28/08/2008 monde-diplomatique.fr  11 min #19783

Médailles d'or jamaïcaines, par Romain Cruse (Le Monde diplomatique)

Le triple record du monde de l'athlète jamaïcain Usain « lightning » Bolt (100 mètres, 200 mètres et relais 4 fois 100 mètres) et les médailles d'or de ses compatriotes Shelly-Ann Fraser (100 mètres féminin), Veronica Campbell-Brown (200 mètres et relais 4 fois 100 mètres féminins) et Melaine Walker (400 mètres haies féminin) aux Jeux olympiques de Pékin d'août 2008 ont éclipsé les dégâts causés par la tempête tropicale Fay, qui balayait l'île au même moment, causant la mort de deux personnes.

Dans ce temple chrétien, qui compterait, selon le Guinness des records, le plus grand nombre d'églises par habitant du monde, services et prières ont été interrompus pour suivre la finale du 100 mètres femmes qui a vu le couronnement de Shelly-Ann Fraser devant deux de ses compatriotes, arrivées à égalité en seconde position.

Au son des claquements de couvercles de ducthie (marmite en fonte de fabrication artisanale), la victoire de cette jeune femme âgée de 21 ans et originaire du ghetto de Waterhouse, dans l'ouest de la capitale, Kingston, a déclenché des manifestations spontanées de joie dans toute la communauté, fière de rappeler le proverbe jamaïcain : « Il faut un village pour faire grandir un enfant » (« It takes a village to raise a child »).

La quartier appartient à cet ensemble de l'ouest de Kingston frappé par une violence endémique, qui fut rebaptisé par ses habitants « Olympic Gardens » après les jeux olympiques d'Helsinki, en 1962, durant lesquels trois jeunes originaires de la communauté décrochèrent une médaille (Rhoden, McKinley, Wint).

Le légendaire joueur de cricket Collie Smith et le célèbre boxeur Mike McCullum sont originaires de ce même ensemble proto-urbain rougi par la tôle rouillée et la terre battue. De manière plus générale, les meilleurs sportifs jamaïcains - Usain Bolt étant une exception — sont originaires de la ceinture de « ghettos » de la ville basse de Kingston. Un rapide coup d'oeil sur les noms des principales équipes de football de première division jamaïcaine suffit d'ailleurs pour s'en convaincre : Tivoli Gardens, Seaview Gardens, Arnett Gardens (Concrete Jungle), Boy's Town, Waterhouse, August Town, etc.

La première idée qui vient à l'esprit de la majorité des Jamaïcains à l'évocation de ces toponymes de « garnisons (1) » est la violence associée au tribalisme politique, et à la concurrence qui règne sur le racket des commerces, le trafic de cannabis (appelé localement ganja), de cocaïne et d'armes à feu.

Le 17 août 2008, trois jeunes Jamaïcains n'ont pas célébré la victoire olympique : à l'aube, on a retrouvé leurs cadavres criblés de balles dans l'ouest de la capitale. Trois meurtres, c'est pourtant un chiffre relativement « bon » : la moyenne quotidienne des homicides commis dans l'île est de quatre par jour (1446 meurtres commis en 2007), principalement dans les ghettos de Kingston.

Le tribalisme politique se trouve à l'origine de ce fléau. Lors de l'accession progressive à l' « indépendance » en 1962, les classes « claires » jamaïcaines prennent le contrôle des syndicats de travailleurs et des partis politiques pour assurer la perpétuation de leur pouvoir politico-économique. Le Jamaican Labor Party (JLP), populiste et conservateur, se distingue cependant rapidement de son rival le People National Party (PNP) qui embrasse, derrière Norman Manley, les idées du socialisme modéré de la Fabian Society : un changement social doit avoir lieu au profit des classes pauvres (après tout, le pays devient indépendant !), mais ce changement doit être progressif, par étape, et non révolutionnaire. Le logo de la société est la tortue de la fable de La Fontaine...

A partir des années 1980, les différences idéologiques s'estompent, en grande partie en raison du poids prépondérant pris par le Fonds monétaire international (FMI) après l'endettement massif de l'administration conservatrice d'Edward Philip Seaga. Mais les deux partis se livrent de violentes batailles territoriales souterraines. Ils arment et donnent un certain pouvoir de redistribution des richesses (en termes d'emplois, d'aide au logement, etc.) à des gangs contrôlant des coins de rue, des communautés, et parfois des ghettos entiers.

Les armes pénètrent massivement les ghettos durant la campagne de déstabilisation du régime socialiste de Michael Manley par la CIA, dans la seconde partie des années 1970. La spirale de la violence pousse rapidement les groupes PNP, puis les gangs apolitiques de trafiquants, qui se développent durant les années 1990 et surtout 2000, à s'armer pour défendre leurs territoires respectifs. On échange désormais la ganja locale, et même, depuis le déclenchement de la crise alimentaire de 2008, de la viande d'âne, contre des armes qui abondent dans le territoire voisin d'Haïti.

Marcus Garvey, dont on fêtait à titre posthume le 121e anniversaire lors de ce week-end victorieux, appelait son peuple noir à se lever « car il est capable d'accomplir tout ce qu'il souhaite (2) ». Si Usain Bolt et Shelly-Ann Fraser semblent aujourd'hui lui donner raison, leurs victoires ne font en réalité que souligner la marginalisation économique des classes noires pour lesquelles le sport représente l'une des rares portes d'accès à une certaine réussite sociale.

Ce qui est vrai pour le sport l'est également pour la musique. La « garnison » dont est originaire Shelly-Ann Fraser fut aussi le berceau du Dub jamaïcain (représenté par les figures légendaires de King Tubby, assassiné en février 1989, et de son successeur King Jammy). Des artistes aussi célèbres internationalement que Half Pint, Junior Reid ou Shabba Ranks (premier deejay jamaïcain à avoir décroché un Grammy Award) ont grandi dans cette communauté déchirée par la pauvreté et la guerre entre gangs politiques.

Olympic Gardens se divise entre bastions PNP, comme Waterhouse, et bastions JLP comme Tower Hill ou Seaward Pen. Ici, comme à Tivoli Gardens (JLP) et a Concrete Jungle (PNP), on vote à plus de 90 % pour le parti qui dirige la « garnison » sans en améliorer notablement les conditions de vie. En remontant Collie Smith Drive, qui sépare les deux communautés, pour aller jouer au football sur le terrain de la première rue de Trenchtown, Bob Marley chanta pour la première fois en 1975 « Oh what a rat race (3)... »

Tout en montrant le potentiel des classes pauvres caribéennes (à Pékin, le Trinidadien Richard Thompson empochera la deuxième place du 100 mètres chez les hommes, soit cinq Caribéens empochant les six médailles du 100 mètres, hommes et femmes confondus !), cette écrasante victoire des athlètes jamaïcains aux JO reflète en réalité leur exclusion d'une économie formelle cartellisée par les riches classes claires, qui dominent toujours ce que certains universitaires locaux nomment une « économie de plantation modifiée ». Dans un pays où la population noire représente 91 % du total, la moitié des directeurs d'entreprise proviennent de vingt et une familles « claires » (descendant de Britanniques, de Juifs portugais ou de Syriens)...

A l'exception de quelques célèbres ascensions dans la finance à partir des années 1990, la plupart des Jamaïcains noirs survivent avec les revenus des salaires minimaux parmi les plus bas de l'hémisphère (320 euros par mois hors zone franche), une économie informelle représentant, d'après l'Inter American Development Bank (IDB), 43 % du PNB, les envois d'argent de la diaspora comptant pour 18 % supplémentaires...

Pour les populations précarisées des campagnes de la ceinture du manioc (Yam Belt), dont est originaire Usain Bolt, et des ghettos proto-urbains de l'axe Kingston - Spanish Town, la survie passe généralement par le « hustling » (la débrouille) à la périphérie illicite de tous les secteurs d'activité légaux, notamment les industries musicale et touristique. Rent-a-dread (prostitution de jeunes hommes locaux pour les vacancières étrangères autour des enceintes touristiques), fabrication et vente d'artisanat, autres petits commerces informels ou illégaux, « doctor » (remplisseur de bus), « hand kart man » (« pilote » de chariot en bois servant à acheminer nourriture, meubles, etc.), enregistrements de dubplates pour les nombreux visiteurs internationaux du milieu du Dancehall, etc.

Ainsi, lorsque le premier ministre Bruce Golding, homme fort de la « garnison » de Tivoli Gardens, déclare, en réaction aux médailles d'or, « Nuff tings ah go gwaan » (« beaucoup de choses vont se passer ») flanqué de son ministre du tourisme tout sourire, il faut comprendre que c'est à l'élite politico-économique jamaïcaine que les efforts des classes pauvres et noires du pays vont une nouvelle fois profiter. Bob Marley, originaire du ghetto de Trenchtown — que les milices JLP avaient tenté d'assassiner en 1976 en raison de son message anti politiciens —, demeure aujourd'hui la première figure utilisée par l'industrie touristique pour attirer les visiteurs étrangers. De même, la célèbre ganja représente indiscutablement une source d'attraction majeure, alors que les planteurs demeurent sévèrement réprimés...

La compagnie de téléphonie locale Digiciel, sponsor officiel des athlètes jamaïcains, ne perdra pas d'argent en redistribuant 100 dollars jamaïcains (1 euro) de crédit à tous ses abonnés au lendemain de la victoire olympique, et les géants de l'industrie touristique de la côte Nord se réjouissent des retombées économiques possibles de cette dernière. En première ligne, Robert Edward « Daddy » Stone, directeur de la chaîne jamaïcaine d'hôtels Sandals, qui fait figure d'intrus au milieu des géants américains colonisant la ceinture littorale touristique de Négril à Ocho Rios.

Hors de ces enclaves touristiques géantes ultra sécurisées, qui possèdent parfois leurs propres hôpitaux et dont les profits repartent pour l'étranger vers les investisseurs américains tout en provoquant une inflation spectaculaire de l'économie locale, la Jamaïque affiche un revenu par habitant si faible que seules les îles voisines de Cuba et de Haïti rivalisent avec elle en terme de pauvreté (Cuba bénéficiant cependant de systèmes performants d'éducation et de santé).

La malaria est réapparue dans les ghettos insalubres de Kingston depuis 2006 en raison de l'abandon total dont font l'objet ces quartiers dans lesquels vivent pourtant deux tiers des habitants de Kingston d'après les études menées par l'University of the West Indies (4). Dans son rapport du mois d'avril 2008 intitulé « Laissons les s'entretuer », Amnesty International dénonce cet abandon et les violations aux droits de l'homme commises par des forces de police (responsables d'un tiers des meurtres commis dans le pays !) qui ne peuvent circuler dans ces quartiers pauvres qu'en escorte et sous la protection des squadies (police spéciale) et dans des jeeps militaires lourdement armées...

Face au débordement de joie national et nationaliste provoqué par la moisson de médailles olympiques, les leaders du parti au pouvoir et de l'opposition se bousculent pour féliciter publiquement les athlètes aux origines modestes comme la sprinteuse Shelly-Ann Fraser. Une fois de plus, le pays tout entier célèbre la réussite de ses « ghetto youths » et l'élite politico-économique se réjouit des prochaines retombées liées à cette exposition médiatique. A l'autre extrémité de l'échelle sociale, les 12 600 habitants de la garnison PNP de Waterhouse se sont vu promettre en récompense par le gouvernement JLP la rénovation de leur route d'accès...

La politique de redistribution sélective du « baril de porc (5) » trouve ici une variante originale mais la « garnison » demeure à peine reliée aux réseaux d'eau et d'électricité (connexions pirates généralisées), les communautés pauvres de Kingston comptent au total plus de 350 000 habitants, et près d'un demi million de Jamaïcains survivent sous le seuil que la Banque mondiale a fixé pour désigner une pauvreté chronique.

Ni M. Bruce Golding ni la leader de l'opposition Portia Simpson ne sont par ailleurs disposés à quitter leurs « garnisons » respectives (Tivoli et Tavares Gardens) comme l'a récemment souligné l'anthropologue Herbert Gayle, le tribalisme politique jamaïcain est loin de s'estomper. Les victoires olympiques sont un rideau de fumée, le pseudo développement de la côte Nord du pays un mirage : la Jamaïque est le troisième pays le plus violent du monde si on considère les taux d'homicides, et l'un des plus pauvre des Amériques malgré son énorme potentiel minier (bauxite), artistique (musique principalement) et touristique...

Romain Cruse.

(1) On utilise généralement en Jamaïque le terme de « communauté » (community) pour décrire les quartiers pauvres de la partie basse de la ville. Le terme de « garnison » (garrison) désigne une communauté rattachée à l'un des deux principaux partis politiques locaux. Ce parti obtient entre 80 et 100 % des votes dans ses « garnisons ».

(2) Marcus Mosiah Garvey (1887-1940) est l'un des précurseurs du panafricanisme. Il est considéré comme un héros national jamaïcain, et particulièrement reconnu par les classes pauvres (et noires).

(3) Jeu de mots autour de l'expression anglophone qui signifie, par analogie aux rats de laboratoires dans leur roue, une course effrénée sans but et sans fin.

(4) Projet en cours sur la violence politique a Kingston, en collaboration avec le département de sciences sociales de l 'University of the West Indies ; publication prévue en 2009.

(5) Nom par lequel on décrit la politique clientéliste des partis politiques jamaïcains récompensant leurs électeurs par des emplois et la rénovation de leurs lieux de vie.

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