12/11/2022 reseauinternational.net  6 min #218907

L'usage de l'arme nucléaire : L'ambiguïté à l'américaine

par Alexandre Lemoine.

Fin octobre, l'administration Biden a publié une version déclassifiée de la Revue de la politique nucléaire de 2022 (The 2022 Nuclear Posture Review). Comme  l'indique la publication sur le site de la Fédération des scientifiques américains (FAS), « du point de vue de la maîtrise des armements et de réduction des risques ce document est décevant : les efforts antérieurs visant à réduire les arsenaux nucléaires et les risques que joue l'arme nucléaire ont été réduits à néant par la concurrence stratégique relancée à l'étranger et la lutte entre les faucons de guerre dans le pays ».

Les auteurs du document estiment que la Russie, la Chine et la Corée du Nord représentent une menace pour les États-Unis du point de vue d'un éventuel usage de l'arme nucléaire. Sans pour autant mentionner Israël, qui dispose d'ogives nucléaires en quantité inconnue et n'a pas signé le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP).

Quant à la Chine, on y note « la probabilité de posséder au moins 1000 ogives d'ici la fin de la décennie ». La revue parle de la possibilité de l'utilisation par la Chine de l'arme nucléaire « à des fins coercitives, y compris des provocations militaires contre les États-Unis, leurs alliés et partenaires dans la région ».

Au sujet de la Russie, le document stipule qu'elle diversifie son arsenal et considère l'arme nucléaire comme un « bouclier derrière lequel on peut mener une agression injustifiée contre les voisins ». Il se réfère au fait qu'en 2021 les renseignements du Pentagone ont conclu que la Russie « possède probablement 1000-2000 ogives nucléaires non stratégiques », alors qu'en avril 2022 le département d'État américain a annoncé que cela incluait les armes retirées du service en attente d'un démontage.

Il est également indiqué que « la Russie élabore plusieurs nouveaux systèmes à potentiel nucléaire destinés à mettre en péril les États-Unis ou leurs alliés et partenaires ». Et de poursuivre que la Russie et les États-Unis sont d'accord que le nouveau missile intercontinental russe Sarmat et le missile hypersonique Avangard en développement tombent sous le coup du traité Start sur la réduction des armes stratégiques, mais ne sont pas d'accord sur l'élaboration en Russie du missile de croisière à propulsion nucléaire Bourevestnik, du missile sol-air Kinjal et de la torpille nucléaire Status-6 Poséidon.

En ce qui concerne la Corée du Nord, les Américains restent inquiets, comme toujours. Comme quoi Pyongyang considérerait l'Amérique comme une cible potentielle à attaquer. La revue indique : « Toute attaque nucléaire de la Corée du Nord contre les États-Unis ou leurs alliés et partenaires est inadmissible et conduirait à un effondrement de ce régime. Il n'existe aucun scénario où le régime de Kim Jong-un pourrait utiliser l'arme nucléaire et survivre ».

Au sujet de l'arme nucléaire américaine, le document parle du retrait du service de la bombe gravitationnelle B83-1 et dit que « l'administration s'oppose résolument à la poursuite du financement du missile nucléaire de croisière mer-sol SLCM-N et son ogive ». On estime que les investissements supplémentaires dans son élaboration détourneraient les fonds d'autres tâches.

La revue décrit les capacités qui, selon les stratèges américains, assurent la dissuasion de la Russie et de la Chine. Elle est assurée par l'ogive W76-2 (de capacité réduite pour le missile sous-marin Trident II D5), les bombardiers stratégiques, les missiles de croisière air-sol et les chasseurs F-35A dotés de la nouvelle bombe nucléaire B61-12.

La parution de la revue a coïncidé avec la décision des États-Unis de  déployer en Europe la nouvelle arme nucléaire B61-12. Les premières bombes gravitationnelles, qui étaient prévues pour le printemps 2023, seront déployées en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique, en Italie et en Turquie dès décembre. Sachant que la Maison-Blanche a souligné que le programme de modernisation et les récents exercices nucléaires Steadfast Noon étaient prévus à des années d'avance et n'étaient pas une réponse aux actions de la Russie, bien que ces exercices soient contradictoires même dans le contexte des relations d'alliance entre les pays de l'OTAN : dans le cadre de ces exercices les États-Unis embarquent des dispositifs nucléaires sur des chasseurs de certains pays non nucléaires de l'OTAN et entraînent les pilotes à porter une frappe nucléaire avec des bombes nucléaires américaines. Sachant que les États-Unis en tant que membre du TNP se sont engagés à ne pas transmettre l'arme nucléaire à d'autres pays, et les pays non nucléaires dans le cadre du traité sur l'utilisation conjointe promettaient de ne pas recevoir l'arme nucléaire de la part des États qui en disposent. Le transfert de l'arme nucléaire américaine à d'autres pays  transgresse directement l'esprit du traité.

Ainsi, l'apparition en Australie (base aérienne de Tyndall, à 300 km au sud de Darwin) de bombardiers stratégiques B-52 capables d'embarquer l'arme nucléaire semble être une provocation intentionnelle. La Chine a réagi en disant que « ce comportement des États-Unis a sérieusement sapé la paix et la stabilité dans la région et pourrait provoquer une course aux armements ; la Chine appelle les intéressés à renoncer à la mentalité obsolète de guerre froide, aux jeux à somme nulle et à une réflexion géopolitique étroite ».

L'indication de la revue concernant l'intégration des forces armées nucléaires et conventionnelles du Pentagone est également inquiétante.

L'Arms Control Association  indique à juste titre sur son site que les États-Unis pourraient dire qu'ils utiliseront l'arme nucléaire uniquement en cas d'« attaque existentielle » contre l'Amérique ou ses alliés. Mais l'absence d'une telle précision suscite des questions. Une cyberattaque ou une attaque à l'arme chimique peut-elle menacer l'existence d'un allié ? Considérera-t-on une attaque comme « existentielle » si les alliés américains sont restés intacts après l'attaque mais peuvent encore subir de nouvelles attaques ?

Les réponses éventuelles à cela sont diverses et variées, et l'absence d'une formulation claire et précise décuple l'ambiguïté.

source :  Observateur Continental

 reseauinternational.net

 Commenter

Référencé par :

1 article