin à ses efforts pour développer une bombe en 2003, selon les évaluations des services de renseignement américains et les documents nucléaires iraniens volés par Israël il y a près de trois ans.
Il serait très facile de réfuter les spéculations de longue date et sans fondement des médias dominants (par exemple, Wall Street Journal, 30/08/12 ; New York Times, 24/06/14 ; Los Angeles Times, 27/11/20 ; voir FAIR.org, 7/10/09, 16/11/11, 10/09/13, 24/09/14, 15/01/14) selon lesquelles Fakhrizadeh serait une sorte de Robert Oppenheimer à la tête d'un projet Manhattan iranien en cours. On peut simplement souligner qu'il n'y a pas de preuve crédible que l'Iran ait actuellement un programme d'armes nucléaires. Le programme nucléaire civil iranien est l'un des plus rigoureusement surveillés sur Terre, et l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) a confirmé que l'Iran se conforme au Plan d'action global conjoint (JCPOA) signé en 2015, tant avant qu'après que l'administration Trump soit revenue sur l'accord (FAIR.org, 21/06/19). Il serait donc très facile de savoir si Fakhrizadeh travaillait « secrètement » au développement d'armes nucléaires pour l'Iran au moment de sa mort.
L'Iran a été une figure de proue dans la promotion d'une zone exempte d'armes nucléaires au Moyen-Orient (NWFZ) depuis qu'il en a proposé une pour la première fois en 1974, tandis qu'Israël a menacé illégalement d'attaquer les installations nucléaires iraniennes et a rejeté le traité de non-prolifération dont l'Iran est membre. Après l'adoption du JCPOA en 2015, le ministre iranien des Affaires étrangères, Javad Zarif, a critiqué le fait de ne pas établir une zone exempte d'armes nucléaires au Moyen-Orient, ce qui obligerait Israël à se débarrasser de son stock d'armes nucléaires (Guardian, 31/07/15). Bien que certains considèrent les missiles balistiques iraniens (qui ne sont pas interdits par le droit international) comme une preuve de l'intention de construire des armes nucléaires, ces armes constituent la seule dissuasion conventionnelle viable de l'Iran, puisque l'armée de l'Air iranienne est principalement composée d'avions anciens qui ne peuvent pas opérer très loin en dehors de l'espace aérien du pays, et qui sont depuis longtemps incapables de riposter sérieusement à des attaques. (Forbes, 28/06/20)
Bien que l'Iran soit considéré comme étant contrôlé de manière rigide par des fanatiques religieux, les déclarations religieuses comme la fatwa contre les armes nucléaires sont souvent traitées dans les médias américains comme n'ayant aucun impact (Foreign Policy, 16/10/14).
Quoi que l'on puisse penser du système théocratique iranien, le journaliste d'investigation Gareth Porter (Foreign Policy, 16/10/14) a noté que l'ancien Guide suprême, l'Ayatollah Ruhollah Khomeini, avait émis une fatwa (une décision contraignante sur la jurisprudence islamique qui possède un statut juridique supérieur à la simple législation) contre la construction de tout type d'armes de destruction massive (ADM) alors que l'Iran était attaqué avec des ADM chimiques par l'allié américain de l'époque, Saddam Hussein, dans les années 1980. Cette fatwa selon laquelle les ADM sont haram (ou « interdites ») par l'Islam a été ultérieurement développée et réitérée par le successeur de Khomeiny, l'Ayatollah Ali Khamenei, institutionnalisant davantage la doctrine selon laquelle la construction d'ADM de toute sorte, même à des fins d'autodéfense crédibles, est contraire aux principes islamiques (Lobelog, 10/12/13).
Même s'il était vrai que Fakhrizadeh a joué un rôle de premier plan dans un programme d'armes nucléaires aujourd'hui disparu et qui n'a pas été actif pendant 17 ans, cela ne serait pas pertinent pour comprendre les capacités nucléaires actuelles de l'Iran, et aucune sorte de justification de son meurtre, comme l'a reconnu un autre article du Washington Post (27/11/20) :Bien que Fakhrizadeh ait été une figure clé du programme de bombe de l'Iran, « ce travail est du passé, et il n'y a aucune raison de s'attendre à ce que Fakhrizadeh n'étant plus là, cela ait un quelconque effet sur le programme nucléaire actuel de l'Iran », a déclaré Paul Pillar, un vétéran de 28 ans passés à la CIA et chercheur du Centre d'études de sécurité de l'université de Georgetown.
Fakhrizadeh était largement considéré comme le cerveau du programme nucléaire iranien, y compris les efforts clandestins de Téhéran pour développer une bombe nucléaire au début des années 2000. Le professeur de physique, dont on pense qu'il a environ 60 ans, a été identifié par les services de renseignement comme le chef du Plan Amad, le programme secret de recherche sur les armes nucléaires qui a cherché à développer jusqu'à six bombes nucléaires avant que les dirigeants iraniens n'ordonnent l'arrêt du programme en 2003.
Cependant, nous savons que même les accusations selon lesquelles Fakhrizadeh a participé à un programme d'armement aujourd'hui disparu sont largement basées sur des preuves fabriquées. Gareth Porter (Consortium News, 13/05/18) a montré de manière décisive que les prétendus documents « volés » à l'Iran par l'agence de renseignement israélienne, le Mossad en 2018, qui « prouvaient » l'existence d'un « plan Amad » secret qui aurait pris fin en 2003, ont été créés par le Mossad lui-même. Les mêmes documents « volés » en 2018 circulaient depuis 2005, et la possibilité qu'ils aient été fabriqués a été soulevée à l'époque (Washington Post, 08/02/06). La prétendue mine de dossiers secrets sur un projet Manhattan iranien n'existe tout simplement pas. Cela pourrait expliquer pourquoi tous les rapports susmentionnés ne fournissent jamais de source réelle pour leurs accusations, et se contentent d'affirmer que Fakhrizadeh a participé à ce programme secret.
Pour être précis : Porter a documenté la façon dont l'administration Bush avait mis en évidence un ensemble de 18 schémas du véhicule de rentrée du missile Shahab-3, ou cône, en 2005. Chacun de ces dessins comprenait une forme ronde représentant une arme nucléaire à l'intérieur du véhicule de rentrée. Ces dessins ont été présentés aux gouvernements étrangers et à l'AIEA comme 18 tentatives différentes d'intégrer une arme nucléaire sur le Shahab-3. Pourtant, lorsque le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou a révélé l'un de ces dessins pour la première fois au public lors d'une présentation en 2018, comme « preuve » des ambitions nucléaires de l'Iran, il a par inadvertance exposé les documents comme étant frauduleux, car cette image montrait la conception du véhicule de rentrée « dunce cap » du missile Shahab-3 original, qui avait été testé de 1998 à 2000, et dont les analystes des services de renseignement en dehors de l'Iran avaient supposé avant 2004 qu'il continuerait à être la conception que l'Iran utiliserait dans ses missiles balistiques.
Cependant, note M. Porter, l'Iran a secrètement commencé dès 2000 à redessiner le Shahab-3 avec un design « triconique » ou « biberon » qui ne ressemble guère à celui représenté sur les dessins - avec des capacités de vol très différentes. Cette erreur majeure a démontré que les dessins schématiques montrant une arme nucléaire dans un véhicule de rentrée du Shahab-3 ont été fabriqués. C'est peut-être pour cette raison que le directeur de l'AIEA de l'époque, Mohamed ElBaradei, avait alors fait remarquer qu'il ne pouvait pas accuser l'Iran de poursuivre des armes nucléaires sans que les documents soient authentifiés, ce qui n'a jamais été le cas (New York Times, 13/11/05).
Les documents non authentifiés étaient également accompagnés de récits d'origine contradictoires. L'administration Bush a affirmé que ces fichiers provenaient d'un ordinateur portable iranien volé, mais l'ancien haut fonctionnaire allemand des Affaires étrangères Karsten Voigt a déclaré qu'ils avaient été donnés à l'Allemagne par un membre du groupe dissident armé Mojahedin-e Khalq (MEK), qui avait combattu l'Iran au nom de l'Irak dans les années 1980, et qui est connu pour être utilisé par le Mossad pour rendre publiques des informations qu'Israël ne voulait pas se voir attribuer (Wall Street Journal, 22 novembre 2004). Puis Netanyahou a commenté son étrange diaporama en 2018, recyclant les dessins schématiques frauduleux du MEK/Israël rendus publics en 2005, ainsi que des pages de documents en langue farsi connus pour provenir de la cache de documents fabriqués par le MEK/Israël (New York Times, 01/05/18) - offrant une histoire farfelue selon laquelle ces documents avaient récemment été volés dans un entrepôt abandonné en Iran.
Il s'avère donc que Fakhrizadeh a été assassiné sous le prétexte d'avoir participé à un programme d'armes nucléaires dont l'existence est alléguée dans des documents probablement fabriqués par le Mossad, dont les médias américains propagent maintenant les allégations pour justifier implicitement un acte de terrorisme d'État. Loin de travailler sur un programme secret d'armes nucléaires susceptible de causer des morts en masse, le gouvernement iranien a crédité Fakhrizadeh d'avoir mené les efforts pour sauver des vies en gérant les efforts de production des premiers kits de test Covid-19 et le développement d'un vaccin contre le coronavirus (International Business Times, 28/06/20).
Aucun État n'a encore revendiqué la responsabilité de cet acte, mais des responsables américains anonymes et l'Iran estiment qu'Israël est le coupable, étant donné que Netanyahou a depuis longtemps identifié l'Iran comme une « menace existentielle » et Fakhrizadeh comme l'ennemi national n°1 (New York Times, 28/11/20). Israël était déjà soupçonné d'être derrière l'assassinat de scientifiques nucléaires iraniens de 2010 à 2012 (Guardian, 27/11/20). Même l'ancien directeur de la CIA John Brennan a noté sur Twitter (27/11/20) que l'assassinat est un simple acte de « terrorisme d'État » et une « violation flagrante du droit international », sans soulever de questions sur la manière dont le reste de la politique étrangère américaine pourrait être caractérisée (FAIR.org, 13/02/20).
Lorsque l'on examine la couverture médiatique de l'assassinat de Mohsen Fakhrizadeh, il est évident que les journalistes américains fonctionnent exactement comme on pourrait s'y attendre de la part des propagandistes de l'État, en diffamant implicitement les victimes des États ennemis officiels comme méritant d'être attaquées pour avoir « menacé la sécurité nationale » des États-Unis et de leurs représentants dans la région. Il ne suffit pas que quelqu'un comme Fakhrizadeh soit simplement assassiné ; son personnage doit également être assassiné avec de fausses connexions à des programmes iraniens « d'armes nucléaires » inexistants, afin d'envoyer le « message effrayant » aux autres scientifiques de haut niveau travaillant sur le programme nucléaire civil iranien que ni leur vie ni leur réputation ne sont en sécurité.
Image d'illustration : Mohsen Fakhizadeh (cc photo : Tasnim News via Wikimedia).
Source : Fair, Joshua Cho, 02-12-2020
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises