30/01/2021 tlaxcala-int.org  8 min #185007

C'est Facebook contre les agriculteurs indiens

 Satya Sagar सत्य सागर

Le bras de fer entre les agriculteurs indiens et le gouvernement au sujet des nouvelles lois facilitant la prise de contrôle de l'agriculture du pays par les grandes entreprises s'intensifie d'heure en heure et risque de devenir également très sanglant.

La marche des tracteurs des paysans indiens à New Delhi le 26 janvier s'est heurtée aux matraques et aux lacrymos

Et quand le sang coulera, ce ne seront pas seulement les mains des entreprises indiennes qui seront tachées de rouge, mais aussi celles des investisseurs globaux qui sont derrière elles

Le régime Modi se sert de quelques incidents violents lors de la manifestation des agriculteurs du 26 janvier à New Delhi pour justifier une répression brutale contre eux. Les partisans du parti au pouvoir, dans une démarche ouvertement fasciste, alimentent également la violence populaire contre les agriculteurs, dont beaucoup sont issus de la minorité religieuse sikhe.

À part de nombreux Indiens, grand nombre de gros investisseurs siégeant dans des capitales étrangères éloignées observent anxieusement l'évolution de la situation. Des milliards de dollars sont en jeu pour eux, acheminés par des entreprises indiennes comme Reliance Industries de Mukesh Ambani et le groupe Gautam Adani, qui sont leurs béliers pour ouvrir les portes des vastes marchés indiens du commerce agricole et de l'achat de nourriture en ligne.

Mark Zuckerberg et Mukesh Ambani

Le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, dont la société a investi 5,5 milliards de dollars (435 milliards de roupies, 4,5 Mds €) l'année dernière dans la société Jio Platforms, détenue par Ambani, pour unir leurs forces et établir une domination totale du secteur alimentaire indien(1), est en tête du peloton. Jio Platforms gère le plus grand service de réseau mobile d'Inde, Jio, et d'autres entreprises numériques de Reliance.

« L'Inde est un endroit spécial pour nous. Nous nous engageons également à travailler ensemble sur certains projets essentiels qui, selon nous, vont ouvrir de nombreuses opportunités commerciales en Inde », a déclaré Zuckerberg aux médias après avoir conclu l'accord avec Reliance au début de l'année 2020. (Ce n'est pas une coïncidence si, quelques mois seulement après cet investissement, le gouvernement Modi a également approuvé les trois lois agricoles(2)).

Non, Facebook ou Reliance n'ont pas l'intention de se salir les mains et de labourer les champs du Pendjab. L'idée est avant tout de dominer le marché indien de l'épicerie en ligne, qui connaît une croissance rapide et dont la taille devrait atteindre 18 milliards de dollars (14 Mds €) d'ici 2024(3). Les entreprises de commerce électronique qui vendent des articles de première nécessité ont connu une énorme poussée de la demande pendant le lock-out du au Covid-19 en Inde, considérée comme l'un des plus grands marchés de l'avenir.

La société WhatsApp, détenue par Facebook, qui a récemment été autorisée à fournir des services de paiement en ligne, compte environ 400 millions d'abonnés en Inde. Ils seront ciblés comme une clientèle potentielle pour Jio Mart, un réseau d'épiceries appartenant à Jio Platforms, qui est déjà présent dans plus de 200 villes indiennes et qui livre des produits d'épicerie, des produits laitiers, des fruits et des légumes.

Jio Mart espère également utiliser WhatsApp pour intégrer des milliers de magasins familiaux dans le réseau de vente en ligne. (Ces petits propriétaires de magasins risquent de connaître le même sort que les agriculteurs indiens, et de finir comme appendices d'Ambani ou d'un autre empire capitaliste)

Reliance, tout en sollicitant beaucoup d'argent étranger, se présente ironiquement comme une alternative « indienne » et « nationaliste » aux rivaux étrangers comme Amazon et Flipkart, qui contrôlent ensemble plus de 60% du marché global du commerce électronique du pays actuellement. On prévoit que le marché du commerce en ligne en Inde atteindra 99 milliards de dollars US d'ici 2024 et 200 milliards de dollars US d'ici 2026(4).

Tous ces projets seront toutefois réduits à néant si les trois nouvelles lois agricoles ne sont pas mises en place, car elles constituent la base juridique permettant l'entrée de grandes entreprises sur le marché indien de la production, de la transformation et de la distribution de denrées alimentaires, qui est très fragmenté et très diversifié. Ces lois créent un cadre national pour l'agriculture contractuelle, déréglementent la fixation des prix, l'achat et le stockage de nombreux produits alimentaires de base et facilitent la vente en ligne de produits agricoles.

Pour l'essentiel, les lois permettront à des entités comme Jio Platforms de contrôler l'ensemble de la chaîne d'approvisionnement en denrées alimentaires et en produits connexes : achat à bas prix auprès des agriculteurs, stockage et transformation pour l'ajout de valeur, réservation de commandes en ligne et livraison du produit final aux consommateurs nationaux ou même étrangers selon les besoins.

Dans l'immédiat, les agriculteurs du Pendjab et de l'Haryana, à l'origine de l'agitation actuelle, voient dans les nouvelles lois une menace pour les prix de soutien minimum qu'ils obtiennent du gouvernement pour des cultures comme le blé et le riz. À long terme, les agriculteurs de toute l'Inde craignent d'être laissés à la merci de sociétés aux poches bien garnies et de se voir voler leurs revenus et leur indépendance.

Ce qui se passe dans le contexte indien s'inscrit dans une tendance mondiale où les entreprises de haute technologie, les grands fonds de gestion d'actifs et les entreprises agroalimentaires cherchent à « bousiller » les marchés agricoles existants et désorganisés et à établir un contrôle monopolistique. Étant donné la nature essentielle des aliments, le contrôle de leur production, de leur vente et de leur distribution devrait être une source de revenus à perpétuité.

Si Facebook est le plus gros investisseur de Jio Platforms, Google le suit de près avec 4,5 milliards de dollars. Parmi les autres investisseurs qui ont investi dans le projet Ambani, citons le Public Investment Fund, le fonds souverain d'Arabie saoudite, avec 1,5 milliard de dollars, KKR, un grand fonds d'investissement usaméricain, avec 1,5 milliard de dollars, Mubadala et ADIA, deux fonds d'investissement basés à Abu Dhabi, avec 1,2 milliard de dollars et 750 millions de dollars, et TPG Capital, une société de gestion d'actifs internationale, avec 600 millions de dollars(5).

Bien entendu, tous ces investisseurs qui investissent dans Jio Platforms ne s'intéressent pas spécifiquement à l'avenir de l'agriculture indienne en tant que telle. Ils peuvent clairement sentir que le partenariat avec des sociétés comme Ambani et Adani offre un retour sur investissement important en raison de leur poids politique en Inde.

Au fil des ans, les groupes Ambani et Adani, qui sont également les plus grandes entreprises donatrices de Narendra Modi, ont utilisé leur influence pour élaborer des politiques qui leur donnent un avantage sur tous leurs concurrents. Avec des politiciens nationaux dans la poche, les deux groupes se sont ensuite vendus aux plus offrants étrangers. En d'autres termes, si Mark Zuckerberg était l'équivalent de Robert Clive*, alors Ambani et Adani sont les Mir Jafar* et Jagat Seth* contemporains qui l'ont aidé à conquérir l'Inde.

L'insistance du gouvernement Modi à imposer les lois agricoles malgré une opposition massive ne concerne pas non plus seulement l'agriculture indienne. C'est aussi une façon de signaler à tous les investisseurs étrangers que le gouvernement indien est fermement de leur côté et qu'il est prêt à écraser son propre peuple - par les armes si nécessaire - pour protéger leurs profits. Les conseillers du gouvernement craignent que le fait de ne pas être assez « dur » avec les agriculteurs agitateurs n'entraîne une chute de la « confiance » des investisseurs et ne mette un terme à l'afflux de grosses sommes d'argent.

Alors que le régime Modi, Ambani, Adani et leurs semblables, sont à juste titre pris pour cible par les syndicats d'agriculteurs, il est temps que ceux-ci s'attaquent également à leurs bailleurs de fonds internationaux, qui sont les responsables de la législation « favorable aux entreprises ».

C'est pourquoi le prochain grand rassemblement de tracteurs, si je puis me permettre cette suggestion, devrait être organisé devant les sièges de Facebook Inc. ou de Google en Californie. De Mark Zuckerberg à Sundar Pichai (PDG de Google, né en Inde) en passant par Mohammed Ben Salman, le prince héritier d'Arabie saoudite, quiconque tente de profiter du sang des agriculteurs indiens devrait être dénoncé et couvert de honte devant le monde entier.

NdT

Le major-général Robert Clive (1725-1774), alias Clive of India, fut le premier gouverneur britannique du Bengale, poste dans lequel il devint multimillionnaire. Objet d'enquêtes pour corruption, il suicida. Syed Mir Jafar Ali Khan Bahadur fut le premier nabab du Bengale à se placer sous la houlette de la Compagnie britannique des Indes orientales. Jagat Seth était l'héritier d'une dynastie de banquiers bengalis qui finança la conquête britannique de l'Inde et fut exécuté comme traître.

NdA

(1)  techradar.com

(2)  outlookindia.com

(3)  economictimes.indiatimes.com

(4)  ibef.org

(5)  techradar.com

Vancouver, 20 décembre 2020: rassemblement de soutien aux paysans indiens devant le siège de Facebook

Courtesy of  Tlaxcala
Source:  countercurrents.org
Publication date of original article: 29/01/2021

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